Depuis le début de 2021, au Québec, 14 femmes ont été tuées par leur conjoint, soit davantage que pendant toute l’année 2019. Selon l’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation, ce sont 92 femmes et filles qui ont été assassinées au pays depuis janvier dernier.
Durant la même période, les organismes qui viennent en aide aux victimes de violence conjugale ont connu une hausse des demandes d’assistance et un engorgement de leurs ressources.
Si un financement plus important de ces services est primordial, la lutte contre cette violence passe aussi par l’éducation et par une modification profonde des rapports hommes-femmes, selon Stéphanie Pache, professeure de sociologie du genre à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Plusieurs observateurs attribuent la hausse des féminicides au contexte pandémique. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?
Il faudra des études à long terme pour confirmer cette tendance, mais de façon générale, il est évident que les conflits interpersonnels et les violences sont en augmentation dans le contexte de la pandémie. Les relations domestiques sont passablement mises sous tension par le confinement.
Pour les personnes victimes de violence, les déplacements et les échappatoires, comme le travail ou l’école pour les enfants, sont plus limités. Si votre bourreau est avec vous en permanence, son contrôle est beaucoup plus important. Les possibilités de trouver de l’aide en dehors du domicile sont aussi plus restreintes. Les victimes ont moins de ressources à leur portée et se retrouvent en terrain encore plus miné que d’habitude.
Les féminicides représentent-ils la pointe de l’iceberg en matière de violence envers les femmes ?
Tout à fait. C’est pour cette raison que les féminicides sont mis en avant : les meurtres, on peut les compter. La violence psychologique, la violence verbale, la dépendance financière, etc. sont beaucoup plus difficiles à recenser et à mettre en évidence. Mais quand quelqu’un meurt, normalement on a un corps et une enquête. C’est malheureusement beaucoup plus parlant et dramatique.
En ce moment, qu’est-ce qui est en place au Québec et au Canada pour prévenir les féminicides ?
Il existe deux types de prévention. D’abord, ce qu’on appelle en santé publique la prévention primaire, avant que les problèmes surgissent. Il s’agit surtout d’une approche éducative dans les écoles, les cégeps et les universités pour apprendre aux jeunes à créer des relations saines et à ne pas entrer dans une relation violente. C’est une méthode efficace, mais encore à développer chez nous.
Ensuite, il y a ce qu’on pourrait appeler la prévention secondaire, qui se déploie quand les problèmes apparaissent. Son but est de donner aux victimes de violence les moyens de s’en sortir, en leur fournissant des ressources financières, thérapeutiques, personnelles et juridiques. Cela se traduit notamment par des réseaux de maisons d’hébergement, des centres pour victimes offrant un appui pratique et juridique, ainsi que par de l’aide dans le réseau scolaire et parfois dans les milieux de travail.
Alloue-t-on les ressources nécessaires pour s’attaquer véritablement au problème ?
Le Québec n’est pas le plus mauvais élève, mais il y a encore du boulot à faire, notamment sur la façon dont les victimes sont accueillies lorsqu’elles portent plainte. Le processus juridique peut être grandement amélioré. Il faut également réviser les mesures d’éloignement des conjoints violents. Et durant la pandémie, on a vu les maisons d’hébergement débordées. On doit y investir plus de moyens.
Mais les plus importantes transformations souhaitées sont des changements culturels massifs, entre autres dans la manière dont on éduque nos garçons et nos filles. Il est certain que l’on bénéficierait de plus d’éducation sur la communication, la gestion des émotions, la gestion des conflits, le respect de soi et des autres.
Je crois qu’on pourrait en faire plus en matière de prévention pure. Il y a moyen de commencer assez tôt et on devrait continuer tout au long du parcours scolaire. Actuellement, on expose peu les jeunes à ces questions.
Récemment, le gouvernement du Québec a lancé une offensive publicitaire dans laquelle on interpelle directement les conjoints violents. Que pensez-vous de cette stratégie ?
C’est toujours bien de dramatiser pour sensibiliser, mais ce qui est délicat, c’est de faire comprendre que les féminicides ne sont pas un phénomène rare. Ils ne sont pas l’œuvre de psychopathes ou de tueurs en série. La publicité peut aider la victime à se rendre compte que ce qu’elle vit est de la violence et l’inciter à sortir de la situation, mais je ne suis pas sûre que ça amène les auteurs des agressions à reconnaître qu’ils sont violents et à aller chercher du soutien eux aussi. Ça ne se fait pas forcément en regardant un message publicitaire.
Tant qu’il n’y aura pas une évaluation psycho-sociologique obligatoire, sur 2 ou 3 rencontres, imposée aux conjoint violents dès une dénonciation, ces derniers continueront à exercer leur contrôle sur leur victime.
Il va de soi qu’il faut faire de la prévention en général, mais j’espère qu’on réfléchit aussi en termes d’interventions ciblées. Il y a certainement des chercheurs qui connaissent l’âge, le statut socioéconomique, le niveau d’instruction, le passe criminel ou l’ethnie des personnes les plus susceptibles de perpétrer des actes de violence. Je distinguerais la violence physique de la violence verbale ou psychologique, dans ces deux cas les femmes luttent à armes égales.
En ce qui me concerne, le statut de la personne violente n’est aucunement fonction de son statut social, socioéconomique, niveau d’instruction ou autres. C’est surtout une gestion de ses émotions déficiente. Et la violence conjugale n’est pas le propre des hommes, mais c’est plus percutant chez un homme en général. Encore une fois, la gestion des émotions est en cause chez l’homme. Il a tout le temps le choix de partir.