Auteur de plusieurs livres, Taras Grescoe est un journaliste spécialisé en urbanisme et en transport urbain qui donne depuis une vingtaine d’années des conférences sur la mobilité durable. Sur son blogue Straphanger, il raconte ce qu’il observe de mieux et de pire en matière de transport urbain lors de ses voyages autour du monde.
Chaque jour de semaine pendant l’année scolaire, mes deux garçons, âgés de 7 et 11 ans, affrontent une menace qui met leur vie en danger et qui, pour les parents, est terrifiante. Nous n’avons pas de voiture et nous habitons à environ cinq rues de leur école (ces deux faits ne sont pas sans lien : nous avons beaucoup réfléchi à la géométrie de notre vie quotidienne, un sujet que j’aborderai dans une future chronique). Cela signifie qu’ils se déplacent à pied ou à vélo tout au long de l’année, comme je le faisais lorsque j’étais enfant. Malgré le fait que notre quartier soit l’un des plus propices à la marche à Montréal, et peut-être même dans tout le Canada, un grand nombre de parents conduisent leurs enfants à l’école en voiture, en camionnette, en VUS ou en fourgonnette.
C’est particulièrement intense à 8 h 25 le matin, lorsque les parents pressés déposent leurs enfants. Mes garçons sont encore assez jeunes pour que ma femme ou moi marchions avec eux ou les accompagnions à vélo tous les jours. Et au cours des dernières années, nous avons vu des choses inquiétantes.
Les parents se garent sur le trottoir. Laissent le moteur tourner alors qu’ils se trouvent sur le passage piétons. Ouvrent les portières trop rapidement. Et lorsqu’ils reprennent la route, parfois ils manquent d’écraser les enfants à vélo, qui empruntent à l’occasion la rue à sens unique dans la direction opposée à celle favorisant le « flot » automobile. De nombreux conducteurs semblent vouloir se garer en rock stars et se bousculent pour trouver une place aussi près que possible de l’entrée de la cour d’école. J’ai appris à nos enfants à descendre de leur vélo à l’approche de l’école, à emprunter les passages piétons et à obéir au brigadier (débordé). Il y a eu des accidents évités de justesse — j’en ai personnellement vu au moins une douzaine. À la fin de l’année dernière, Mariia Legenkovska, une fillette de 7 ans, a été tuée par un chauffard dans un autre arrondissement de Montréal, alors qu’elle se rendait à l’école à pied. Réfugiée, elle était arrivée au Canada en provenance d’Ukraine deux mois plus tôt.
Au cours des dernières années, mon espoir le plus cher a été que Montréal adhère à un mouvement qui se répand en Europe : celui des « school streets », comme on les appelle en Angleterre, ou « rues aux écoles » en France (au Québec, on emploie plutôt le terme « rues-écoles »). Paris en compte maintenant 180 ; les voitures y sont soit complètement interdites, soit empêchées d’approcher, grâce à des barrières mobiles, pendant les heures où les enfants arrivent à l’école ou la quittent. Rien qu’à Londres, il existe aujourd’hui 300 school streets. Une étude réalisée dans cette ville a montré que 81 % des parents et des enseignants sont satisfaits de ces mesures, qu’il y a eu une diminution de 23 % des émissions de dioxyde d’azote (un gaz causant des problèmes respiratoires), et — c’est crucial — un parent sur cinq a déclaré qu’il reconduisait moins souvent ses enfants à l’école en voiture à cause de ce changement.
Il existe des précédents historiques. Au XXe siècle, le Royaume-Uni comptait 700 « rues ludiques » (« play streets »), fermées à tous les « véhicules à propulsion mécanique », ce qui permettait aux enfants d’aller dehors et d’être des enfants, sans craindre d’être écrasés.
Ces rues ne se limitaient pas à l’Europe. New York avait ses propres rues ludiques, supervisées par la police, qui permettaient aux enfants de s’échapper des taudis, de sortir et de jouer à « botte la canette » ou au stickball, ce baseball de rue où n’importe quel bout de bois peut faire office de bâton. Sur une photo prise à Manhattan en 1916, on voit six ou sept gamins, le sourire aux lèvres, dont l’un prêt à frapper la balle avec un balai, dans une rue exempte de tout véhicule.
C’est tout à fait logique quand on y réfléchit. Dans les villes surpeuplées, le précieux espace public, soit les rues à l’extérieur de nos maisons et de nos appartements, ne devrait pas nécessairement être utilisé pour entreposer des automobiles privées ou pour que leurs conducteurs y roulent à toute vitesse. « Les rues et les trottoirs, lieux d’une myriade d’activités publiques jusqu’en 1920 », écrit l’historien des transports Peter D. Norton, « ont été redéfinis comme des voies de transport exclusives, soumises à une réglementation au nom de l’efficacité. » Et nous avons tous fini par accepter l’idée que les routes ont été construites pour les voitures (alors que ce n’est absolument pas le cas : comme l’a montré le journaliste britannique Carlton Reid dans son livre Roads Were Not Built for Cars, la plupart des routes urbaines ont été pavées pour la première fois à la fin du XIXe siècle, à la suite d’un intense lobbying de la part des cyclistes).
Ce qui me laisse perplexe, c’est que l’on considère comme une proposition radicale le projet que les rues situées devant les écoles de nos enfants soient fermées à la circulation, au moins pendant une partie de la journée. Comment cela peut-il être controversé ? Les voitures devant les écoles sont une source majeure de particules fines (PM2,5), qui ont des conséquences graves sur la santé respiratoire des enfants. Les voitures, en particulier les camionnettes surdimensionnées avec d’énormes angles morts, représentent un danger manifeste pour la vie des enfants. Et le fait de compter sur les voitures pour aller à l’école est un exemple terrible. Nous devrions encourager la marche, le vélo et d’autres formes de transport actif, plutôt que de visser le derrière de nos enfants à la banquette d’un VUS.
S’il y a une ville en Amérique du Nord qui devrait être la première à adopter l’idée des rues-écoles, c’est bien Montréal. Les gens d’ici utilisent les transports en commun — plus, selon certaines mesures, que dans toute autre grande ville nord-américaine. Nous disposons d’une infrastructure cyclable assez fantastique, même si une trop grande partie de celle-ci se résume encore à de la peinture sur la chaussée. Le centre-ville est parfaitement praticable à pied. Et nous avons une mairesse à l’hôtel de ville, Valérie Plante, dont le parti, Projet Montréal, s’est donné pour mission de rendre la ville plus verte et plus conviviale pour les cyclistes et les piétons. Pourtant, les quelques tentatives pour limiter l’utilisation des voitures autour des écoles se sont heurtées à une opposition farouche, et celles qui ont été mises en place sont loin d’être aussi bien pensées ou aussi sûres que celles qui existent en Europe.
C’est bizarre. Nous sommes une société obsédée par la sécurité de ses enfants, parfois jusqu’au ridicule. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’aller à l’école, l’automobile reste sacrée. À l’école de nos enfants, je fais partie d’un comité qui essaie de changer cela. Les obstacles que nous rencontrons sont frustrants, mais aussi éclairants. Surtout quand nous constatons le décalage sociétal qui consiste à parler d’environnement sans vraiment passer à l’action.
La version originale (en anglais) de cet article a été publiée dans l’infolettre Straphanger, de Taras Grescoe.