« Les enfants sont des monstres… »
Le fragment d’aphorisme traverse mon esprit tandis que j’arpente le collège, aux pièces presque identiques à celles qui ont servi de décor à mon cours secondaire. Planchers de classes dont les lattes craquent bruyamment sous mon poids, témoignant ainsi de leur âge vénérable. Vestiaires qui exhalent l’écœurant cocktail d’humidité et d’hormones. Insalissables corridors de terrazzo aux rousses tavelures. Murs confits dans l’histoire du lieu, où sont affichées les photos de cohortes aussi resplendissantes que boutonneuses auxquelles l’avenir a déjà appartenu.
C’est la rencontre parents-professeurs, 1re année du secondaire. Nous entrons, mon ex et moi, nous frayant un chemin parmi les autres géniteurs qui défilent dans un enchaînement de salles où, de chaque côté, sont disposés les enseignants, prêts à nous recevoir.
Je viens à peine d’entrer que déjà je voudrais m’en aller, j’angoisse : j’ai le sentiment d’être moi-même retourné sur les bancs d’école et de passer le plus important examen de ma vie.
J’y serai jugé comme père pour les résultats — pourtant bons — de ma fille, qui sont le reflet de notre implication dans ses études présentes et antérieures. Évalué pour mes réactions lorsqu’on m’exposera ses comportements à améliorer.
Si je tire une fierté bien mince des talents que ma fille puise chez moi, je patauge dans la culpabilité lorsque je constate qu’elle a hérité, bien malgré elle, de certains de mes défauts.
Ici, c’est bien plus notre travail de parents qui est noté, me semble-t-il. Et donc un peu ce que nous sommes.
L’ennui, c’est que si je tire une fierté bien mince des talents que ma fille puise chez moi, je patauge dans la culpabilité lorsque je constate qu’elle a hérité, bien malgré elle, de certains de mes défauts. Des tares qui m’ont parfois pris des décennies à vaincre, et qui quelquefois me rattrapent encore aujourd’hui. Certaines lui ont été transmises par ma faute, victime qu’elle est d’un inconscient mimétisme. Mais pour d’autres, les choses semblent s’être produites par une sorte d’osmose à laquelle je ne peux rien.
Elle ne peut pas savoir comment j’étais à son âge : de ces élèves talentueux, capables de réussir facilement. Et elle ignore ce que je sais désormais : que cela rend paresseux. Je sais aussi que cette facilité comporte le risque immense de gâcher ses ressources en se contentant de fournir le minimum requis. Pire encore, qu’un mur attend ceux qui n’ont pas appris à trimer dur lorsqu’ils étaient jeunes. Ce mur s’appelle cégep, université et monde du travail.
Je le sais parce que, comme d’autres de mes semblables, je m’y suis solidement cassé la gueule, et ce talent pour apprendre a, ironie du sort, failli me mener à ma perte.
Je m’assois devant les profs de ma fille, j’écoute. Ils aiment sa personnalité, son énergie et n’ont presque que de bons mots pour elle. Mais dans les petits travers qu’ils soulignent, ils me tendent un miroir. Dans la facilité qui la mène à l’ennui et la difficulté à se soumettre à certaines exigences qu’ils me décrivent, je revois les débuts de toutes les postures d’absurde rébellion que j’ai adoptées à l’adolescence. Je pense à tous les détours que je me suis imposés en refusant un minimum de conformisme. Ma difficulté à entrer dans le cadre. Et si j’ai confiance que l’école la suivra de près, et nous aussi, je suis tenaillé par la crainte qu’elle ne doive subir la même chose que moi.
Les enfants sont des monstres, disais-je. Ce sont ceux « que les adultes fabriquent avec leurs regrets », écrivait Jean-Paul Sartre.
Il faut être prudent avec les aphorismes. Les savants comme celui-ci ne sont parfois guère plus édifiants que les pensées creuses sur fond de coucher de soleil qui prolifèrent sur Facebook.
Mais Sartre avait raison.
À trop protéger les enfants, à tenter de leur éviter la souffrance ou à trop chercher à les aligner sur la voie que nous aurions dû emprunter, de nombreux parents et moi-même construisons des êtres fantasmés qui sont non seulement le résultat d’une éducation, mais aussi une sorte de golem que nous aurions façonné avec la boue de nos erreurs et de nos errances.
Je ressors de l’école en poussant un long soupir. J’aimerais tellement éviter à ma fille la souffrance que j’ai dû subir pour finir par comprendre que le bonheur n’est pas si loin dans la marge que je l’imaginais, que le talent n’est pas tout, et que sans le travail, il ne demeure que cette chose brute dont on gaspille le potentiel.
Mais je sais qu’elle le devine. Elle est trop brillante pour ne pas l’avoir entendu dans nos mises en garde. Mon anxiété ne la servira pas. Au contraire.
Ma foi en elle, oui. Parce que ça aussi, c’est contagieux. Si elle héritait de cette confiance que j’ai, si cela la poussait à se dépasser, à devenir tout ce qu’elle peut, alors je pourrais être vraiment fier. De moi, d’elle, de nous. Parce qu’ensemble nous aurions conjuré le monstre.
Cette chronique a été publiée dans le numéro d’avril 2018 de L’actualité.
L’éducation à la vie, l’apprentissage à la vie sont exactement comme l’apprentissage de la bicyclette (ou toute autre activité physique à risque). Quand bien même on met un casque, jambières, protèges-coudes et genoux, rien n’empêchera l’enfant de tomber et, éventuellement, se faire mal. C’est de cette façon que l’on apprend, essai/erreur ou si vous préférez, essai/douleur. Là où les parents surprotecteurs errent, c’est qu’ils ne veulent tellement pas que leurs enfants se blessent, qu’ils ne lâchent jamais la maudite bicyclette. D’où une conclusion simple qui se dégage, ces parents ne veulent tout simplement pas que leurs enfants apprennent et la question est alors: « pourquoi » ? Avec l’apprentissage, parfois douloureux, vient l’expérience et avec l’expérience vient également l’apprentissage par l’expérience, parfois douloureuse aussi, des autres; et cette expérience là s’appelle « la sagesse », apprendre par l’erreur des autres et non seulement la nôtre.
Il faut, à un moment donné, cesser de tout savoir, de tout guider , de tout contrôler chez nos enfants. Cela s’appelle la confiance, le laisser-libre. Pas facile mais on y arrive petit à petit en se croisant les doigts et en respirant profondément! Beau texte, où , comme tant d’autres, je m’y suis reconnue…