Décence n’égale pas autocensure

Le ministre de l’Éducation dénonce la cancel culture, la Cour suprême donne raison à Mike Ward et l’ancien juge Michel Bastarache conclut qu’on ne devrait pas bannir de mots, d’idées ou d’ouvrages dans un contexte pédagogique. D’accord. Mais peut-on faire preuve d’un peu de bienveillance aussi ?

Photo : Christian Blais pour L’actualité

L’automne a fait place nette en matière de liberté d’expression. Une lettre, un jugement puis un rapport ont fixé des balises. La lettre, c’est celle qu’ont signée conjointement le ministre de l’Éducation du Québec, Jean-François Roberge, et son homologue français, Jean-Michel Blanquer, alertés par la mise à l’index de bandes dessinées comme Tintin et Lucky Luke.

Non à la « culture de l’annulation », ont-ils écrit. En démocratie, il faut laisser « place au débat, aux opinions d’autrui, à la confrontation des idées et à la remise en question de toutes nos croyances ». L’école doit s’en faire le porte-étendard.

La Cour suprême du Canada, elle, a donné raison à l’humoriste Mike Ward : ses blagues à l’endroit de Jérémy Gabriel n’étaient pas discriminatoires puisque le chanteur a été visé en tant que personnalité publique et non en raison de son handicap. 

Puis l’Université d’Ottawa a publié le rapport du Comité sur la liberté académique qu’elle avait mis en place à la suite de l’affaire Verushka Lieutenant-Duval.

Un an plus tôt, celle-ci avait employé le « mot en n » dans le cadre d’un cours, ce qu’une étudiante avait aussitôt dénoncé, avec l’appui du recteur. La professeure Lieutenant-Duval avait ensuite été suspendue, ce qui avait suscité de vives réactions. 

Le Comité, présidé par l’ancien juge de la Cour suprême Michel Bastarache, a pour sa part conclu qu’à l’université, on ne peut exclure des mots, des ouvrages ou des idées s’ils sont utilisés à des fins pédagogiques. Il ne faut pas non plus céder à « la peur de la réprobation publique », quitte à aviser les étudiants qu’un sujet délicat sera abordé.

Intellectuellement, j’applaudis à tous ces rappels que la prise de parole ne doit pas être prisonnière de carcans idéologiques. D’ailleurs, comme bien d’autres, je lève les yeux au ciel devant les mots réduits à une lettre, les expressions bannies ou les nouvelles définitions de ce qu’est une femme… 

Je me tiens toutefois loin des dénonciations tonitruantes. La vie en société n’est possible qu’en faisant preuve de retenue — une leçon que les réseaux sociaux, ce monde parallèle, doivent encore apprivoiser.

Et puis, au-delà de l’exaspération spontanée, il y a le fond du débat. 

L’histoire ou les œuvres passées ont leurs mots, leurs symboles, leurs images. Le reconnaître, c’est pratiquer la précision plutôt que le révisionnisme, toujours bête et inutile. Si on veut s’interroger, on ne peut y plaquer nos analyses contemporaines sans chercher d’abord les contestataires de l’époque. 

Par contre, ce XXIe siècle a ses propres marqueurs sociaux, dont la bienveillance dans le discours public (à distinguer des propos virtuels !). Les précautions langagières font sourire, mais quel malaise quand elles sont absentes ! 

L’ancien premier ministre fédéral Jean Chrétien en a fait la démonstration cet automne, lors de la tournée de promotion de ses mémoires. Ministre des Affaires indiennes au tournant des années 1970, il fut évidemment questionné sur les dérives des pensionnats pour Autochtones. 

Il n’en savait absolument rien, a-t-il répété partout, en dépit de documents le contredisant. Jean Chrétien, politicien roublard, a donc la mémoire sélective ; tant pis pour lui, les historiens combleront les oublis.

Mais le pire fut la désinvolture avec laquelle il a parlé du drame des pensionnats, alors que des tombes anonymes d’enfants ont été mises au jour en 2021 et que notre connaissance du sujet s’est affermie. Figé dans un discours d’il y a 50 ans, il ajoutait de l’insensibilité à sa lecture personnelle de la situation. De quoi choquer l’oreille et serrer le cœur.

Dans la même veine, il est extrêmement curieux qu’un humoriste reste sans réaction quand sa blague lancée dans le contexte d’un spectacle mordant vire aux propos haineux sur Internet. L’effet multiplicateur et dévastateur des attaques virtuelles est bien connu, comment peut-on ne pas en tenir compte ? Ça n’aurait rien changé à la vie de Mike Ward d’inviter ses adeptes à se calmer, mais ça aurait beaucoup facilité celle de Jérémy Gabriel, qui était adolescent lorsque la moquerie fut lâchée. Faut-il une règle de droit pour le comprendre ?

La bienveillance vaut également pour celles et ceux à la sensibilité exacerbée. Présumons la bonne foi des enseignants avant de prendre la mouche ! On peut attendre la pause ou la fin du cours et simplement parler au prof. Quiconque s’exprime doit tenir compte de son auditoire, mais l’auditoire doit aussi être généreux dans son écoute. Dans les deux cas, c’est plus poli, plus décent.

Et faire preuve de décence n’est pas se soumettre à la censure.

Les commentaires sont fermés.

Ce que je suis d’accord, je crois que tout se dit mais il y a la manière…. La civilité, la bienveillance et la politesse sont souvent oubliés par certaines personnes, ce qui n’améliore pas la vie en société. Merci pour cet article.

Sujets délicats qu’on ne peut plus aborder.

MacDonald est le premier Premier Ministre du Canada. C’est pour cela qu’il est honoré. Ses politiques d’assimilation étaient à la mode à son époque. Le dernier pensionnat a fermé ses portes à la toute fin de 20e siècle. 125 ans de durée, pour la plupart sous une gérance Libérale.

Ward fait souvent preuve de mauvais goût. C’est sa marque de commerce. Doit-on l’encourager à continuer? Cela reste un risque du métier. Il n’est pas le premier, et ne sera pas le dernier à lancer un commentaire qui fait patate. Cela arrive même chez les comiques les plus « soignés ».

Et enfin … comment parler de négritude si on ne peut le nommer?

Jean-Marie Brideau
Moncton NB

Je ne suis pas du tout d’accord. Comme le niveau d’acceptabilité de l’indécence est variable selon les personnes, il y aura toujours des personnes qui se sentiront blesser par des propos qui par ailleurs seront tout à fait acceptables par d’autres. Dans ce cas le magazine porno Hustler de Larry Flint aurait dû être interdit pour indécence envers les femmes ( La Cours Suprème des USA a choisi la liberté d’expression). Dans ce cas, vous ne pouvez plus critiquer ou rire des religions ( ce que les humoristes font allègrement avec les religions chrétiennes mais pas envers l’islam -2 poids-2 mesures). Etc…
Le problème ce n’est pas les propos quelquefois choquants pour certains émis à la radio, à la télévision, dans des spectacles, dans des journaux ou des livres, car on connait les auteurs.
Le vrai problème ce sont les divagations, les insultes, les mensonges, émis de façon anonymes sur les réseaux sociaux. Personne ne contrôle ceci et le discours des bien-pensants est qu’il ne faut plus émettre en personne des propos controversés même dans les limites de la liberté d’expression car ils pourraient engendrer des excès sur les réseaux sociaux.
En bref, demander un meilleur contrôle des réseaux sociaux au lieu d’encourager l’autocensure

Voila qui est fort bien dit. Ne reste plus qu’à discipliner les réseaux sociaux. S’auto-discipliner ne veut pas dire s’auto-censurer. Bienveillance et politesse, c’est tout ce que ça prend.

Quelle belle analyse nous rappelant d’importantes valeurs que nous sommes souvent portés à oublier comme l’empathie et le respect entr’autres.
Merci Madame Boileau pour nous rappeler à l’ordre.

Beaucoup d’éléments de réflexions dans ces sages propos.
N’oublions pas qu’il est facile de jouer au « martyr » et de monter aux barricades (de se servir de la presse écrite, télévisuelle ou autres, friands de ses sujets pour faire vendre des copies, des cotes d’écoute, et ne faisant pas plus preuve de discernement) … Et d’en profiter pour se faire un peu de pécule grâce aux poursuites judiciaires. Heureusement qu’il y a encore des juges capable d’y mettre un frein.
N’oublions pas que notre émigration (mais ne pensez pas que je crois que s’en est la cause … on a déjà beaucoup de sang de « chialeux » dans nos gènes) a amenée des courants de pensée « anti tout ». Certains de ces courants interdisent aux femmes le droit à l’éducation, à l’instruction … (ça existait aussi du temps de nos ancêtres … une fille, ça n’allait pas à l’université, une femme n’avait pas le droit de vote, de signer elle-même un contat), aux indiens d’exercer leur droits comme groupe (il y a beaucoup d’abus de pouvoir à l’intérieure même de ces communautés, ne l’oublions pas), aux noires de prendre place dans notre société (et la couleur de la peau n’a pas besoin d’être trop foncée pour ça) convenablement, etc etc.
Tout ça c’est de la peur de l’autre, du refus de voir que la terre appartient à tous et que le seul moyen d’en sortir est l’acceptation, le partage, la tolérence, la cohabitation. Et n’oublions pas qu’il y aura toujours, dans n’importe laquelle contrée, des groupes de l’extrême gauche ou droite pour en profiter pour contester, démolir, semer la pagaille et la confusion dans l’esprit de ceux qui ne savent pas trop de quel bord penche leur opinion. Et les politiciens (avec tous leurs instruments informatisés de sondage d’opinion, leurs analystes) qui s’en servent pour les manipuler et se hisser au pouvoir. Difficile d’y voir clair, d’y trouver la « démocratie », l’équilibre. Un pas et demi en avant, un en arrière!