Contrer la radicalisation en prison

Les extrémistes ne recrutent pas seulement sur Internet, mais également en prison, terreau fertile à l’endoctrinement. Le Service correctionnel du Canada s’inquiète de ce phénomène grandissant, mais n’a pas encore de programme particulier destiné à la déradicalisation derrière les barreaux.

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Photo : Getty Images

Ali Mohamed Dirie allait avoir 23 ans lorsque la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) lui ont mis le grappin dessus, en juin 2006, en Ontario. Ce Canadien d’origine somalienne avait encore son visage d’adolescent. Et une haine envers son pays d’adoption — où il était arrivé à l’âge de sept ans. Avec 17 complices, il prévoyait attaquer le parlement, à Ottawa, décapiter le premier ministre, Stephen Harper, et faire sauter la Bourse de Toronto ainsi que d’autres immeubles du centre-ville à l’aide de camions bourrés d’explosifs. Leur groupe a été surnommé le «Toronto 18».

En prison, en attente de son procès, Ali Mohamed Dirie prêche la violence contre les démocraties occidentales et tente de recruter d’autres détenus dans la cause du djihad afin de former, à sa sortie, une cellule d’al-Qaida en sol canadien.

«Il présentait une aussi grande menace en prison qu’à l’extérieur», estime le chercheur montréalais Alex Wilner, de l’Université de Toronto, qui a étudié le cas de ce jeune terroriste, condamné à sept ans de prison après avoir plaidé coupable.

Les organisations criminelles, comme les gangs de rue ou les motards, ont toujours cultivé le terreau fertile au recrutement que constituent les prisons. Le terrorisme ne fait pas exception. Pourtant, le Canada n’a toujours pas de programme pour contrer la radicalisation religieuse des détenus.

Les exemples de recrutement en prison ne manquent pas. C’est là que Chérif Kouachi, le plus jeune des deux frères qui ont perpétré l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo, à Paris, a rencontré Amedy Coulibaly, l’auteur de la prise d’otages au marché Hyper Cacher. Le Britannique Richard Reid, arrêté parce qu’il voulait faire exploser, au moyen d’une chaussure piégée, un vol Paris-Miami le 22 décembre 2001, s’était converti à l’islam radical en prison…

Le phénomène est plus récent au Canada, où le nombre de détenus incarcérés pour des actes liés au terrorisme est encore peu élevé. Mais il augmente. Rien que depuis le début de décembre 2014, cinq cas ont fait les manchettes.

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De gauche à droite : Saïd Kouachi et Chérif Kouachi. (Photo : Direction centrale de la Police judiciaire / Getty Images)

La radicalisation en prison est devenue une inquiétude majeure dans plusieurs pays occidentaux, notamment en Espagne, en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. En France, les autorités viennent d’annoncer que, d’ici la fin de 2015, les extrémistes religieux — soupçonnés d’activité terroriste ou non — seront isolés des autres détenus dans des ailes spéciales, afin d’éviter l’endoctrinement. «L’expérience dans les pays qui sont nos alliés montre que l’endoctrinement peut se produire à une échelle suffisante pour causer des problèmes de sécurité», explique Alex Wilner, qui a témoigné sur le sujet devant un comité du Sénat en 2010.

Ottawa regarde avec intérêt les méthodes des Européens. «On peut apprendre d’eux pour éviter de propager les idées extrémistes dans les pénitenciers», affirme le ministre fédéral de la Sécurité publique, Steven Blaney.

La réflexion était en marche avant les attentats de Paris. Depuis 2011, le Service correctionnel du Canada relève dans ses rapports annuels une sérieuse lacune en ce qui a trait à la déradicalisation des détenus. Dans celui de 2012, on peut lire qu’«aucun résultat ne peut être obtenu dans les cas des délinquants radicalisés», parce qu’il n’existe pas de programme précis dans les prisons.

Du 2 au 4 décembre dernier, le Service correctionnel du Canada a réuni à Ottawa huit experts d’autant de pays afin d’étudier ce qui se fait de mieux comme programme pour contrer la radicalisation derrière les barreaux, tant sur le plan de l’aménagement des prisons que sur celui de l’évaluation des détenus et de la formation des employés.

L’ancien psychologue en chef de la prison à sécurité maximale de Kingston, Wagdy Loza, estime que l’État doit élaborer une approche spécialement conçue pour les extrémistes religieux. «C’est une population particulière, alors il faut un traitement sur mesure», dit-il, lui qui est maintenant professeur à l’Université Queen’s, en Ontario. «Ils croient fondamentalement qu’ils font la bonne chose, qu’ils suivent la volonté de Dieu ou d’Allah, alors changer leurs comportements, leur mentalité, est un gros défi.»

Pour réussir, un programme de réadaptation devrait combiner la religion, la culture, la langue et même la compréhension géopolitique du monde, dit Wagdy Loza. Le chercheur Alex Wilner, dans un article publié en 2011 par l’Institut Macdonald-Laurier, un groupe de réflexion d’Ottawa, ajoutait qu’il fallait d’abord séparer ces détenus des autres, puis éliminer les livres à tendance religieuse radicale des bibliothèques carcérales et «personnaliser» chacun des traitements.

L’un des modèles les plus souvent cités est celui de Singapour, la petite cité-État asiatique, qui a dû réagir à la montée du groupe Jemaah Islamiyah, en 2002, cellule liée à al-Qaida. L’approche est avant tout éducative: les détenus ont accès à des cours pour mieux comprendre l’arabe et le Coran.

C’est l’approche qu’a tentée l’imam Ramzy Ajem à la prison à sécurité maximale de Millhaven, en Ontario, auprès du jeune Saad Khalid, condamné à 20 ans de prison pour terrorisme en raison de son rôle dans le «Toronto 18».

Pendant un an et demi, Ramzy Ajem a discuté avec Khalid de grammaire arabe et de violence. Il lui a fourni des livres et des articles d’imams modérés, comme ceux de l’Américain Zaid Shakir. L’objectif : lui faire comprendre qu’il a mal interprété l’islam.

Ramzy Ajem a toutefois perdu son emploi auprès du Service correctionnel du Canada en mars 2013, lorsque le gouvernement Harper a privatisé la charge d’aumônier, dans le but d’économiser. Quarante-neuf employés à temps partiel, comme Ramzy Ajem, de différentes confessions, ont alors perdu leur emploi. C’est maintenant l’entreprise Kairos Pneuma Chaplaincy qui fournit 90 % des services de pastorale de différentes confessions dans les prisons, des contrats d’une valeur de 20 millions de dollars de 2013 à 2016.

En octobre 2014, un seul imam était employé à temps plein par l’État dans les prisons canadiennes pour offrir un service de première ligne aux musulmans: Yasin Dwyer. Croulant sous la tâche, il a claqué la porte pour protester. «Je ne peux plus faire mon travail adéquatement. La qualité des aumôniers n’est plus là, peu importe le culte», a-t-il dit au Ottawa Citizen, affirmant que les nouveaux imams à temps partiel issus du privé manquent d’expérience dans les pénitenciers et ne sont pas suffisamment branchés dans les communautés musulmanes du pays pour être efficaces dans la déradicalisation des détenus.

Les besoins sont pourtant importants. Le nombre de musulmans dans les prisons fédérales a bondi de 86 % de 2002 à 2011, pour atteindre 1 091 détenus (4,7 % du total), selon le gouvernement canadien. Les conversions à l’islam y sont aussi en forte hausse, étant passées de 600 en 2001 à 1 100 en 2011, selon le Service correctionnel du Canada.

Pascal Bélanger, coordonnateur de l’Association de rencontres culturelles avec les détenus (ARCAD), tient toutefois à relativiser les chiffres des conversions à l’islam en prison. Les bénévoles de son organisme, qui œuvre auprès des prisonniers depuis 1965, constatent que la pratique religieuse, peu importe le culte, est importante pour les détenus, qui y voient souvent une bouée de sauvetage.

«Mais dans le cas de l’islam, il y a aussi une autre raison: la nourriture», dit Pascal Bélanger. Pour éviter de manger la «bouillie» servie en prison, des détenus disent être musulmans pour obtenir un régime spécial halal, cuisiné en plus petite quantité, et donc meilleur au goût, dit-il. «Il n’existe aucun chiffre officiel, car il n’y a pas de test pour savoir si le détenu est vraiment devenu musulman, mais c’est élevé. Ça pourrait être 50 % qui se convertissent pour la nourriture. Tous les petits privilèges sont recherchés en prison.»

Pascal Bélanger recommande à Ottawa de bien soupeser sa volonté d’isoler les extrémistes islamiques. Une telle mesure pourrait éviter l’endoctrinement des codétenus, mais aussi empêcher la réadaptation de ceux qui ont été reconnus coupables de terrorisme. «Si on veut qu’ils ressortent de prison en meilleur état que lorsqu’ils y sont entrés, il faut les mettre en contact avec du vrai monde, avec la culture de notre société, les sortir de leur univers guidé par une fausse vision de l’islam, dit Pascal Bélanger. Il faut les traiter comme des humains, sinon, ils ne changeront pas.»

Pascal Bélanger aime bien les mots gravés sur une plaque commémorative à l’entrée de l’établissement Leclerc, à Laval. Une phrase prononcée par le père Joseph Leclerc, qui a été aumônier de la prison Saint-Vincent-de-Paul il y a plus d’un siècle: «Un acte de bonté a plus d’effet sur les âmes les plus perverses que le plus sévère châtiment.»

C’est qu’un jour, ces apprentis terroristes sortiront de prison. Ali Mohamed Dirie, du groupe «Toronto 18», relâché en 2011, n’avait pas renoncé au djihad. Il n’a finalement pas mis sur pied sa cellule d’al-Qaida au pays, mais a plutôt fait comme des dizaines d’autres Canadiens et a pris la route des combats en Syrie. Il n’est toutefois pas revenu. Il y est mort en septembre 2013.

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Cinq cas en deux mois au Canada

• Nejib Belhaj-Chtioui, arrêté à l’aéroport Pierre-Elliot-Trudeau à son retour de Tunisie, le 7 décembre 2014.

• Jeffrey Labelle, arrêté à Montréal le 20 décembre 2014.

• Les frères Larmond, arrêtés à Montréal et Ottawa le 9 janvier 2015.

• Suliman Mohamed, arrêté à Ottawa le 12 janvier 2015.

Sans oublier…

• Le Montréalais Chiheb Esseghaier et le Torontois Raed Jaser, arrêtés en avril 2013, au moment où ils auraient comploté pour faire dérailler un train de Via Rail entre Toronto et New York.

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Merci à Alec Castonguay de nous permettre de présenter la version humaine de la réhabilitation.
Si vous avez l’esprit ouvert, il y a de la place pour vous dans ce processus. Vous pouvez en apprendre davantage en nous contactant : [email protected]
Merci!

Pascal Bélanger
Coordonnateur général ARCAD
En prison depuis 1965
@arcad1965

Un détenu réhabilité, c’est une non-nouvelle qui ne fait pas réélire. La non-efficacité et la non-responsabilité paie. Lorsqu’une crise éclate, on peut ainsi passer pour un héraut de la sécurité publique, alors qu’en fait, on en est le zéro absolu.