
La cuisine de Roxane Malovechko, à Laval, est le théâtre quotidien d’affrontements sans fin. « Chaque soir, à l’heure des devoirs, c’est la guerre », raconte cette blonde et frêle mère célibataire de trois enfants, comptable à Montréal. « L’un se fâche quand je lui fais recommencer son travail, l’autre trouve que je ne réponds pas assez vite à ses questions, la dernière veut regarder la télé… Ça peut durer deux heures et ça finit souvent en crises de nerfs. » Son rêve? Que les devoirs soient faits à l’école. « Si une partie du travail était déjà bouclée, je serais moins sur le dos de mes enfants. »
Quel parent peut jurer ne jamais s’être énervé en corrigeant une dictée (oui, ça existe encore!) ou en faisant réciter les tables de multiplication? « Stressés, débordés, beaucoup de pères et de mères aimeraient qu’il n’y ait plus de devoirs à la maison », observe Robert Darche, qui enseigne à l’école primaire du Soleil-Levant, à Mascouche. Il y a 10 ans, il a créé avec un collègue des ateliers de formation sur les devoirs, destinés aux parents. « Ils sont prêts à payer pour que leur enfant les fasse à l’école. »
L’enjeu est tel qu’en 2003 le premier ministre Jean Charest a promis aux parents, lors de la campagne électorale, que les travaux scolaires se feraient avant le retour à la maison. Un volet d’aide aux devoirs avait certes été inclus dans un plan de lutte contre le décrochage en 1992, sous le gouvernement Bourassa. Ce sera cependant la première fois (à partir de janvier 2005) qu’un programme – de 10 millions de dollars – sera consacré uniquement à l’aide aux devoirs. Priorité sera donnée aux élèves du primaire ayant des difficultés d’apprentissage. Ce que déplore Johanne Fortier, présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement, qui préconise une mesure universelle.
Les besoins d’une aide extérieure sont-ils plus grands qu’à l’époque où les jeunes (les pères et mères d’aujourd’hui) faisaient leurs devoirs sans le concours de leurs parents, parfois moins scolarisés qu’eux? Il semble que oui.
« La dynamique familiale et le contexte social ont changé », dit Robert Darche. Les deux parents, à qui on demande au boulot d’être performants et productifs, sont fatigués. « Le temps est devenu une denrée rare », poursuit l’enseignant.
Selon lui, le phénomène des enfants rois y est aussi pour quelque chose. « Parce qu’ils ne passent pas beaucoup de temps avec eux, de nombreux parents craignent de perdre l’amour de leurs enfants s’ils mettent un frein à leur plaisir immédiat, déplore-t-il. Et les devoirs sont considérés comme un frein. » Les pères et les mères ont souvent de la difficulté à imposer leur autorité au moment des devoirs, d’où pas mal de tensions. Pour ne rien arranger, bien des parents veulent… trop: ils ont moins d’enfants, dans certains cas un seul, qui est leur « projet », dans lequel ils investissent et qu’ils veulent voir exceller.
Les devoirs ont-ils tellement changé depuis l’époque où les enfants les faisaient tout seuls? « C’est surtout l’approche qui a changé », dit Francine-Marie Birtz, enseignante à la Nouvelle école secondaire du secteur Lafontaine, à Saint-Jérôme. « Auparavant, en mathématiques, par exemple, on mémorisait les concepts avant de faire de la résolution de problèmes. Aujourd’hui, c’est l’inverse: on met les élèves en situation de résoudre un problème, on crée une curiosité et on enseigne le concept après. » Les devoirs proprement dits comptent encore des exercices, mais les recherches sont plus nombreuses qu’avant, et sur des thèmes choisis par l’élève et non le prof.
Les enseignants, prétextant un manque de temps en classe, incluent dans les devoirs des notions qui n’ont pas toujours été apprises à l’école. « On a perdu de vue la fonction des travaux scolaires, qui ne sont pas une activité d’apprentissage, mais la consolidation des connaissances apprises à l’école », dit Rollande Deslandes, professeure de sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), chercheuse au Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire (CRIRES)… et mère de cinq enfants.
Certains enseignants donnent une liste interminable de devoirs à faire chaque soir, déplore Nadia Rousseau, professeure d’adaptation scolaire à l’UQTR et mère de deux enfants. « Les parents ont l’impression qu’ils doivent forcer leur enfant à aller jusqu’au bout. Et ce dernier craint d’être réprimandé en classe le lendemain, ou de rater une sortie, s’il ne le fait pas. » Selon elle, mieux vaudrait déterminer la durée quotidienne des devoirs et leçons plutôt que les travaux à accomplir à tout prix. « Surtout si les enfants ont des troubles d’apprentissage. Pour eux, les devoirs à outrance ne donnent rien. »
En matière de travaux à faire à la maison, les profs sont totalement libres. « Il n’y a ni norme ni obligation, rappelle Johanne Fortier, de la Fédération des syndicats de l’enseignement. Certains ne jugent pas pertinent d’en donner, d’autres les estiment indispensables. Et tout dépend aussi de la philosophie privilégiée par l’école. »
Enseignante de 1re année à l’école Louis-Hippolyte-Lafontaine, à Montréal, Katia Benoît accorde une grande importance aux devoirs mais avoue en donner moins qu’à ses débuts, il y a huit ans. « Chaque année, je remets aux parents un questionnaire sur le sujet, explique-t-elle. Je prends en compte leurs remarques sur leur manque de temps et adapte la charge de travail en conséquence. » Pour aider les parents à mieux encadrer leur enfant, elle leur concocte chaque semaine un plan détaillé – avec en prime des idées amusantes pour faire apprendre les chiffres et les lettres.
Les spécialistes ne s’accordent pas quant à l’incidence qu’ont les devoirs sur la réussite. Des chercheurs américains ont montré qu’ils influencent très peu les résultats et qu’en excès ils peuvent dégoûter de l’école. Pour d’autres, ces travaux favorisent l’apprentissage et contribuent à développer l’autonomie.
Tous s’entendent néanmoins sur un point: les devoirs et les leçons sont pour les parents un excellent prétexte pour s’intéresser à ce que font leurs rejetons à l’école. Pour beaucoup d’élèves, c’est le seul moment où ils ont l’attention de leurs parents, observe Katia Benoît. Ce qui fait dire à Robert Darche: « On ne devrait pas considérer les devoirs comme une corvée, mais comme un moment privilégié pour transmettre aux enfants des valeurs telles que la ténacité, la persévérance et le sens des responsabilités. »
Un message que Robert Darche s’efforce d’inculquer aux pères et aux mères dans les ateliers qu’il a mis au point avec Jean Bourque, orthopédagogue à l’école Bernard-Corbin, à Lachenaie. Donnés le soir dans les écoles, ces ateliers ne désemplissent pas. Des formations similaires sont également proposées par différents organismes – dont l’atelier « Le défi de la supervision scolaire », conçu par Générations (qui a fondé La ligne parents, Parentraide, Tel-jeunes).
Beaucoup de parents préfèrent cependant recourir à une assistance extérieure: celle de l’école, du service de garde ou des bénévoles d’organismes communautaires, qui aident depuis longtemps les jeunes des quartiers défavorisés.
C’est toutefois l’aide privée – pour les élèves éprouvant de réelles difficultés comme pour ceux qui souhaitent mieux réussir – qui connaît le plus grand essor. On parle ici de tuteurs qui travaillent à leur compte, auprès d’enfants seuls à la maison ou en petits groupes à l’école. Diverses entreprises se sont lancées dans ce créneau. Comme Scol-Aide, à Saint-Bruno (20 professeurs, étudiants et orthopédagogues). Ou encore le Service privé d’aide aux études (300 professeurs), à Laval, à Montréal, sur la Rive-Sud et dans les Basses-Laurentides.
Les centres d’accompagnement pédagogique, spécialisés dans certaines matières, se sont aussi multipliés – par exemple la société française 2A Maths, ou encore les centres de mathématiques et de lecture Kumon (voir « Le prix des devoirs« ). De nombreux sites Internet – la plupart gratuits, certains payants – fleurissent également.
Selon les responsables de ces agences, de plus en plus de parents se sentent dépassés par les nouvelles méthodes d’apprentissage – la nouvelle terminologie en maths et en français, notamment – et perdent souvent patience. Ou estiment que leurs enfants n’apprennent pas suffisamment à l’école depuis la réforme…
Mais l’aide aux devoirs n’est pas la panacée. « Elle a été présentée comme la réponse, le moyen pour lutter contre l’abandon scolaire et améliorer la réussite des élèves. Or, la recherche montre que ce n’est pas une formule miraculeuse », observe Roch Chouinard, professeur agrégé du Département de psychopédagogie et d’andragogie de l’Université de Montréal, qui est spécialiste de la motivation scolaire.
Confier l’aide aux devoirs de son enfant à un tiers n’est pas comme confier la tonte de son gazon, dit pour sa part Lise Saint-Laurent. « Ce devrait être une mesure compensatoire, ponctuelle et exceptionnelle. » Selon elle, l’aide aux devoirs systématique prévue par le ministère de l’Éducation du Québec risque de déresponsabiliser les parents en leur laissant entendre qu’ils n’ont plus à s’en soucier. « Alors qu’il faut leur répéter que, même s’il leur prend du temps, leur soutien est indispensable. »