Crimes sexuels dans l’armée : un profond changement de culture s’impose

«Il ne suffit pas de revoir les politiques ou de répéter le mantra de la ‘’tolérance zéro’’.»

Photo : Adrian Wyld/La Presse Canadienne
Photo : Adrian Wyld/La Presse Canadienne

C’est un rapport coup de poing sur les crimes sexuels dans les Forces armées canadiennes qu’a dévoilé ce jeudi l’ancienne juge de la Cour suprême, Marie Deschamps, qui blâme sans ménagement le commandement militaire pour sa négligence. Les plus hauts échelons de la hiérarchie passent leur temps à parler de «tolérance zéro» envers l’inconduite sexuelle, mais en réalité, ils n’appliquent pas leurs propres paroles et directives.

Le document de près de 100 pages se lit comme un scénario de film d’horreur, qui décrit un «milieu de travail hostile aux femmes» où le harcèlement et les agressions sexuelles sont souvent banalisés ou ignorés. La police militaire est mal formée et parfois peu intéressée à enquêter sur des cas pourtant sérieux. Les formations données aux recrues sur ces enjeux sont jugées inefficaces.

Le chef d’état-major de la Défense, le général Tom Lawson, a confié à Marie Deschamps le mandat de faire la lumière sur ce fléau, en juin dernier, à la suite de la parution d’une longue enquête du magazine L’actualité, en avril 2014. Cet article révélait que chaque jour, cinq personnes sont agressées sexuellement dans la communauté militaire canadienne et levait le voile sur les nombreux obstacles auxquels font face les victimes qui voudraient porter plainte.

L’ex-juge Marie Deschamps a parcouru le pays entre juillet et décembre 2014. Elle a rencontré plus de 700 militaires, experts et intervenants. Son rapport confirme tous les aspects de l’enquête de L’actualité.

Si l’ancienne magistrate félicite le général Lawson d’avoir eu le courage de déclencher cet examen indépendant — «la volonté des Forces armées canadiennes d’examiner d’un œil critique leurs propres pratiques et processus […] indique l’importance qu’elles accordent au problème» —, Marie Deschamps n’épargne aucun échelon du commandement militaire dans son rapport. «Le temps est cependant venu pour les dirigeants des Forces armées canadiennes de s’y attaquer sérieusement», écrit-elle dès le premier paragraphe.

Le plus gros problème à ses yeux provient de la «culture sous-jacente de sexualisation» au sein de l’armée. «Cette culture est hostile aux femmes et aux LGBTQ et propice aux incidents graves que sont le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle. Un changement de culture s’impose. Il ne suffit pas de revoir les politiques ou de répéter le mantra de la ‘’tolérance zéro’’. Les dirigeants doivent reconnaître que l’inconduite sexuelle est un problème grave et bien réel pour les Forces armées canadiennes», écrit Mme Deschamps.

La juriste appelle l’institution à « adopter une stratégie complète afin d’éliminer le climat de sexualisation », une stratégie qui devra forcément passer, écrit-elle, par le recrutement d’un plus grand nombre de femmes dans les rangs, y compris aux échelons supérieurs.

Il existe un véritable fossé, dit-elle, entre les politiques et normes professionnelles en vigueur dans les Forces, d’une part, et, d’autre part, «la réalité vécue par bon nombre de militaires dans leur quotidien».

L’ancienne juge établit clairement un lien de cause à effet entre le climat sexiste qui règne dans les rangs et les incidents plus graves de violences sexuelles. «Il règne un climat de sexualisation au sein des Forces armées canadiennes, particulièrement parmi les recrues et les militaires du rang, caractérisé par la prolifération fréquente de jurons ou d’expressions très humiliantes faisant référence au corps des femmes, de blagues à caractère sexuel, d’insinuations ou de commentaires discriminatoires portant sur les compétences des femmes et par des attouchements sexuels non sollicités. Cumulativement, de tels comportements créent un milieu hostile aux femmes et aux LGBTQ et propice aux incidents graves que sont le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle», peut-on lire.

Le rapport décrit «des cas d’obtention de services sexuels en contrepartie de faveurs», des «agressions sexuelles» perpétrées par des hommes de grade supérieur et des femmes subalternes, des «viols par des connaissances» et tout un jeu de pouvoir dans certaines unités pour «punir et ostraciser un membre».

Les officiers et les militaires «semblent s’habituer à cette culture de la sexualisation à mesure qu’ils gravissent les échelons», relate Marie Deschamps. «Les officiers ont tendance à tolérer les cas de comportement sexuel inapproprié parce qu’ils estiment que les Forces armées canadiennes ne font que refléter la société civile. Plusieurs membres sont convaincus que les officiers supérieurs imposent une culture du silence ayant pour effet de dissuader les victimes de signaler l’inconduite sexuelle qu’elles ont subie.»

Le rapport confirme que seul un petit nombre d’agressions sont signalées aux autorités. L’armée se fie d’ailleurs à un système de mesure inadéquat et à des statistiques peu fiables ou inutiles pour cerner l’ampleur du problème.

Marie Deschamps montre du doigt sans équivoque la hiérarchie militaire pour expliquer le faible taux de signalement des infractions sexuelles. «Les militaires sont nombreux à être convaincus que le processus de traitement des plaintes ne garantit pas la confidentialité, écrit Mme Deschamps. Ces préoccupations traduisent la crainte profonde que la chaîne de commandement ne prenne pas les plaintes au sérieux. Les militaires sont peu portés à signaler les cas de harcèlement sexuel et d’agression sexuelle dans un contexte où bon nombre pensent qu’il est permis de voir le corps des femmes comme un objet, de faire des blagues non sollicitées et blessantes à propos de relations sexuelles avec des femmes militaires et de jeter un doute sur les compétences des femmes militaires. Qu’une telle conduite soit généralement ignorée, voire tolérée, par la chaîne de commandement dissuade bon nombre de victimes de signaler un comportement sexuel inapproprié dont elles ont fait l’objet», peut-on lire dans le rapport.

Alors qu’il existe un manuel pour réglementer à peu près tous les aspects de la vie des militaires — jusqu’à la longueur permise des cheveux —, les comportements interdits en matière sexuelle ne font l’objet d’aucune définition claire, relate Marie Deschamps, qui suggère d’utiliser le Code criminel comme référence. La notion militaire de harcèlement sexuel est «trop étroite» et «trop compliquée», par exemple ; le terme «inconduite sexuelle» porte à confusion et devrait être remplacé par celui d’agression sexuelle.

L’ex-juge épingle aussi durement le processus d’enquête des plaintes de harcèlement sexuel. «Long», «lourd», «intimidant» sont des mots qui reviennent souvent dans son rapport. Trop souvent, la sanction se limite à «une tape sur les doigts», dit Marie Deschamps.

De plus, la police militaire, qui enquête sur les cas les plus sérieux comme les agressions sexuelles, «manque de compétence» en cette matière. Même si plusieurs policiers sont «dévoués», dit-elle, «plusieurs ne comprenaient pas bien les directives pertinentes, n’étaient pas sensibilisés au problème de l’agression sexuelle, manquaient de formation sur les éléments essentiels de l’infraction et ne connaissaient pas les ressources mises à la disposition des victimes pour les aider». Elle ajoute que certaines agressions «de bas niveau» ou sans blessure physique sont souvent ignorées par les policiers militaires, et qu’il arrive souvent que dans de tels cas, «aucune accusation ne soit portée».

Marie Deschamps n’avait pas pour mission d’examiner le système de justice militaire. Mais la juriste est allée le plus loin possible dans les paramètres de son mandat en suggérant que les victimes aient désormais le choix de porter plainte à la police militaire ou de s’adresser au système civil, hors des Forces. Actuellement, lorsque l’infraction concerne deux membres des Forces, les dossiers sont presque systématiquement traités par la police militaire, puis jugés devant une cour martiale. Plusieurs pays ont retiré à leur justice militaire l’autorité de traiter des dossiers de nature criminelle, comme les agressions sexuelles, pour en confier la juridiction au système civil. Mme Deschamps recommande de «donner une plus grande voix au chapitre» aux victimes pour décider à quel système (civil ou militaire) leur plainte sera confiée.

Programmes et ressources inefficaces

Le rapport Deschamps affirme qu’il existe un «nombre impressionnant de programmes et de services» pour soutenir les victimes, mais «en réalité, ces services ne sont accessibles qu’à certains emplacements ou encore ils ne répondent pas aux besoins et sont inefficaces».

Tous les membres des Forces armées canadiennes doivent suivre une formation régulièrement sur les comportements sexuels interdits. «Dans la pratique, toutefois, cette formation ne semble pas avoir un grand effet», peut-on lire, ce qui confirme les constatations de L’actualité. «Un grand nombre de participants ont indiqué que les cours ne sont pas pris au sérieux : la formation sur le harcèlement est tournée en ridicule.»

Pire, «la formation est peu crédible et, de surcroît, elle entretient la perception que les Forces armées canadiennes ne prennent pas au sérieux le problème du harcèlement sexuel et de l’agression sexuelle».

Réactions de l’armée

Le chef d’état-major de la Défense, le général Tom Lawson, était présent à la conférence de presse tenue au quartier général de la Défense, à Ottawa, en marge du dévoilement du rapport Deschamps. «L’idée qu’un membre des Forces canadiennes doive, en plus de composer avec les défis inhérents aux opérations, se défendre contre les gestes et les paroles d’un autre membre des Forces canadiennes est totalement inacceptable, a-t-il déclaré. L’inconduite sexuelle est totalement contraire à l’éthique militaire et aux valeurs nationales que les Forces canadiennes défendent.»

Il a toutefois refusé de présenter ses excuses aux victimes qui ont rencontré les obstacles dressés par la chaîne de commandement au fil du temps.

Le général Lawson a insisté sur la mise sur pied, fin février, de l’Équipe d’intervention stratégique des Forces armées canadiennes sur l’inconduite sexuelle, une première dans l’histoire de l’institution. Cette unité permanente compte présentement 25 membres, militaires et civils, et est dirigée par l’une des femmes les plus hautes gradées au pays, la major-générale Christine Whitecross.

Cette équipe devra mettre en œuvre, dans une forme adaptée, les 10 recommandations du rapport Deschamps, tout en faisant régulièrement rapport de ses progrès au chef d’état-major de la Défense et aux troupes. Le premier rapport d’étape est prévu cet automne, le suivant autour de Noël 2015.

L’appareil militaire a accepté formellement deux des dix recommandations — reconnaître la gravité du problème et établir une stratégie qui produira un changement de culture — et a accepté «en principe» seulement les huit autres recommandations. Le général Lawson a dit avoir besoin de plus de temps pour étudier les recommandations et voir comment elles peuvent être mises en place dans le contexte militaire.

La recommandation la plus importante du rapport Deschamps, de l’avis de son auteure, est de mettre sur pied un bureau centralisé de traitement des plaintes de violences sexuelles qui soit indépendant des Forces armées canadiennes. En conférence de presse, la juriste a insisté sur l’idée qu’à ses yeux, la création de ce bureau et, surtout, son indépendance vis-à-vis de la chaîne de commandement militaire, sont «essentielles» pour combattre le fléau et pour rebâtir la confiance des victimes envers l’institution. Cela fait partie, rapporte-t-elle, des meilleures pratiques en la matière à l’échelle internationale.

Ni le général Lawson, ni la major-générale Whitecross n’ont voulu s’engager à créer une telle structure indépendante. Christine Whitecross a cependant promis d’envisager cette option. Elle se rendra d’ailleurs aux États-Unis et en Australie au cours des prochaines semaines afin de rencontrer les responsables des bureaux indépendants de telle nature qui ont été mis sur pied là-bas.

L’équipe de la générale Whitecross souhaite transformer la culture militaire, notamment en révisant la formation à ses membres, mais avoue que cela prendra du temps.

Les commentaires sont fermés.

Bonsoir,

Pas certain qu`il y aura des changements en profondeur, car dans les Forces armées canadiennes, il y a toujours cette culture du silence, de différence envers le reste de la population canadienne, avec ses lois, sa court martiale, sa hiérarchie, ses médailles, et bien entendu, son esprit guerrier…

Bonjour il a des années que l’armée connait se problème cependant admettre cette lacune est admettre leur erreurs et leur part de responsabilité. La négation est toujours mieux a leur yeux que de devoir répondre de leur actes et leur incompétence en matière de gestion de leur personnelle. La chaine de commandement est toujours pret a prendre les bon coup de leur personnelle mes n’est jamais prete a prendre le blame des faute de leur personnelle. Le commadant a toujours sa part de responsabilité sur les action des subalternes. et a ce titre tous responsable.