Dans l’assiette des Canadiens

Le président de CROP, Alain Giguère, se penche sur nos habitudes alimentaires. Et si le Québec incarne toujours la joie de vivre héritée d’une certaine tradition française, force est d’admettre que celle-ci se retrouve de plus en plus dans les assiettes ailleurs au Canada.

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À la suite de mes deux derniers textes sur diverses façons de découper la population canadienne en grandes familles (en la segmentant sur les plans sociétal et de la consommation), j’ai pensé ajouter à cette série une segmentation portant sur nos habitudes alimentaires.

Voilà un domaine dans lequel nous observons certainement une révolution, de profonds changements dans nos attentes, besoins et habitudes. De nouveaux styles de vie alimentaires émergent, nos critères d’achat se complexifient, nos exigences se raffinent. Dans ce domaine, les spécialistes en marketing parlent de « segmentation rampante », en continuelle transformation. En fait, on peut dire sans exagérer que la transformation socioculturelle de la société (l’évolution de nos valeurs) s’exprime de façon non équivoque dans nos assiettes !

De manière générale, quatre « mégatendances » donnent l’allant, structurent cette transformation : la sophistication, la simplification, la santé et la valeur.

  1. La sophistication

L’alimentation est désormais, pour un nombre croissant d’entre nous, une source d’exploration, de découvertes, d’expériences uniques, gratifiantes, réconfortantes (« comfort food ») et ludiques. Bien manger devient un des plus grands plaisirs de la vie. Même faire ses courses devient une expérience agréable. On aspire à une plus grande « connexion » (symbiose ?) avec nos aliments (« slow food »). On cuisine par plaisir. On essaie des mets d’autres pays. Préparer et savourer de bons repas sont maintenant des rituels des plus appréciés.

  1. La simplification

Notre rythme de vie devient aussi plus exigeant. Nos horaires sont plus difficiles à gérer. Conjuguer travail, vie de famille et activités personnelles relève de plus en plus du défi. Les gens ont moins le temps de cuisiner, et ils veulent passer le moins de temps possible à se faire à manger. Ils cherchent des solutions de simplification pour se nourrir. Régulièrement, ils sautent des repas. Ils se rabattent sur des substituts, sur des solutions portables. Ils grignotent. L’achat de mets tout préparés est en pleine progression et le marché est loin de répondre à la demande (trop d’offres de simplification ne répondent pas à nos exigences de sophistication et de santé).

  1. La santé

La santé est également un critère d’achat en pleine progression. Nous sommes ce que nous mangeons, disaient les Beatles dans « Savoy Truffle ». Les gens ont pris conscience que leurs choix alimentaires peuvent grandement influencer leur état de santé. Ils veulent réduire ou même éliminer leur consommation de substances jugées potentiellement nocives (gras, cholestérol, friture, sel, sucre, etc.) et ajouter à leur alimentation des nutriments aux vertus bénéfiques (antioxydants, oméga-3, superaliments, etc.). Ils lisent la liste des ingrédients sur les produits qu’ils achètent. Ils font de plus en plus des choix santé.

Cette tendance est aussi associée à toutes ces nouvelles philosophies qui mêlent alimentation et art de vivre à des préoccupations éthiques et écologiques (véganisme, régime végétalien, etc.).

  1. La valeur

Enfin, le prix des aliments devient prioritaire pour beaucoup d’entre nous — comme dans la plupart des catégories de produits. On cherche à payer le moins cher possible pour tout ce que l’on achète. Mais si, il y a quelques années, on parlait de prix uniquement comme critère, aujourd’hui, on parle de valeur. Il n’y a pas si longtemps, les consommateurs acceptaient de recevoir une qualité moindre lorsqu’ils payaient moins cher. Désormais, cette équation ne fonctionne plus : on veut ce qu’il y a de mieux au moindre prix (ce que l’on désigne en marketing par le terme de valeur).

Cinq segments de consommateurs

La synthèse de ces tendances, et de toutes celles qui s’y rattachent, forme ces cinq grandes familles de consommateurs au pays…

Le Sophistiqué santé (14 %) : Une perspective de vitalité axée sur la limitation ou l’élimination de substances jugées impropres à des exigences de santé (gras, sucre, sel, etc.). Mais on espère quand même pouvoir profiter d’expériences gustatives savoureuses. Ces consommateurs cuisinent par plaisir, lisent sur l’alimentation et expérimentent des mets d’autres pays. Une surreprésentation de femmes, de Québécois, de gens âgés de 45 ans et plus et de personnes plus scolarisées.

La proposition de valeur pour convaincre les Sophistiqués santé d’acheter : très savoureux, même si sans gras ni sucre, sel, etc.

Le Foodie (22 %) : Pour ce consommateur, bien manger est un des plus grands plaisirs de la vie ! Le moindre repas se doit d’être l’occasion d’un gratifiant festival de saveurs. On lit sur l’alimentation et les coutumes d’autres cultures, on cherche des recettes. On aime cuisiner, faire les courses, toucher, sentir, goûter, etc. (« polysensorialité »). On est gourmand et gourmet à la fois. Les Foodies sont des expérimentateurs, portés sur la recherche de nouvelles saveurs, tout comme sur la redécouverte de mets et de recettes traditionnelles. On note une nette majorité de femmes chez ces consommateurs (seule caractéristique par laquelle se distingue ce segment).

La principale proposition de valeur pour convaincre les Foodies d’acheter : des saveurs exquises, de l’exploration et des découvertes.

Le Déstructuré curieux (23 %) : Ici, on veut le plaisir, mais sans aucun effort. Ou plutôt, on n’a pas le temps. Compte tenu de son style de vie et de ses activités (travail, famille, loisirs), ce consommateur veut réduire au minimum le temps de préparation des repas. Le style de vie alimentaire est passablement déstructuré. On saute des repas, on grignote au lieu de bien dîner ou souper, on mange des mets préparés, on fait usage de solutions portables, etc. Mais aussi, ce consommateur est très sophistiqué. Il est à la recherche de saveurs gratifiantes, uniques ou exotiques. Une surreprésentation de Canadiens anglais, d’hommes, de gens âgés de 18 à 44 ans, de foyers avec enfants, de professionnels et d’administrateurs, de gens à revenus élevés et habitant de grandes villes.

La principale proposition de valeur pour convaincre les Déstructurés curieux d’acheter : délicieux, sophistiqué, santé, rapide… et pas trop cher (même s’ils sont flexibles sur le prix).

Le Gourmand nonchalant (18 %) : Ce consommateur est assez gourmand, tout en n’exprimant aucun « appétit » pour quoi que ce soit de sophistiqué. La restauration rapide lui convient fort bien. Il veut, lui aussi, consacrer le moins de temps possible à la préparation des repas, l’alimentation n’étant pas un « domaine » qui le stimule particulièrement (d’où sa « nonchalance »). Il n’exprime aussi que fort peu de préoccupations de santé (on observe chez lui une consommation appréciable de repas industriellement transformés prêts à manger). Une surreprésentation de jeunes de moins de 35 ans et de gens ayant une faible scolarité.

La principale proposition de valeur pour convaincre les Gourmands nonchalants d’acheter : simple, prêt à manger, bon et pas cher.

Le Traditionnel (22 %) : Ce consommateur aborde les marchés de l’alimentation comme si aucune des tendances des dernières années ne l’avait atteint. Il y a certainement quelques marchés d’alimentation dans lesquels il doit se sentir comme sur Mars ! Il veut manger comme il a toujours mangé : les mêmes mets, les mêmes recettes, servis de la même façon. La tradition, le connu, le familier, les repères stables sont primordiaux pour lui. Manger est une stricte réponse à un besoin physiologique. Conséquemment, le prix est un critère des plus importants. Étant plutôt âgé, il exprime aussi quelques préoccupations de santé, probablement suggérées par son médecin (limiter le gras, le sucre, le sel, etc.).

La principale proposition de valeur pour convaincre les Traditionnels d’acheter : comme autrefois (tout en suivant les recommandations du médecin) !

La société distincte

Contrairement aux autres découpages de la population que j’ai analysés dans mes derniers textes, cette segmentation sur les mœurs alimentaires est grandement corrélée avec les caractéristiques sociodémographiques et socioéconomiques des consommateurs (comme cela apparaît clairement dans la description de chacun des segments).

De plus, comme on pouvait s’en douter, le Québec se distingue des autres provinces canadiennes dans cette catégorisation des attentes et des habitudes alimentaires. Comme l’illustre le tableau suivant, on dénombre davantage de Sophistiqués santé et de Foodies au Québec, tradition française et joie de vivre obligent, alors qu’on trouve plus de Déstructurés curieux et de Gourmands nonchalants chez les Canadiens anglais, l’alimentation étant moins prioritaire dans leur vie et plus en « concurrence » avec leurs autres activités quotidiennes.

La synthèse des tendances des dernières années

Nous ne pouvons pas toujours suivre l’évolution de nos segmentations dans le temps (les questions de nos sondages n’étant pas nécessairement les mêmes d’une année à l’autre). Mais pour celle-ci, nous avions exactement les mêmes outils en 2014 et en 2018, ce qui nous a permis d’en observer l’évolution.

En consultant le tableau suivant, on peut donc noter que…

Le Déstructuré curieux est en fulgurante progression, avec 13 points d’évolution sur quatre ans ! (Ce segment combine à la fois les tendances à la sophistication, à la santé et à la simplification.)

Le Sophistiqué santé est en diminution, les consommateurs étant moins prédisposés à éviter les nutriments qui leur donnent du plaisir (préférant chercher un certain équilibre).

Le Traditionnel est en forte diminution, sa perméabilité aux tendances actuelles rendant son déclin inévitable.

Et notons enfin que le Foodie est en progression au Québec, la joie de vivre s’exprimant toujours avec enthousiasme dans l’assiette des consommateurs de la province.

De formidables occasions d’affaires

Même si le Québec incarne toujours la joie de vivre, force est d’admettre que celle-ci se retrouve de plus en plus dans les assiettes ailleurs au Canada ! La quête de plaisir des consommateurs s’exprime certainement en mangeant. Le repas devient de plus en plus un moment de très agréable convivialité, de partage et de gratification. Un merveilleux baume sur tous les stress de la vie !

Ces tendances offrent aussi de formidables occasions d’affaires à toutes les entreprises et tous les entrepreneurs qui sauront bien répondre à ces besoins croissants. Et dans ces domaines, la porte est ouverte autant à de petites entreprises qu’aux géants de l’industrie.

Bon appétit !

Don Giovanni, de Mozart

Pour mon clip opératique de la semaine, il me fallait trouver une scène de plaisir de table et de gourmandise. Don Giovanni m’a semblé tout indiqué. Cet hédoniste abuseur et impénitent se vautre dans tous les plaisirs de la vie, autant à table qu’avec les femmes. On le voit ici se faire servir son dîner, exigeant et impitoyable, et se sustenter en pestant de ne jamais être parfaitement satisfait !

Une superbe production de la Scala de Milan.

Mozart : Don Giovanni, Mattei, Terfel, Netrebko, Frittoli, Filianoti, Prohaska, Coro E Orchestra Del Teatro Alla Scala, Barenboim, Deutsche Grammophon, Milan, 2015.

Alain Giguère est président de la maison de sondage CROP. Il signe toutes les deux semaines un texte sur le site de L’actualité, où il nous parle de tendances de société… et d’opéra.

Pour lire d’autres chroniques d’Alain Giguère sur des tendances de société et de marché, rendez-vous sur son blogue.