Égalité économique : entrevue avec Richard Wilkinson

L’inégalité pourrit les relations humaines et rend les sociétés moins performantes, affirme l’épidémiologiste britannique Richard Wilkinson.

C’est un tournant dans l’histoire de l’humanité : la croissance économique ne suffit plus pour assurer le bien-être des populations du monde industrialisé. Au-delà d’un certain niveau de vie matériel, accumuler de la richesse supplémentaire n’a plus la moindre incidence sur la santé et le bonheur des personnes.

Les pays nantis doivent désormais s’y prendre autrement pour embellir le sort de leurs habitants. Le seul moyen d’y parvenir, c’est de réduire les inégalités à l’intérieur même des sociétés, affirme l’épidémiologiste britannique Richard Wilkinson dans un ouvrage percutant, The Spirit Level: Why Equality Is Better for Everyone (Penguin).

Peu importe comment on mesure la qualité de vie des sociétés, celles où l’on trouve les plus grands écarts de revenus entre les riches et les pauvres – les États-Unis, le Royaume-Uni et le Portugal – sont toujours les plus mal en point, tandis que les plus égalitaires – les pays scandinaves et le Japon – s’en tirent systématiquement mieux.

Que ce soit au chapitre de la longévité, de la santé, de la violence, des grossesses adolescentes, du rendement scolaire ou de la mobilité sociale, la même tendance ressort. Et les différences sont énormes : cinq fois plus de gens souffrent de maladie mentale dans les pays les moins équitables que dans les plus égalitaires ; cinq fois plus sont emprisonnés ; six fois plus sont obèses. Le Canada, avec ses disparités moyennes de revenus, se maintient au milieu du peloton.

Au moment où l’économie mondiale se relève de l’une des pires crises de son histoire, Richard Wilkinson propose une solution de rechange au dogme de la croissance à tout prix. Après 30 ans de recherches universitaires sur le sujet, le professeur se consacre à plein temps à la promotion de son modèle de société, au sein de l’organisme Equality Trust, qu’il a fondé l’an dernier. L’actualité l’a joint à son domicile de York, en Angleterre.

 

Vous affirmez que la croissance économique a cessé d’être le moteur du progrès dans les pays riches. Que voulez-vous dire ?

– Dans les pays les plus pauvres, le développement économique demeure essentiel pour améliorer la qualité de vie de la population. C’est ce qui lui permet de se procurer les biens de première nécessité. Mais à mesure qu’une société s’enrichit, le confort matériel contribue de moins en moins au bien-être des citoyens. À partir d’environ 25 000 dollars par habitant, la hausse du produit national brut n’a plus d’effet sur leur bonheur ou leur espérance de vie. Dans certains pays aisés, les gens ne se disent pas plus heureux aujourd’hui qu’à l’époque où les revenus étaient deux fois plus bas ! En même temps, les taux d’anxiété, de dépression et d’une foule de problèmes sociaux n’ont cessé d’augmenter dans nos sociétés d’abondance. Nous sommes arrivés au bout de ce que la croissance économique pouvait nous apporter.

Vos chiffres montrent que la maladie, la violence et la détresse sociale sont plus répandues dans les sociétés où les disparités de revenus sont grandes. Comment expliquez-vous que l’inégalité puisse avoir un tel effet ?

– C’est ce qui détermine à quel point on se sent à l’aise les uns avec les autres. L’inégalité divise les sociétés et pourrit les relations humaines. Nous nous lions tous plus volontiers avec nos égaux, et nous côtoyons peu les gens qui sont beaucoup plus riches ou plus pauvres que nous. Moins on les fréquente, moins on s’identifie à eux, moins on compatit avec eux. Les statistiques le confirment : dans les pays moins égalitaires, les gens s’impliquent moins dans leur collectivité et sont moins enclins à se faire confiance. Au Portugal, 90 % des gens se méfient les uns des autres!

L’égalité est la fondation sur laquelle s’érigent des sociétés plus coopératives, plus unies. Et les effets protecteurs de la cohésion sociale sont bien documentés. Les gens qui font plus spontanément confiance aux autres, qui appartiennent à plusieurs groupes dans leur milieu et qui ont un plus grand cercle d’amis sont en meilleure santé et vivent plus longtemps.

On en voit aussi les répercussions dans le système carcéral. S’il y a davantage de gens emprisonnés dans les pays inégalitaires, ce n’est pas simplement parce qu’on y commet plus de crimes, mais surtout parce que les peines y sont plus lourdes. Au Royaume-Uni, les prisons débordent, alors que la crimi­na­lité est en baisse depuis un bout de temps ! C’est la rupture du tissu social qui est en jeu ; la méfiance et la peur se propagent à tous les échelons de la hiérarchie.

Améliorer les soins de santé et les services sociaux n’est pas, selon vous, le meilleur moyen d’augmenter la qualité de vie de la population ?

– Ce ne sont pas des facteurs déterminants. On sait, par exemple, qu’il n’y a aucun lien entre l’argent dépensé dans le secteur de la santé et l’espérance de vie. Aux États-Unis, on débourse chaque année environ 6 000 dollars en soins de santé par personne ; en Grèce, c’est moins de 3 000 dollars. On compte six fois plus d’appareils d’imagerie médicale par habitant aux États-Unis qu’en Grèce. Pourtant, pour un enfant né au pays de l’Oncle Sam, le risque de mourir avant l’âge d’un an est plus élevé de 40 % que pour un bébé né en Grèce. Et les Américains vivent moins longtemps que les Grecs : 14 mois de moins en moyenne ! Les services à la population ne sont que partiellement efficaces. Ils traitent chaque problème séparément, sans s’attaquer à leur cause commune, qui est l’inégalité.

S’il y a moins de problèmes sociaux quand la richesse est répartie plus équitablement, est-ce simplement dû au fait qu’il y a moins de pauvreté ?

– Pas uniquement. Les effets de l’inégalité se font sentir dans la vaste majorité de la population, pas seulement dans les couches les plus pauvres. Si on compare l’Angleterre, un pays très inégal, à la Suède, l’un des plus égaux, on constate que les Anglais les plus favorisés ont un taux de mortalité supérieur aux Suédois de la même classe sociale. En fait, il y a davantage de mortalité chez les professionnels les plus privilégiés de l’Angleterre que chez les ouvriers les plus modestes de la Suède !

Comment expliquez-vous cela ?

– Vivre dans une société compétitive où on est constamment jugé en fonction de son rang, c’est difficile pour tout le monde. L’inégalité accentue notre sensibilité aux comparaisons sociales. Quand les écarts de revenus sont grands, il devient plus important de savoir où chacun se situe. Même les plus fortunés ont le sentiment de devoir rivaliser pour continuer à se hisser dans la hiérarchie sociale, quoique les effets soient bien pires au bas de l’échelle qu’au sommet.

Au point que ça peut nous rendre malades ?

– Des chercheurs ont fait venir des volontaires en laboratoire pour les soumettre à différentes épreuves tout en mesurant leur taux de cortisol, une hormone de stress qu’on peut facilement détecter dans la salive. Les tâches qui provoquent les plus fortes poussées hormonales sont celles où les sujets risquent d’être jugés négativement : résoudre des problèmes d’arithmétique et voir ses résultats comparés publiquement à ceux des autres, par exemple. Paraître inférieur aux yeux d’autrui compte parmi les pires sources de stress pour un être humain. Et lorsqu’un stress devient chronique, il abîme le corps : il altère plusieurs de nos fonctions physiologiques, y compris les systèmes immunitaire et cardiovasculaire.

Comment peut-on réduire l’inégalité ? Faut-il augmenter les impôts des riches pour redistribuer cet argent aux pauvres ?

– Pas nécessairement. Un pays comme la Suède préserve son égalité par le truchement d’impôts élevés et d’un filet social financé par l’État. Mais le Japon obtient les mêmes résultats en maintenant ses dépenses publiques en matière sociale à un niveau parmi les plus bas du monde industrialisé. Là-bas, ce sont les revenus des particuliers avant impôts qui sont plus égaux.

Le contraste entre le Vermont et le New Hampshire, deux États américains voisins, est encore plus frappant. Ils sont parmi les États les plus égalitaires, et la qualité de vie y est la meilleure du pays. De tous les États, le New Hampshire a la plus faible prévalence de problèmes sociaux et de santé, suivi de près par le Vermont, au troisième rang. Ils sont pourtant aux antipodes l’un de l’autre en ce qui concerne leur régime d’imposition. Le Vermont a le fardeau fiscal le plus lourd des États-Unis, tandis que le New Hampshire arrive au deuxième rang (après l’Alaska) pour le plus léger !

Ce qui compte, c’est de réduire l’écart entre les riches et les pauvres, peu importe la méthode. Mais nous devons utiliser tous les moyens à notre disposition, pas seule­ment les impôts et les prestations sociales, qu’un nouveau gou­vernement aura le loisir d’abolir. Il faut enraciner l’éga­lité beaucoup plus profondément dans la société.

Vous préconisez notamment de renforcer la démocratie économique. Qu’entendez-vous par là ?

– Tout ce qui peut réduire la concentration du pouvoir dans nos institutions économiques serait bénéfique, que ce soit une plus grande représentation des employés dans les conseils d’administration, une limite à la rémunération des cadres, la création de coopératives et de mutuelles. Les régimes d’actionnariat des salariés me semblent être une voie particulièrement prometteuse. Il existe beaucoup d’entreprises prospères où les employés détiennent la majorité des actions, dont l’Orchestre symphonique de Londres et le fabricant du Gore-Tex, W.L. Gore et associés. De nombreuses études montrent que l’actionnariat salarié entraîne des gains de productivité substantiels s’il est jumelé à des méthodes de gestion participative.

L’idée n’est pas seulement de donner aux employés plus de contrôle sur leur entreprise, mais de redistribuer la richesse qui était entre les mains d’actionnaires extérieurs et de créer une communauté. Après tout, c’est d’abord au travail que se crée l’inégalité : c’est là que la richesse se divise, c’est là que nous sommes classés comme supérieurs ou subordonnés. C’est aussi là que nous pourrions retrouver un réel esprit communautaire, si nous n’étions pas soumis à de telles hiérarchies.

Vous avancez que l’égalité économique pourrait nous permettre d’atteindre un autre objectif : celui du développement durable. De quelle manière ?

– L’inégalité et la compétition sociale qui l’accompagne intensifient la pression pour consommer, parce qu’elles avivent notre désir de paraître prospères ou supérieurs aux yeux des autres. On doit réduire les écarts de revenus si on veut freiner la surconsommation.

Les pays égalitaires font aussi preuve d’un plus grand civisme : ils donnent davantage à l’aide internationale et recyclent une plus grande part de leurs déchets, par exemple. La lutte contre les changements climatiques dépendra de ce même souci du bien commun et de cette même capacité d’unir nos efforts. Lorsque les disparités éco­nomiques sont grandes, c’est chacun pour soi ; les gens se préoccupent moins du sort des autres parce qu’ils ont l’impression de devoir se débrouiller seuls.

On attribue souvent l’esprit d’initiative des Américains à la féroce compétition qui pousse chacun à se dépasser. Ne craignez-vous pas qu’une plus grande égalité étouffe l’innovation et la créativité ?

– Ce serait plutôt le contraire. Les pays où les revenus sont plus égaux génèrent davantage de brevets par habitant que les pays où ils le sont moins. C’est la Finlande qui arrive au premier rang à ce chapitre, alors que les États-Unis ne font pas très bonne figure. Ce n’est pas si étonnant si on considère que le rendement scolaire est inférieur dans les sociétés inégalitaires : leurs élèves ont de moins bonnes notes en maths et en lecture. La mobilité sociale y est également plus faible : un enfant né de parents pauvres a beaucoup moins de chances de s’élever dans l’échelle sociale s’il grandit aux États-Unis que s’il grandit en Norvège, par exemple. Quand l’inégalité règne, le talent se gaspille.

Les écarts entre riches et pauvres ont-ils tendance à s’agrandir ou à s’amenuiser dans le monde industrialisé ?

– Le fossé s’est creusé dans la majorité des pays au cours des dernières décennies. Le Danemark est l’un des seuls qui échappent à ce mouvement. L’égalité avait progressé tout au long des années 1930, 1940, 1950 et 1960, avant que la tendance s’essouffle puis s’inverse carrément dans les années 1980. Nous avons maintenant retrouvé les sommets d’inégalité du début du 20e siècle, et la récession actuelle risque d’élargir les disparités encore davantage.

Mais si les choses peuvent changer aussi rapidement, c’est dire que nous pouvons avoir bon espoir de renverser de nouveau la vapeur afin de créer des sociétés où la qualité de la vie et des relations humaines sera bien supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui.