Des avocats anglophones formés en français

Pour que les justiciables francophones puissent être entendus en français par les tribunaux partout au Canada, il faut des avocats francophones qui connaissent la common law. Des universités de l’Ouest y veillent.  

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À Calgary, une dizaine de futurs avocats, dont la majorité n’a pas le français pour langue maternelle, apprennent pourtant à pratiquer le droit dans cette langue. Ces étudiants sont inscrits à la Certification de common law en français (CCLF). Ce programme de 30 crédits offert par les facultés anglophones, qui représente le tiers de leurs cours de droit, fera d’eux des avocats capables d’exercer leur métier dans les deux langues officielles du Canada.  

Une fois qu’ils auront leur diplôme, ces professionnels amélioreront l’accès à la justice pour les minorités francophones qui vivent hors Québec. Créée en 2016, la CCLF existe maintenant dans quatre facultés de droit de l’Ouest canadien, m’a précisé la directrice du programme, Caroline Magnan, une avocate albertaine que j’ai rencontrée en mars dernier à Calgary. Et d’autres facultés souhaitent faire de même.

Le Québec, qui a son propre Code civil, ne peut pas faire grand-chose pour la justice en français dans les autres provinces, sauf l’Université McGill, qui offre un programme bijuridique bilingue (common law et Code civil, en français et en anglais). Hors du Québec, seulement deux facultés de droit forment des avocats de common law entièrement en français : Ottawa, avec environ 80 diplômés par an, et Moncton, avec une quarantaine. 

La création de la CCLF découle d’un rapport du ministère fédéral de la Justice qui, dès 2009, avait recommandé que les universités anglophones préparent les futurs avocats à l’exercice du droit dans les deux langues officielles. Car même les étudiants anglophones qui affichent un bon niveau de français (près de 10 % des élèves anglophones au Canada passent par l’immersion française, selon Statistique Canada) auront beaucoup de mal exercer en français s’ils ne sont pas formés dans cette langue.

C’est d’abord un problème de jargon juridique. Une agression, en langage d’avocat, cela se dit une « voie de fait ». Un ordre du juge, c’est une « injonction ». « Et ça, c’est juste la terminologie, explique Caroline Magnan. Pour exercer en français, il faut apprendre à fouiller la jurisprudence, à interroger des témoins, à plaider, à écrire des documents juridiques » dans cette langue.

Caroline Magnan a fait son droit à Ottawa en français et une maîtrise en droit fiscal à Harvard. En 2015, elle agissait comme conseillère juridique bilingue à la Cour d’appel de l’Alberta lorsque l’Université d’Ottawa lui a proposé de lancer le programme CCLF.

Les étudiants au certificat font donc des cours de droit en français, dont une session complète en troisième année à Ottawa en immersion dans le programme en français — en plus d’un stage et des concours de plaidoirie, en français bien sûr. Le programme regroupe déjà quatre universités participantes : celles de Calgary, de la Saskatchewan, de l’Alberta (à Edmonton) et Lakehead (à Thunder Bay, en Ontario). Et Caroline Magnan discute avec d’autres facultés pour y implanter la formation.

Parmi la centaine d’étudiants qui sont passés par le programme depuis 2016, 45 ont terminé le certificat (il y a peu d’échecs, mais ce ne sont pas tous les étudiants qui font les 30 crédits, en particulier la session à Ottawa).

Le modèle manitobain

Le Manitoba, quant à lui, a créé sa propre façon de faire. Dès 2009, l’Association des juristes d’expression française du Manitoba avait réclamé des formations en français à la Faculté de droit de l’Université du Manitoba.

« Nous avons offert le premier cours dès 2011 », souligne Gerald Heckman, codirecteur de la Concentration en accès à la justice en français, qui propose aux étudiants de faire 26 crédits sur 92 en français au sein de la Faculté de droit de l’Université du Manitoba (anglophone). C’est à ce natif de Québec installé à Winnipeg depuis 17 ans que la Faculté a demandé de voir à la création de cette concentration, reconnue officiellement par le Sénat de l’Université depuis 2022. « En 2023, nous avons accueilli 7 étudiants, et je pense que nous pourrons monter à 12 assez vite. Ça représenterait 10 % d’une cohorte annuelle. »

L’Université du Manitoba préfère tout faire localement plutôt que d’envoyer ses étudiants en immersion à Ottawa pendant une session, comme ceux de la CCLF. « Une partie des Manitobains qui partent étudier ailleurs ne reviennent pas », dit Gerald Heckman.

Sur le plan de la langue, Caroline Magnan et Gerald Heckman doivent ramer plus fort que leurs collègues des facultés francophones. La grande majorité de leurs étudiants, qui n’ont pas le français pour langue maternelle, doivent effectuer une mise à niveau linguistique. Gerald Heckman, par exemple, a créé un partenariat avec l’Université de Saint-Boniface (francophone) pour évaluer chaque étudiant et déterminer s’il a un besoin de cours de français et d’un plan de tutorat.

Les futurs juristes doivent aussi surmonter certaines anxiétés (Caroline m’a d’ailleurs invité à Calgary dans le but de les aider à comprendre que l’accent n’a rien à voir avec la qualité de la langue). Une autre stratégie adoptée consiste à décerner la mention « réussite » ou « échec » pour certains cours de droit, ce qui n’a pas d’effet sur la note moyenne. Cette façon de procéder réduit les angoisses de performance.

Travailler le système

De tels efforts suffiront-ils à améliorer l’exercice de la justice en français ? Sans doute pas, car il s’agit d’augmenter non seulement l’offre (le nombre d’avocats francophones), mais aussi la demande (de nombreux justiciables ignorent qu’ils ont droit à une justice en français). Sans compter que l’administration de la justice résiste au changement.

En Ontario et au Nouveau-Brunswick, qui diplôment ensemble quelque 120 avocats francophones par an, les problèmes se trouvent surtout du côté du système : de nombreux juges sont capables d’entendre des causes en français, quoiqu’en nombre insuffisant, mais les auxiliaires de justice (de la police au greffier) sont beaucoup moins familiers avec la langue et la notion de droits linguistiques. 

Ailleurs, presque tout reste à faire. Les progrès sont toutefois notables : en Alberta, par exemple, la juge en chef de la Cour du Banc du Roi (la cour supérieure), la francophone Mary T. Moreau, veille à ce que ses tribunaux proposent une offre active de services en français. 

Selon Caroline Magnan, il est encore trop tôt pour noter une différence profonde dans l’Ouest, bien que le nombre de membres de l’Association des juristes d’expression française de l’Alberta soit passé de 75 à 128 en quelques années. « Il faut quatre ans pour former un avocat et 20 ans pour faire un juge. Nos premiers diplômés ont trois ans de pratique, et j’en ai plusieurs qui font une maîtrise », se réjouit-elle. 

Ayant elle-même travaillé à la Cour suprême du temps où elle était étudiante, Caroline Magnan constate que l’une des choses qui encouragent les facultés anglophones de l’Ouest à mettre sur pied des cours en français, c’est le meilleur accès aux postes les plus prestigieux, où le bilinguisme est requis ou privilégié, comme les tribunaux fédéraux, les cours d’appel, la fonction publique et, bien sûr, la Cour suprême. La plupart de ses étudiants obtiennent les meilleurs stages, notamment aux cours d’appel et à la Cour suprême. « La nécessité du bilinguisme va s’accentuer avec la refonte de la Loi sur les langues officielles, prévoit Caroline Magnan. Et c’est pourquoi d’autres facultés de l’Ouest commencent à s’intéresser au CCLF. »

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Le défi est grand mais les barreaux des autres provinces n’aident pas. D’abord, c’est en droit criminel que le besoin d’avocats francophones est criant en milieu anglophone en raison de l’art. 530 du Code criminel qui oblige l’État à fournir aux justiciables un procès dans leur langue officielle, donc aux francophones dans les autres provinces, un procès en français. Or, le droit criminel est exactement le même qu’on soit au Québec ou ailleurs dans le pays mais on met des barrières aux avocats québécois sous le prétexte qu’ils ne sont pas formés en common law en matière civile.

En matière civile, j’ai aussi pratiqué dans d’autres juridictions au pays et il y a de très grandes similarités entre la common law et le droit civil québécois sauf que dans ce dernier cas, il est codifié alors qu’ailleurs il ne l’est pas et on dépend des lois provinciales / territoriales (statutes) et des décisions des tribunaux mais le gros bon sens prime souvent. Par ailleurs, tout ce qui est droit fédéral est semblable partout au pays.

Pratiquer en français pour un avocat anglophone est aussi difficile que pratiquer en anglais pour un avocat francophone et on ne peut accepter les demi-mesures quant à la compréhension du droit et des faits. Il faudrait être beaucoup plus ouvert pour assurer la mobilité des avocats québécois même s’ils sont formés en droit civil, ils peuvent aussi bien pratiquer dans tous les autres domaines sans problème… sauf la langue qu’ils doivent maîtriser absolument, y compris la prononciation. Je puis vous assurer qu’une mauvaise prononciation peut avoir des effets importants quand on pratique dans une autre langue. Je me souviens appeler le témoin Beaulieu sans réponse jusqu’à ce que mon confrère de la partie adverse me dise que ça se prononçait Bouliou…

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