C’était au printemps dernier. La ligue du vieux poêle des pays qui dominent l’économie mondiale s’apprêtait à débarquer à La Malbaie, et tout le monde se préparait à un cataclysme d’affrontements entre policiers et manifestants anti-G8.
Y compris quelques députés du Québec qui, dans un élan de bienveillance, souhaitaient faire adopter une motion à l’Assemblée nationale afin de dédommager financièrement les commerçants touchés. Comme il s’agissait d’une motion sans préavis, elle devait être acceptée à l’unanimité, mais fut bloquée par Québec solidaire, parce que la Coalition Avenir Québec refusait de retirer de son libellé une condamnation sans appel de la désobéissance civile.
Ce qui n’était pas très étonnant. En 2017, le député caquiste Éric Caire paraissait stupéfait, au lendemain de l’élection de Gabriel Nadeau-Dubois, que celui-ci, comme député élu, « ne condamne pas systématiquement la désobéissance civile ». Selon sa logique, cela revenait à dire à la population qu’elle n’a pas à respecter les lois qui sont adoptées.
Je comprends bien la position de Caire, mais sa rigidité à refuser de faire une distinction entre la délinquance et le refus de se conformer à une loi injuste pour des motifs politiques illustre parfaitement la relation extrêmement ambiguë que nous entretenons avec celles et ceux qui désobéissent.
D’un côté, tout le monde aime l’idée de la rébellion. À condition qu’elle fasse partie de l’histoire ou qu’elle ait été absorbée par une forme de marchandisation qui l’a normalisée. Mai 68, le Che et les Sex Pistols sont des artéfacts. Ils ne rompent plus avec l’ordre établi. Ils font partie d’une révolte consensuelle, digérée par les années. Comme les Harley-Davidson ou l’accoutrement désormais folklorique d’Éric Lapointe.
Le printemps 2012 nous a cependant bien montré comment notre rapport à la désobéissance, lorsque celle-ci est bien réelle, nous divise et nous braque.
Mais pourquoi ? Est-ce que quelques casseurs en viennent à coloniser l’imaginaire tout entier ? Ou alors, ce qui déplaît ne serait-il pas qu’une frange de la société, elle, sorte du rang, quitte à en subir les conséquences, et que cela nous mette en face de nos propres petites lâchetés ?
Sans pouvoir y répondre, je peux toutefois constater que le phénomène n’est pas que politique.
Nous suivons les règles, qu’elles soient claires ou non, parce qu’on nous assure que c’est ainsi que nous accéderons à la réussite.
« La pression est tellement forte pour entrer dans le moule », me dit Hubert Lenoir.
J’ai voulu aborder le thème avec lui parce que, lorsque le magazine scientifique pour ados Curium lui a offert une tribune libre, c’est le sujet de la désobéissance qu’il a adopté, détaillant les raisons pour lesquelles vous ne devriez pas toujours faire ce qu’on vous dit.
Faut dire que le jeune prodige musical aime brouiller les codes. Entre les styles musicaux. Entre les genres sexuels. Il s’habille de manière superbement excentrique. Il exsude une sexualité qui met au défi la binarité conventionnelle. Plus controversé encore : il met du saxophone dans ses chansons.
Dix à quinze fois par jour, il reçoit des messages de jeunes qui le remercient de leur avoir donné le courage d’être ce qu’ils sont, ce qu’ils ont envie d’être. « Des fois, c’est seulement pour me dire : aujourd’hui, j’ai mis du maquillage à l’école. Ça peut paraître superficiel, mais ce que j’espère qu’ils retiennent, c’est qu’ils peuvent choisir, que le degré d’anticonformisme qu’ils veulent adopter leur appartient. »
Il poursuit : « T’sais, les règles, ça sert surtout à brimer l’individu. Moi, je veux me tenir debout. Parce que je sais que c’est ça qui est gratifiant. »
Sans peut-être même le savoir, Hubert Lenoir touche à ce qui fait mal. Comme la plupart des sociétés, la nôtre fonctionne grâce au conformisme. Son équilibre repose sur l’acceptation de dogmes qui président à son succès. Socialement, économiquement, nous suivons les règles, qu’elles soient claires ou non, parce qu’on nous assure que c’est ainsi que nous accéderons à la réussite.
Quand certains d’entre nous s’y refusent et en tirent un quelconque bénéfice, une reconnaissance, ou qu’ils obtiennent simplement l’assentiment d’autorités politiques et intellectuelles, c’est un peu comme si on se moquait de celles et ceux qui font ce qu’on réclame de leur part : rentrer dans le rang.
Le vertige qui en résulte peut être insoutenable. Si bien qu’il en révulse bon nombre.
Et si ce conformisme n’était pas l’autoroute du bonheur collectif ? Et si le sable que les fauteurs de troubles mettent dans l’engrenage nous forçait à éteindre le moteur ? Et si cela nous permettait de prendre le temps de nous demander si l’itinéraire prescrit et sur lequel reposent nos espoirs d’une vie plus douce est le bon ?
Voudrions-nous seulement le savoir ?
Cette chronique a été publiée dans le numéro de novembre 2018 de L’actualité.
Il y en a qui désobéisse parce que c’est dans leur palette, je crois que c’est votre cas…
Qu’ils protestent tant qu’ils veulent, mais sans vandalisme.
Ouf!
D’Éric Caire à Gabriel Nadeau-Dubois, à Mai 68, au Che et aux Sex Pistols, aux Harley-Davidson à l’accoutrement folklorique d’Éric Lapointe…. Au printemps 2012, tout cela pour camper le concept de la désobéissance civile.
Tout cela à égale distance dudit concept, pour en arriver à Hubert Lenoir, jeune prodige musical qui, somme toute, s’est trouvé un créneau économico-existentiel, dont il verbalise lui-même les contraintes infernales : « La pression est tellement forte pour entrer dans le moule. »
Dur, dur, en effet, comme dirait Bourdieu, le processus de la consécration et tellement complexe celui de la sacralisation de l’antibinarité conventionnelle qui fait que l’on « exsude une sexualité qui met au défi ladite binarité conventionnelle. » Et que « Plus controversé encore : (on) met du saxophone dans ses chansons. »
Un chanteur politique engagé, quoi…
Ouais, toute une désobéissance civile…
Géométrie différenciée des nombrils du monde.
Tout à fait d’accord, il faut se questionner davantage. Nous acons été conditionné à l’obéissance. Avoir la bonne réponse à l’école incluant des bonnes réponses à des questions bêtes comme « Quelle est la plus belle saison? » Réponse récompensée: le printemps, selon le professeur.
Et le traffic, c’est une perte de qualité de vie pour plusieurs d’entre nous. Nous ne sommes pas des moyens de production, c’est tellement réducteur.
Si tout le monde désobéit, alors la règle tombe en désuétude, elle disparait. La règle disparaissant, apparaît alors l’anarchie, ce qui n’est pas mauvais en soi, mais qui enlève alors tout intérêt à la désobéissance. S’il n’y a pas de règle, la désobéissance n’a aucun sens et, par suite, ne peut plus être une garantie d’originalité. Ce qui démontre que l’anti-conformisme n’est ni une preuve d’intelligence, ni une preuve de personnalité forte et créative. Si ce l’était, alors les mafiosi, les tueurs en série et les violeurs d’enfants seraient les héros de notre société. Définitivement, il faut trouver autre chose que la simple désobéissance pour donner un idéal aux citoyens. Ce n’est pas parce que vos sortez du chemin et que vous détruisez les forêts et les savanes avec vos jeeps, vos 4×4 et vos ski-doos que vous réglez le problème des bouchons de circulation. C’est terriblement réducteur et mensonger que d’affirmer que la simple désobéissance, le simple non-conformisme apporte le bonheur. Il y a autre chose.
Cet article (d’opinion) mélange conformisme et désobéissance civile. Pour votre gouverne, mettre (ou pas) du maquillage est une liberté élémentaire acquise à tous depuis longtemps, et non pas une quelconque forme de désobéissance civile.
Et respecter la vie et les biens d’autrui font partie des règles élémentaires de la vie en société, et cela ne relève pas du « conformisme »…
Le chaos, c’est-à-dire l’absence de règles, n’a rien de romantique ni de séduisant, et dans un monde civilisé, les règles immorales – car elles peuvent exister bien sûr – se combattent politiquement et non pas en brisant des vitrines (très cliché mais hélas toujours très vrai).
Excellent texte ! J’aimerais partagé avec vous une entrevue de Chomsky qui, selon moi, est extrêmement riche en contenu « éthique ».
Source : Le lien vers cette entrevue est le suivant : https://archive.org/details/NoamChomsky-2001-09-01-InterviewAboutGlobalizationEtc_267
L’entrevue dure 55 minutes, mais je vous invite notamment à écouter à partir de la 31e minute ; 50 secondes. Chomsky discute de l’obéissance et du conformisme. Les propos qu’ils tients sur l’obéissance et le conformisme sont percutants. Il conclut : « people in high place are the one who accept the framework » (Chomsky). Il affirme également : « suppose your the CEO of a big corporation, you don’t have the choice of being a decent human being. It’s not of your choice. Here I agree with Milton Friedman : you’re responsibility, in fact your legal responsibility is to maximize profit and marketshare for the benefit of the stockholders. That’s your responsibility. It’s not your responsibility to see that workers have decent conditions or that the environment doesn’t get destroyed. If you spend your time and your effort on that, you will not be CEO for very long. Somebody will take you out. It’s an institutional fact that the person in that position has to act like a moral monster. It’s not a particulary individual. It’s the institution again ».
Eric Folot
Je crois au contraire que le CEO qui veut maximiser les profits pour ses actionnaires doit se préoccuper du bien-être de ses employés autant que du respect de l’environnement sinon, la pression économique et sociale fera en sorte qu’il ne sera pas CEO bien longtemps et/ou que sa société disparaîtra sous peu.
La question du moule se présente à peu près à toutes les générations, voire les inter-générations. On trouve celles et ceux qui d’une manière ou d’une autre semblent plutôt bien s’y conformer et d’autres pour qui ça va pas. Pourquoi c’est comme ça ?
Et puis il y a toutes celles et ceux qui n’étaient pas dans le moule et qui « un jour » entrent dedans. Lesquel(le)s peuvent devenir horriblement conformistes. Oui ! Et pourquoi y-a-t-il des conformistes et des gens qui sont si conformistes que cela pourrait bien paraître malade ?
Il y a pourtant un monde entre la désobéissance et la désobéissance civile. Quand Mohamed Ali alias Casius Clay décide qu’il n’ira pas combattre au Viet Nam, nous entrons dans une toute autre dimension de la désobéissance, c’est la dimension spirituelle et politique de la désobéissance. C’est une forme de désobéissance qui dépasse l’humain. Doit-on alors parler de désobéissance ou de désobéissance civile ou considérer qu’il s’agit d’une forme d’obéissance à plus grand que soi ?
Par presque tous ses gestes, Ali a toujours inspiré ce qui dépasse l’humain, y compris sa manière inspirée d’allumer la flamme Olympique malgré sa maladie de Parkinson. Jean-Paul II qui était atteint du même mal pouvait étonner parfois de la même façon.
Celui qui désobéi cherche peut-être à montrer tout ce qu’à notre corps défendant nous ne voyons nécessairement pas. Cette parure de l’âme sans laquelle la nature ne serait pas. Pour changer un peu… serait-il peut-être temps de retourner la lorgnette pour la mettre à l’endroit. On y verrait plus gros et ça changerait toute !
La grande limite des propos sur le conformisme, c’est que le conformisme est relatif. Dans un pays scandinave du second après-guerre, où prédomine la social-démocratie, être conservateur est non-conformiste. Toujours dans le second après-guerre, sous la Première république italienne, fondée par l’ensemble des partis antifascistes (DC-PCI-PSI-PLI-PRI-PA), ce sont les foutus néofascistes (MSI ou pire encore) qui sont non-conformistes, de même que les exclus du système de « tous les partis de l’Arc constitutionnel ». D’ailleurs avant son arrivée au pouvoir à l’automne 1922, le fascismo était un mouvement de contestation de l’ordre (libéral) établi, coloré et bruyamment anticonformiste (aussi antibourgeois qu’antiprolétaire, à ce moment-là). Dans un pays comme le Canada où sévit l’hégémonie des clientélismes identitaires – multiculturalisme, nationalisme québécois, etc – me v0ilà anticonformiste, puisque je fustige et vitupère la politique identitaire d’où qu’elle vienne.
Bref, les propos de David Desjardins sur le conformisme me rappellent l’excellente définition de « Radicalisme » dans le tordant et indispensable ‘DICTIONNAIRE DU DIABLE’ d’Ambrose Bierce :
«Radicalism, n. The conservatism of tomorrow injected into the affairs of today.» (Le conservatisme de demain injecté dans les affaires d’aujourd’hui).