Olivier Niquet a étudié en urbanisme avant de devenir animateur à la radio de Radio-Canada en 2009 dans les émissions Le Sportnographe et La soirée est (encore) jeune. Il est aussi chroniqueur, auteur, conférencier, scénariste et toutes sortes d’autres choses. Il s’intéresse particulièrement aux médias mais se définit comme un expert en polyvalence.
L’actualité est riche en occasions de s’indigner par les temps qui courent. Je pense aux « camionneurs » qui se soulagent sur les monuments à Ottawa, à Jeff Petry qui n’est pas venu au secours de Samuel Montembeault lorsqu’il a failli se faire arracher la tête sur la glace du Centre Bell, ou à Karl qui a été évincé de Big Brother Célébrités malgré son dévouement héroïque (j’ai trouvé ça scandaleux). Nous vivons à l’ère de l’indignation constante.
C’est qu’il est gratifiant pour l’être humain de s’indigner, de dénoncer. Selon la neuroscientifique Molly Crockett, qui en dépit de son nom insolite est professeure à la prestigieuse Université Yale, il s’agirait d’une caractéristique de l’évolution humaine. Dans le balado Hidden Brain, elle explique que tout au long de l’histoire, l’indignation aidait à réguler les comportements des individus. Si, dans un groupe, quelqu’un avait un comportement douteux, c’est l’indignation des autres qui le forçait à se corriger. Lorsqu’un homme des cavernes se mouchait dans sa manche de chemise en laine de mammouth, les autres le montraient du doigt avec dégoût, ce qui le forçait à adopter le Kleenex, comme tout le monde.
Sauf qu’à cette époque idyllique, l’indignation se faisait dans un contexte de face-à-face qui atténuait les frictions, et nos émotions nous permettaient de deviner l’approbation des autres selon leurs visages, pas selon des likes. Ce n’est plus le cas avec les réseaux sociaux. Nous avons maintenant un compteur de notre indignation qui nous permet de savoir que 238 personnes ont aimé notre statut qui dénonçait l’éviction de Karl de Big Brother Célébrités (je vous l’avais dit que c’était scandaleux). Il est jouissif de constater que notre propre indignation est répercutée sur les réseaux sociaux, que d’autres pensent comme nous. Notre cerveau du paléolithique en redemande.
C’est pourquoi une partie du monde des médias s’est transformée en industrie de l’indignation qui carbure à ces événements qui attirent l’attention. Parce que l’attention, c’est la vache à lait de l’industrie de l’indignation. Je le sais parce que j’y participe. Je plaide coupable. Mon travail consiste à montrer du doigt la bêtise d’un ton moqueur (mais poli). Une bêtise qui me fait bien plus rire qu’elle ne m’offusque, mais il n’est pas dit que ce soit également la posture de ceux qui me suivent.
Je n’ai donc pas pu m’empêcher de regarder la conférence de presse de James Awad, celui que Justin Trudeau a qualifié (à quelques voyelles près) d’Ostrogoth. Plusieurs ont désapprouvé le cirque médiatique autour de cette histoire. Un cirque dont les clowns ne seraient pas nécessairement M. Awad et ses gardes du corps, mais les journalistes qui ont accepté d’y participer. Or, si plusieurs ont dénoncé cette mascarade, peu l’ont boudée. Comme le faisait remarquer Isabelle Hachey de La Presse, les curieux ont répondu présent sur les plateformes numériques.
Quelques jours plus tard, nous sommes déjà passés à une autre raison d’être outrés. Selon Marylin Maeso, interviewée pour le balado Science en questions, il s’agit là d’une particularité du cycle de l’actualité :
« Le cycle de l’actualité fait que la capacité des gens à s’impliquer, à s’indigner, va être à la remorque de la sphère médiatique. On attend que médiatiquement on nous impose le sujet du moment et on va en parler avec cette indignation qui va prédominer par rapport au recul et à la réflexion. Avec le temps, avec l’apparition d’une autre actualité, d’autres phénomènes vont eux-mêmes créer d’autres indignations, il va y avoir progressivement passage au second plan de ce phénomène jusqu’à ce qu’on finisse par le ranger dans un coin de la tête qui est suffisamment remisé pour qu’on n’y pense plus. »
Elle appelle cette réalité l’atonie d’accoutumance. Le terme « atonie » réfère à la diminution de la tonicité, à la réduction de la vigueur. Vous pourrez sortir ce mot pour impressionner les gens dans votre prochain cocktail dînatoire lorsque votre gin deviendra atonique (en supposant qu’un cocktail dînatoire à deux bulles familiales soit possible).
Paradoxalement, un autre aspect de l’histoire des « sans-desseins » de Sunwing pourrait influencer cette industrie de l’indignation (on parle d’influenceurs, après tout). Il me semble que la surprise qu’ils ont eue d’avoir généré autant d’attention démontre qu’ils sont légèrement déconnectés de la réalité médiatique. Il est difficile d’évaluer l’ampleur du phénomène, mais je soupçonne qu’une forte proportion de la population, particulièrement dans le groupe d’âge des « jeunes de nos jours », vit dans des bulles imperméables aux cycles de l’actualité. On dit que la polarisation qu’amplifient les réseaux sociaux crée des chambres d’écho politiques, mais je pense que l’on sous-estime les chambres d’écho en forme de stories qui se répondent, où les nouvelles du jour et la culture d’ici ne résonnent jamais.
Avec sa conférence de presse évoquant Santa Banana, James Awad a probablement pris conscience que dans le monde qu’il venait de découvrir, il était possible de convertir cette notoriété nouvelle en occasion d’affaires. Il ne faut « jamais give up », comme il l’a si bien dit. Parce que l’attention, qu’elle soit négative ou positive, peut être payante tant qu’elle génère du trafic.
Entre l’indignation créée de toutes pièces et l’indifférence devant la marche du monde, il y a sans doute un juste milieu. En attendant que nous en arrivions là, mon cerveau de l’ère de glace risque de trouver beaucoup de likes pour se rassasier.
Monsieur Niquet, bonjour et bienvenue à L’actualité. Dans un contexte où « la soirée [n’est plus très] jeune », puisse votre collaboration à ce magazine durer encore longtemps! Au plaisir!
J’ai vraiment beaucoup aimé votre texte. Espérons que nous pourrons vous lire longtemps dans ce magazine de prestige. Au plaisir de vous relire très bientôt.
Tout ce qui se sait s’exprime clairement et les mots pour le dire viennent aisément.
Voilà beaucoup de paragraphes pour exprimer ce qui pourrait se dire en quelques phrases.
Bravo et bienvenu.