
Au sixième étage du palais de justice de Montréal, dans l’aile réservée aux affaires de violence conjugale, Me Marilène Laviolette a sept dossiers sous le bras et seulement 30 petites minutes devant elle. Cette procureure de la Couronne doit rencontrer les victimes d’agression et les préparer aux interrogatoires. « Par chance, hier, j’ai eu la journée complète pour lire mes dossiers. Mais les victimes, je les vois pour la première fois », raconte la jeune brunette. Quelques minutes pour préparer un témoin, c’est suffisant ? La grève déclenchée le 8 février dernier par les 450 procureurs de la Couronne, de concert avec les 1 000 juristes de l’État, est une réponse en soi.
Avec ce coup d’éclat, l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales (APPCP) voulait mettre en lumière des conditions de travail qu’elle juge déplorables. D’abord, le salaire. Au Québec, le plafond salarial d’un procureur de la Couronne est actuellement de 102 773 dollars, le plus bas de toutes les provinces. La moyenne des maximums au Canada est de 140 000 dollars et les procureurs ontariens gagnent jusqu’à 198 935 dollars.
Ensuite, la charge de travail. L’Association a fait valoir que le rapport procureurs-habitants était le plus bas au pays. Elle demandait l’embauche de 200 procureurs de plus que les 450 actuels ainsi que le recrutement de recherchistes et de secrétaires.
« Le nombre de crimes n’a pas augmenté, mais notre tâche s’est énormément alourdie au cours des 10 dernières années », affirme Me Christian Leblanc, président de l’APPCP.
Pourquoi, tant pour les procureurs que pour les avocats de la défense, la tâche s’est-elle alourdie ?
- Le recours aux tests d’ADN et autres preuves scientifiques a complexifié les dossiers. Les procureurs de la Couronne et les avocats de la défense demandent plus souvent l’intervention d’experts. Chacune des parties doit démêler les rapports des scientifiques pour préparer son interrogatoire et son contre-interrogatoire.
- La criminalité devient plus complexe. Établir la preuve dans un dossier de cybercriminalité est autrement plus délicat que dans une affaire de vol à l’étalage. En outre, les procès pour complot impliquant plusieurs accusés prennent de l’ampleur et sont plus nombreux. Chaque partie multiplie les requêtes, contestant la légalité de certaines preuves, notamment celles obtenues par écoute électronique.
- De plus en plus d’accusés se représentent seuls. « L’accusé qui se représente tout seul n’a généralement aucune idée des règles à suivre. Par exemple, il doit constamment être rappelé à l’ordre, parce qu’il ne sait pas comment interroger les témoins », dit Me Christian Leblanc.
- Bon nombre de victimes et d’accusés ont des problèmes qui dépassent le cadre juridique. Le seuil d’admissibilité à l’assistance juridique est si bas (13 000 dollars pour une personne seule) que Me Josée Hamel, avocate de la défense qui travaille à l’Aide juridique, fait affaire exclusivement avec des bénéficiaires extrêmement démunis, souvent sans domicile fixe. « Il arrive qu’ils pleurent dans mon bureau, menacent de se suicider… Je dois les aider à trouver des ressources. Évidemment, ça prend dix fois plus de temps pour préparer un dossier, mais je ne m’en plains pas. C’est une vocation. »
Après quelques progrès encourageants dans les négociations avec les procureurs de la Couronne, le gouvernement leur a infligé une gifle le 22 février, en imposant une loi spéciale qui les forçait à retourner au travail. Cette loi, qui lie les parties jusqu’en mars 2015, prévoyait une hausse salariale de 6 % sur cinq ans ainsi que l’embauche de 80 nouveaux procureurs et de 40 recherchistes.
Dans l’espoir de calmer la colère qu’il a soulevée, le gouvernement a amélioré son offre le 22 mars dernier. Ce sont maintenant 98 procureurs, dont 3 procureurs en chef, qu’on promet d’embaucher, ainsi qu’une soixantaine d’employés de soutien.En outre, certains avocats pourront se faire payer des heures supplémentaires.
Pour les procureurs, c’est trop peu, trop tard. Quelques-uns ont déjà tourné le dos à la Couronne et leur association promet de s’adresser aux tribunaux pour faire invalider la loi spéciale. Christian Leblanc ajoute qu’il sera difficile de pourvoir les nouveaux postes promis par Québec. « Le système, on l’a porté à bout de bras, par passion. Maintenant, notre moral est au plus bas. Ça ne crée pas un environnement de travail très stimulant pour former la relève. »