Changer de vie: réussir son retour à la terre

Deux cadres rêvaient d’être fromagers… et le sont devenus. Et pomiculteurs. Et éleveurs.

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Photo: Jean-François Lemire

En cet automne radieux, le va-et-vient des tracteurs chargés de pommes couvre à peine le bêlement des brebis. Nous sommes au sommet de la colline de Saint-Joseph-du-Lac, dans les Basses-Laurentides, où Brigitte Maillette et Michel Guérin ont concrétisé une entreprise mûrie à deux: Les fromages du verger.

Comme le paysage, leur histoire fait rêver. Ces deux quadragénaires se sont rencontrés en 2001, alors qu’ils occupaient des postes de cadres dans l’industrie pharmaceutique. Cinq ans plus tard, peu après la naissance de leur fille, Noémie, ils plaquent leurs boulots bien rémunérés, mais exténuants, pour se lancer dans les affaires. «On n’en pouvait plus, raconte Brigitte Maillette, une brunette menue au sourire contagieux. À cause de la pression au travail, on était comme des zombies les soirs et les fins de semaine. Il n’était pas question de passer le reste de notre vie comme ça.»

Après avoir envisagé différentes activités commerciales, ils optent pour la fabrication artisanale de fromages de brebis, peu présents à l’époque sur les étals québécois. «On est des tripeux de bouffe. En plus, travailler avec des bactéries, faire de la recherche et du développement pour créer des fromages, c’était pour nous comme un gros terrain de jeux.»

De plans d’affaires en études de marché, de calculs en tests de recettes, ils ont passé près de deux ans à fignoler leur projet. Les premiers «fromages», mitonnés dans le garage de leur maison de Kirkland, étaient si douteux «qu’[ils] n’osaient même pas les manger», raconte Michel Guérin, un type volubile et enthousiaste. Il sera le premier à suivre le cours de fabrication artisanale de fromage à l’Institut de technologie agroalimentaire de Saint-Hyacinthe. Brigitte fera de même quelques mois plus tard.

Le terrain de jeux se révèle semé d’embûches. Rien ne se passe comme prévu, exception faite du choix de l’emplacement: la propriété de Saint-Joseph-du-Lac, qu’ils achètent en 2007, correspond en tous points à leurs besoins. Toutefois, comme ce verger de 3 200 pommiers était exploité au moment de la vente, La Financière agricole du Québec impose au couple de sans-emplois de se mettre à la pomiculture, question de commencer à rembourser le prêt de 750 000 dollars qu’elle leur a consenti. Détail: le couple ne connaissait rien ou presque à la pomiculture.

«On est arrivés début juillet et la récolte des pommes d’été commençait en août! résume Michel Guérin. On avait un mois pour apprendre.» Brigitte Maillette ajoute en riant: «On n’a même pas eu le temps de meubler la maison: notre fille de deux ans dormait dans son parc, et nous dans des sacs de couchage…»

Les deux proprios comptent acheter le lait de brebis destiné à la fabrication fromagère, mais la Commission de protection du territoire agricole exige qu’ils le produisent eux-mêmes. Sitôt la saison des pommes terminée, les voilà occupés à construire une bergerie, à rénover le bâtiment de transformation et à commander une soixantaine de brebis laitières à un éleveur estrien. Bref, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire cheese, Brigitte et Michel se retrouvent à la fois fromagers, pomiculteurs et éleveurs.

Les 60 brebis arrivent le 24 décembre, alors que les proprios plantent les derniers clous dans la bergerie. Affolées, les bêtes courent en tous sens sans qu’ils parviennent à les approcher. «Et dire qu’on allait devoir faire l’agnelage! se souvient Brigitte Maillette. À ce moment-là, on s’est vraiment demandé dans quoi on s’était embarqués.»

Ces aventures font désormais partie du passé. Dès la deuxième année de production, leur Louché remportait un des prix Caseus, qui récompensent les meilleurs fromages au Québec. Ils ont remis ça en 2010, 2011, 2014. Et cette année, deux de leurs fromages ont été couronnés de prix Caseus. «On a du mal à répondre à la demande», dit la fromagère.

S’ils se réjouissent de leur succès — bien qu’il soit parfois difficile de «gérer la croissance et de trouver l’équilibre» —, ils reconnaissent aussi que le pari était risqué. D’autant que la famille, en plus de la petite Noémie, compte les deux enfants de Michel nés d’une union précédente, et qui étaient adolescents au moment du grand saut. Financièrement, comment ont-ils fait?

«Ça demande un bon bas de laine et un bon plan d’affaires», explique Michel Guérin. Les salaires qu’ils touchaient dans l’industrie pharmaceutique leur avaient permis de se constituer un actif appréciable, comprenant notamment des actions. Quant à la maison de Kirkland, elle était en bonne partie payée lors de la vente, et ils en ont tiré un profit non négligeable.

Pour le fromager, concilier l’éducation d’un jeune enfant et le démarrage d’une entreprise a constitué le principal défi de l’aventure. «Quand je regarde en arrière, je me dis qu’on était un peu inconscients.»

N’avaient-ils pas peur que le couple ou la famille souffre de la transition? Ils se regardent avant d’éclater de rire. «Honnêtement, on n’a même pas pensé à ça!» dit Brigitte Maillette.

Aussi fascinant soit-il, l’apprentissage d’un métier qui nous est totalement inconnu met sérieusement les nerfs à l’épreuve, selon le fromager. La première année, par exemple, la moitié des agneaux nouveau-nés sont morts en raison d’une infection bactérienne.

«On a appris le métier, on est allés consulter pour savoir comment assurer la mise bas des brebis et entretenir un verger. Mais tu as beau suivre tous les cours que tu veux, la réalité sur le terrain est une suite d’essais et d’erreurs. Ça exige de la débrouillardise et beaucoup de confiance en soi pour se dire: oui, je vais y arriver», dit Michel Guérin.

Pour l’heure, les projets ne manquent pas. Le couple pousse chaque année un peu plus loin les expérimentations afin de maximiser la valeur de chaque production. Par exemple, les pommes figurent au menu des brebis, ce qui confère un parfum unique aux fromages.

La ferme abrite aussi une quinzaine de porcs Berkshire, dont les proprios vendent la viande en plus de celle des agneaux. Et comme la vie fait bien les choses, cette vieille race résistante aux maladies est très friande de lactosérum (ou petit lait), un résidu de production qui finit ainsi dans leur estomac plutôt que dans les fosses à fumier. Ces porcs noirs ont également labouré le sol où le couple vient de planter pruniers et poiriers.

Les affaires tournent rondement, en somme? Brigitte Maillette réfléchit avant de répondre. «On peut dire que ça roule, nos affaires, hein, Michel? Par contre, on a encore la langue à terre comme au début.» Mais ce soir, ils troquent le verger contre le cours de danse. Une question d’équilibre.

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