Ça faisait déjà quelques années que Salman Rushdie circulait sans trop s’inquiéter de sa sécurité, se mêlant à la foule du métro de New York et fréquentant les restaurants de la ville. Sa « condamnation à mort », prononcée par l’ayatollah Khomeiny en raison de quelques phrases de son roman Les versets sataniques, remontait à tellement loin, 1989, qu’il avait finalement pu se croire oublié.
Comme lui, nous n’y pensions plus guère : il y a eu tellement d’attentats depuis l’affaire Rushdie qu’on ne se rend plus compte qu’elle a été le premier signal d’un nouvel extrémisme religieux qui allait bouleverser le monde.
En fait, nous avons été nombreux à faire preuve d’une grande naïveté quand, en 1979, la dictature du shah d’Iran est tombée. Rentré d’un long exil, l’ayatollah Khomeiny, son grand opposant politique, allait le remplacer au pouvoir. J’étais alors étudiante au cégep et je ne pouvais qu’applaudir : un dictateur qui s’enfuit, c’est forcément une bonne nouvelle, non ?
Je ne m’interrogeais pas sur la « République islamique » annoncée par Khomeiny ; j’étais plutôt obnubilée par la foule en liesse en Iran et l’enthousiasme de plusieurs intellectuels. Après tout, l’ayatollah avait passé la dernière de ses 14 années d’exil en France et il avait reçu l’appui de gens comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
On a vite saisi que le nouveau régime instauré par l’ayatollah n’avait rien à envier à celui du shah ; il s’avéra même pire pour les femmes, à qui le voile et des restrictions furent rapidement imposés. La prise d’otages à l’ambassade des États-Unis a aussi fait comprendre qu’une guerre inédite se jouait.
En 1981, la destitution de Bani Sadr, premier président élu de la République islamique, a confirmé la fermeture du régime. Parce qu’il voulait que la démocratie soit plus forte que le pouvoir religieux, Bani Sadr a dû fuir son pays. Il est mort en exil.
Ça allait donc très mal en Iran. Étudiante à Paris au milieu des années 1980, je voyais de jeunes Iraniens manifester bruyamment à la Cité internationale universitaire, où sont concentrées les résidences étudiantes de la capitale. Ils brandissaient des photos sanglantes pour dénoncer les abus du régime khomeiniste. Une horreur certes, mais semblable à toutes les dictatures.
Et puis, en février 1989, est arrivée cette nouvelle : une fatwa était lancée contre un écrivain, Salman Rushdie. Dans mon souvenir, c’est le quotidien Libération qui, en France, a le plus rapidement relayé cette histoire : en une, sur un ton qui trahissait l’ébahissement. Une fatwa, qu’est-ce que c’était que ça ?
Dans le cas de Rushdie, récompense à l’appui, Khomeiny invitait les musulmans du monde entier à l’exécuter — lui, ses éditeurs et ses traducteurs — en raison d’un roman qualifié de blasphématoire.
Publié quelques mois plus tôt, Les versets sataniques avait fait l’objet de manifestations et d’autodafés. C’était déjà effrayant, mais maintenant on passait à l’inimaginable. Une condamnation à mort pour des mots, pour une fiction, pour un écrivain…
Comme des milliers d’autres, je suis allée manifester en faveur de Rushdie dans les rues de Paris. En dépit de quelques voix dissonantes, l’appui à la liberté d’expression dominait dans l’espace public. J’étais alors convaincue que ça resterait ainsi ; je n’imaginais pas que tout allait plutôt empirer.
Les attaques menées au nom d’Allah font désormais partie de l’histoire des dernières décennies. Elles ont fait des victimes partout : en Algérie, en Syrie, aux États-Unis, dans l’Europe tout entière, en divers endroits d’Afrique…
Victimes de chair, mais victimes dans les têtes aussi. De la dénonciation des caricatures danoises jusqu’au massacre de Charlie Hebdo, on a bien compris qu’on pouvait se moquer de Jésus, de Bouddha, du pape, mais pas de Mahomet. On a beaucoup baissé les bras.
Or, dans cette guerre des idées, les artistes et intellectuels musulmans ont été les premières cibles des islamistes, comme le soulignait la semaine dernière dans Le Monde le grand écrivain égyptien Alaa El Aswany, lui-même victime de trois agressions.
Mais comment faire entendre raison à des extrémistes ? Dès 1990, Salman Rushdie a essayé de s’expliquer pour sortir du supposé blasphème qu’il aurait commis. Ce fut en vain.
En si, en 1998, le gouvernement iranien a annoncé qu’il ne demandait plus que la fatwa soit accomplie, il a ajouté que la loi islamique l’empêchait de l’annuler ! De toute manière, comme l’a fait savoir le ministère iranien des Affaires étrangères, ce sont « les insultes de Rushdie envers la religion dans ses écrits » qui expliquent le récent attentat contre lui. L’écrivain est donc le seul responsable de ce qui lui arrive.
Cette menace sans fin est emblématique de notre époque. Salman Rushdie a pu survivre jusqu’ici parce qu’il a été protégé et soutenu. Il le sera de nouveau — les ventes de ses livres ont d’ailleurs augmenté — maintenant qu’on a constaté que la vigilance à son endroit ne pouvait être relâchée.
Mais la même menace est dorénavant vécue par les Afghanes, qui, depuis le retour au pouvoir des talibans il y a un an, se retrouvent emmurées dans leurs burqas et leurs maisons, interdites de travail et d’études. Celles qui manifestent à visage découvert pour réclamer un peu de liberté sont époustouflantes de courage. Comme Salman Rushdie, elles font fi de la peur et osent encore croire que la raison peut être entendue.
Or, nos gouvernements, contrairement à il y a 20 ans, ne disent plus un mot sur l’Afghanistan et on ne sait plus si l’aide humanitaire, désormais réduite, se rend vraiment jusqu’aux femmes. Qui va les entourer, les protéger ?
On en dira autant de l’Arabie saoudite, où un mot de trop vous vaut la prison. Mais l’Occident y brasse toujours des affaires : cela suffit pour devenir sourd et aveugle devant les peines d’emprisonnement d’un Raif Badawi ou d’une Salma Al-Chehab, 34 ans, qui vient d’être condamnée à 34 ans de détention pour des messages sur Twitter prônant la liberté de conscience !
Qu’on ne puisse imaginer la fin de ces fléaux est la grande tragédie de ce siècle, qu’on y réagisse à peine est des plus décevants. La bataille pour la liberté doit pourtant continuer.
Mais réagir comment? Nous ne savons pas, vous ne savez pas … à part d’écrire cet excellent article. Et nos dirigeants politiques? Trop occupés à se faire valoir (réélire) … ou à jouer au clown en Inde …
Aucun « pouvoir » la dessus. C’est une lutte interminable entre 2 idéologies, 2 mondes. La Chine, la Corée du Nord et autres qui s’allient contre l’Europe et les Amériques dans l’agression contre l’Ukraine. Démocraties contre dictatures.
J’aimerais bien vous lire à nouveau sur le sujet.
On dit qu’où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie et rien n’est plus vrai en ce qui concerne les religions. Les chrétiens ne sont pas en reste eux qui ont pillé et massacré pendant presque 2 millénaires! Ces chrétiens que les autorités romaines donnaient en pâture aux lions dans les arènes de l’empire et, en particulier, au magnifique Colisée de Rome. Même les chrétiens entre eux se sont massacrés entre catholiques et protestants (la Saint-Barthélémy ça vous dit quelque chose?).
Évidemment, les musulmans n’ont pas été en reste et ont occupé une partie de l’Espagne pendant près d’un demi millénaire… Comme quoi l’histoire risque de se répéter. Mais, pour en revenir à nos moutons et comme l’écrivait Samuel Huntington, nous sommes confrontés à un choc de civilisations et il n’y a rien de qualitatif quand on parle de civilisation car sa définition la plus commune est «ensemble des caractères communs aux sociétés les plus complexes ; ensemble des acquisitions des sociétés humaines (opposé à nature, barbarie).» (Robert) La civilisation est un état de fait et non pas un état subjectif mesuré à l’aune occidentale.
C’est la grande erreur des civilisations, en particulier occidentales, de vouloir imposer ses normes à des civilisations qui n’en veulent pas. Cela n’a jamais fonctionné sinon par le temps et l’intégration comme a réussi à le faire non sans peine après des centaines d’années l’empire romain. Les chrétiens ont été moins persévérants et on n’a qu’à penser aux Croisades qui furent un échec retentissant jusqu’à l’Afghanistan que les politiciens occidentaux ont platement laissé tombé après 20 ans d’efforts vains mais surtout mal guidés.
Des menaces sans fin? Ben oui, c’est justement l’essence de ce qui constitue un choc de civilisations: le chaos et la violence, surtout religieuse car c’est là où se trouve l’absolu et l’absurde «crois ou meurs».
Certaines idéologies sont comme le cancer. Dès que les métastases commencent à se répandre, il n’y a plus rien à faire , le mal est fait. Il aurait d’abord fallu commencer à nettoyer nos universités , berceaux de la connaissance, dès l’apparition des premières traces de revendicateurs contre la liberté de pensée, de parler. Malheureusement, la mollesse des directions de nos institutions a fait en sorte que la gangrène s’est répandue à toutes les couches de la société sous le masque de la ¨bienpensance¨.
Gare à l’alignement de notre premier ministre Trudeau qui s’apprête à faire voter une loi contre le ¨blasphème¨ religieux. Cela donnera un pouvoir sans limite à toutes les religions, dont une plus que les autres, contre laquelle on ne pourra plus faire la moindre critique sous menace d’apostasie et de ¨fatwa¨ comme c’est le cas pour les Salman Rushdie et bien d’autres, surtout des femmes musulmanes qui veulent vivre debout mais dont les instances féministes internationales ont détourné le regard.
L’ayatollah Khomeiny est devenu le « guide suprême » de la Révolution islamique iranienne quelque peu par défaut. Simplement parce qu’une fois que le Shah Mohammad Reza Pahlavi eût été dépossédé du pouvoir, il n’y avait à proprement parler pas d’autorité civile et morale qui puisse exercer le pouvoir en Iran. C’est pratiquement tout le régime qui était corrompu.
En 1979, Sayyid Ruhollah Musavi Khomeiny a été rappelé par les membres de sa congrégation religieuse qui à l’époque était la seule qui disposait encore d’une certaine intégrité et vers laquelle se sont tournés les jeunes gardiens de la révolution et la population. L’homme était un expert de la Sharia (la règle de la justice islamique) ; à l’instar de Salman Rushdie, il a écrit pas moins d’une quarantaine de bouquins incluant de la poésie. Compte tenu de la déliquescence du pouvoir du Shah, selon des documents produits par la BBC, l’administration de Jimmy Carter supportait un retour de l’ayatollah et des contacts avec les États-Unis existaient déjà depuis 1963.
Ainsi l’Iran, contre toutes les attentes, est-elle devenue une théocratie et par fait même la République des mollahs. Contrairement à ce qu’écrit Josée Boileau ce n’est pas Khomeiny qui a instauré le nouveau régime, car il était considéré comme un modéré. C’est le régime qui s’est instauré de lui-même faute d’un réel contrepouvoir, après le Shah.
Le régime Iranien sous la coupe de Khomeiny aura effectivement complètement dérapé, il serait assez long et présomptueux d’en trouver en quelques mots les raisons, mais rappelons pour mémoire que Khomeiny survit à une tentative de coup d’état militaire en 1982, qu’en plus de cette révolution fragile, L’Irak et l’Iran sont en guerre de 1980 à 1988. Un conflit qui fit près de 700 000 victimes selon plusieurs estimations.
Il se trouve que Josée Boileau était étudiante à Paris à la même époque que moi-même et j’avais plusieurs amis Iraniens pour m’expliquer ce qui se passait. Plus tard, une fois la République islamique instaurée, j’ai travaillé avec des étudiants Iraniens puisque la France continuait d’accueillir cette population estudiantine, ces jeunes étaient ouverts à toutes sortes de réformes. Il convient de noter que malgré l’apparente rigueur du régime, ces étudiants en architecture étaient aussi des étudiantes puisque ce petit contingent se divisait presque à parts égales.
Contrairement à ce qu’on entend, l’Islam soutient les études et l’instruction des femmes. L’Iran ne s’objecte pas au fait que les femmes soient universitaires pour autant qu’elles observent les principes de la Sharia.
Ce que peut-être madame Boileau aurait dû préciser c’est que l’Iran est le pays du monde qui représente la branche secondaire de l’Islam, les « chiites » qui se sont dissociés de la principale branche « sunnite » dès le lendemain de la mort de Mahomet.
Rushdie ne s’est jamais à proprement parler moqué de Mahomet, il a créé (avec l’incommensurable talent qu’on lui connait) une œuvre sublime quoique profane en concevant un rêve qu’aurait fait Mahomet, ajoutant quelques versets imaginaires au Coran. Pour nombre de musulmans la « bible » des musulmans et sacrée, on ne peut et ne doit pas y toucher.
Le problème c’est que Salman Rushdie, jouait à cette époque un rôle politique proéminant et se montrait ouvertement critique de l’islamisme chiite et de la République des mollahs. Rien ne justifie une « fatwa », pourtant Rushdie ― en magnifique conteur qu’il est -, s’est élevé presque à l’égal d’un prophète, du moins dans l’imaginaire populaire. Ainsi cette fatwa était-elle selon moi plus politique que religieuse.
Pour mémoire, il convient de dire que Khomeiny n’en était pas à sa première fatwa, il en avait promulgué une contre les armes chimiques et les armes nucléaires. Celle-là, personne n’y trouvera rien à redire. Sous l’apparente rigidité du tyran, se trouvait aussi probablement un cœur de père. Cette lutte incessante entre ce qui relève de la raison du cœur et la raison d’État.
Merci pour cette description nuancée et combien complexe de cette époque et d’un régime qui est difficile à saisir.