La cuisine à la sauce Airbnb

Vendre une portion de sa sauce bolognaise à un voisin. Jouer les restaurateurs dans sa salle à manger. L’économie collaborative réinvente le monde de l’alimentation. Non sans créer quelques remous.

Cynthia Rodriguez, membre de Cuisine voisine. (Photo: Charles Briand pour L’actualité)
Cynthia Rodriguez, membre de Cuisine voisine. (Photo: Charles Briand pour L’actualité)

Dans la cuisine de ses parents, à Montréal, Camille Boulais-Pretty prépare des petits gâteaux camomille-citron. Lorsqu’ils seront bien dorés dans leurs moules en papier fleuri, la jeune femme de 19 ans prendra une photo, qu’elle publiera sur Cuisine voisine. Ce site, dont elle est membre depuis sa création, en 2015, lui permet de vendre à d’autres particuliers des plats préparés chez elle.

Son produit le plus demandé: sa tarte aux poires et aux pommes à 15,08 $. Comme les autres «cuistots» (le surnom des quelque 150 cuisiniers de Cuisine voisine), la pâtissière a fixé son prix, auquel le site a ajouté 15 % de frais. Une fois la transaction en ligne terminée, le «gourmand» n’a qu’à passer chez elle récupérer son achat. Elle a vendu pour environ 200 dollars de desserts à ce jour, mais elle évalue difficilement ses profits, puisqu’elle ne compte pas toujours ses heures ni le coût de tous les ingrédients.


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Après un an d’activité, Cuisine voisine rassemble quelque 1 000 membres, principalement à Montréal et à Québec, un regroupement qui ne cesse de grandir. Et l’initiative n’est pas seule à redéfinir la vente et la consommation de nourriture: VizEat, par exemple, actif dans plus de 100 pays, permet à des gens de Montréal de recevoir des inconnus à leur table. VoulezVousDîner, qui offre le même service, réunit pour sa part des gens de la métropole et de la Vieille Capitale. Les invités effectuent leur réservation sur le site, qui prend des frais pour couvrir les dépenses de marketing et d’assurances, entre autres. Ne reste plus ensuite qu’à faire connaissance autour d’un savoureux repas.

LAT_12_devine_qui_vient_diner_exergue1Ces sites s’inscrivent, au même titre qu’Airbnb, dans un grand mouvement qui bouscule l’économie et les façons de consommer un peu partout dans le monde. L’économie dite collaborative — aussi appelée «économie du partage» par certains — frôlera les 335 milliards de dollars dans le monde d’ici 2025, comparativement à 15 milliards en 2014, prévoit le cabinet d’audit et de conseil PricewaterhouseCoopers.

L’économie du partage séduit par ses prix avantageux, mais aussi parce qu’elle propose une expérience différente, selon l’Observatoire de la consommation responsable. «On a souvent l’impression que les gens agissent pour la société ou l’environnement. Mais généralement, ce qui fait passer une personne à l’action, c’est davantage ce qui lui fait directement plaisir», explique Caroline Boivin, cofondatrice de l’Observatoire et directrice du Département de marketing à l’Université de Sherbrooke.

En fondant Cuisine voisine, Kathleen MacDonald, ancienne conseillère en gestion de risque qui vit maintenant à Saint-Hippolyte, dans les Laurentides, a voulu insuffler l’esprit d’entraide et de collaboration dans les collectivités. Cette mère de trois enfants aujourd’hui adultes a eu de la difficulté à conjuguer travail et famille lorsqu’ils étaient jeunes. Heureusement, elle a souvent reçu l’aide d’une amie voisine qui lui offrait des plats cuisinés maison.


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Pour sa part, le cuistot Christophe Reynaud, étudiant à HEC Montréal, espère retirer un profit, mais aussi faire de nouvelles rencontres lors de l’échange de plats avec les «gourmands». «On est dans une période ultraconnectée où les gens ne se parlent plus, déplore ce Français d’origine. Avec l’économie collaborative, on revient à ces valeurs un peu plus traditionnelles. Les gens recommencent à se parler, à s’écouter.»

Pour l’Association des restaurateurs du Québec, il ne s’agit toutefois pas d’une situation à prendre à la légère. «Si on avait demandé il y a 10 ans au milieu hôtelier si Airbnb allait autant bouleverser le marché, probablement que personne n’y aurait cru», dit François Meunier, vice-président aux affaires publiques et gouvernementales de l’Association. «Les plateformes d’économie du partage où la nourriture est en vedette se multiplient. On doit être attentif à la situation pour éviter toute forme de concurrence déloyale.»

LAT_12_devine_qui_vient_diner_exergue2Restaurateurs et traiteurs doivent respecter des normes, notamment en matière d’hygiène et de salubrité. Mais entre servir des clients dans son restaurant tous les soirs et accueil­lir des touristes à sa table une fois par mois, doit-il y avoir une différence réglementaire? Alexandre Noël, relationniste au ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimen­tation du Québec (MAPAQ), précise par courriel que «les préparateurs de nourriture à domicile et les exploitants d’établissements de restauration ou de vente au détail ne sont pas considérés différemment». De plus, quiconque vend de la nourriture doit posséder un permis du MAPAQ.

Ce permis annuel coûte de 242 à 484 dollars, selon l’activité. Une personne offrant des repas sans permis s’expose à une amende allant de 2 000 à 15 000 dollars pour une première infraction, et jusqu’à 45 000 dollars pour une deuxième.

D’autres règles s’imposent, notamment l’obligation de suivre une formation (valable à vie) sur l’hygiène et la salubrité alimentaires, donnée par le MAPAQ. Il faut aussi cuisiner moins de 100 kilos de nourriture par mois, sans quoi l’espace et l’équipement doivent servir exclusivement à la préparation de la nourriture à vendre.

Un inspecteur du MAPAQ peut à tout moment débarquer chez un cuisinier pour une vérification. Le Ministère n’a tou­tefois pas pu indiquer si des amendes ont jusqu’à maintenant été imposées à des particuliers, puisque ses données n’incluent pas les critères «domicile privé» et «vente en ligne».


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Camille Boulais-Pretty dit avoir suivi une formation de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec sur l’hygiène et la salubrité alimentaires pour les manipulateurs d’aliments (reconnue par le MAPAQ), mais elle ne possède pas de permis de vente. «Le coût d’un permis, environ 300 dollars, n’est pas adapté à la production artisanale et occasionnelle, le créneau de Cuisine voisine», explique-t-elle.

Selon la jeune femme, l’équipe de Cuisine voisine est actuellement en discussion avec le MAPAQ pour encadrer plus adéquatement ces nouvelles pratiques. L’entreprise travaille aussi à créer sa propre formation en hygiène et salubrité, qui s’adressera aux cuistots.

Qu’à cela ne tienne, les initiatives continuent à émerger, et certaines proposent même des formules sans échange d’argent. Ainsi, depuis l’été 2016, un site Internet de partage d’aliments met en relation des gens, pour l’instant uniquement à Montréal, souhaitant donner et recevoir des fruits et légumes en ayant recours à la géolocalisation. Fondé par la jeune diplômée en administration des affaires Geneviève Rousseau, BonApp est inspiré du site allemand Foodsharing. Au menu: amener l’alimentation collaborative encore plus loin.

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Un carnaval culinaire

Quatre fois par année, des milliers de personnes partout dans le monde participent au Restaurant Day.

De loin, des guirlandes et une petite tente campée dans une ruelle de Montréal attirent l’attention. En s’approchant, on découvre une ardoise qui affiche un menu suédois: soupe aux pois et crêpes garnies de confiture et de crème. En ce dimanche de février, Marie-Louise Vogt s’improvise restauratrice d’un jour. Emmitouflées dans leurs manteaux, une dizaine de personnes bavardent et rient en dégustant leur plat réconfortant.

Quatre fois par année, le carnaval culinaire Restaurant Day invite les gens à ouvrir un restaurant éphémère dans leur maison ou dans un lieu public. Lancé à Helsinki (Finlande) en 2011, il a accueilli 1 245 «restaurants» dans 29 pays pour sa 20e édition, en février 2016. Au Québec, des villes ont rejoint le mouvement au fil des années, dont Rimouski, Trois-Rivières, Montréal, Val-d’Or et même Havre-aux-Maisons, aux Îles-de-la-Madeleine.

Selon Frederik-Toran Nissen, un des initiateurs du carnaval culinaire à Mont­réal, la métropole est arrivée deuxième ville au monde en fait de participation en août 2015, avec près de 110 «restaurants» et quelque 8 000 clients.

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      «C’était vraiment “tripant”», se souvient Marie-Hélène Dubé, venue de Québec pour l’occasion. «C’est un super-événement qui permet de découvrir une ville et de rencontrer ses habitants, en plus de faire de belles découvertes culinaires», ajoute celle qui a participé quatre fois au Restaurant Day à Québec, en vendant notamment des falafels.

      De nombreux participants n’ont pas de permis en raison du caractère éphémère de l’activité. «Le Restaurant Day est une manifestation qui cherche à remettre en question toute cette réglementation», indique d’ailleurs le groupe Facebook Restaurateurs/trices du Restaurant Day Montréal.

      La Ville de Montréal a adopté en octobre 2014 une motion afin de faciliter la tenue de l’activité «dans le respect de la salubrité et de l’écoresponsabilité». Le prochain rendez-vous culinaire devrait avoir lieu en novembre.