Les Québécois ont une dette envers l’Acfas, un OSBL qui célébrera son centenaire le 15 juin prochain. C’est que cette organisation, qui n’a jamais eu plus de 25 employés, a joué un rôle déterminant dans la modernisation du Québec. J’en ai pris la pleine mesure en lisant Pour l’avancement des sciences : Histoire de l’Acfas (1923-2023) (Boréal, nouvelle édition mise à jour), signé Yves Gingras, historien et sociologue des sciences à l’UQAM. À la suite de mon court entretien avec l’auteur dans le numéro de juin de L’actualité, j’avais envie de revenir plus en détail sur le livre, qui est une mine d’informations.
Acfas, c’est l’acronyme d’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences, le nom adopté en 1923 lors de la réunion fondatrice. Au début des années 2000, l’organisme s’est brièvement rebaptisé Association francophone pour le savoir, mais il a vite pris l’acronyme pour nom officiel.

Le livre débute avec une citation du botaniste Jacques Rousseau, qui a assuré la direction générale de l’organisme de 1930 à 1945 : « En 1930, on semait. En 1960, on récoltait. » Car l’Acfas a participé à cette grande vague de modernisation de l’État québécois des années 1960 que l’on allait appeler la Révolution tranquille : les quelques milliers de spécialistes patentés et de cadres diplômés essentiels à cette métamorphose ont été formés dans l’esprit du vaste projet de société auquel aspiraient les fondateurs de l’Acfas — même s’ils n’étaient pas les seuls.
« Dès 1925, le célèbre botaniste frère Marie-Victorin, qui est l’un des piliers de l’organisme, parle du Québec comme d’un pays à découvrir et à conquérir », raconte Yves Gingras, que j’ai rencontré entre deux piles de bouquins et de papiers dans son bureau très encombré. Oui, les génies ont eu du génie, conclut-on en refermant son ouvrage.
Tout est dans le nom
En 1923, les scientifiques « canadiens-français » sont peu nombreux et regroupés en une dizaine de petites sociétés savantes sur tous les sujets (biologie, astronomie, mathématiques, chimie, économie, etc.).
À l’invitation du frère Marie-Victorin, de l’économiste Édouard Montpetit et du radiologiste Léo Pariseau, tout ce beau monde décide de se rassembler pour créer non pas une société de scientifiques d’élite, mais plutôt un organisme généraliste. Le modèle, c’est la British Association for the Advancement of Science. Fondée en 1831, la BAAS a inspiré toute une série d’organismes nationaux, qui ont épousé son programme (voir encadré). Les scientifiques québécois veulent une Acfas qui unira toutes les sciences (naturelles et sociales), suscitera des vocations, assurera un meilleur enseignement, influencera la mise en place de politiques. Ce programme, qui était celui de l’Acfas en 1923, demeure d’actualité un siècle plus tard.
Mais cette nouvelle association sera-t-elle « canadienne » ? Léo Pariseau (autre grand nom de l’époque) insiste pour qu’elle soit plutôt « canadienne-française ». Deux raisons à cela : la science en français, très en retard au Canada par rapport à ce qui se fait dans les cercles anglophones, a besoin d’amour, et personne ne veut courir le risque de voir l’élément anglophone l’engloutir dans une organisation trop Canadian.
Les chercheurs font montre d’audace, car non seulement l’Acfas est la huitième organisation du genre dans le monde, mais elle est la seule qui revêt un caractère non national.
La chose est d’autant plus remarquable que les scientifiques anglo-canadiens n’ont jamais créé une association nationale, alors que d’autres pays du Commonwealth (Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Inde, Pakistan) ont la leur. « Les Canadiens anglais étaient plutôt fiers de leur appartenance à la BAAS ou à son pendant américain », explique Yves Gingras.
Le résultat, dit-il, est que personne ne parle pour la science au sens large au Canada anglais. Certes, convient Yves Gingras, il y a la Société royale du Canada, qui regroupe les scientifiques d’élite, et le conseiller scientifique en chef, qui est un haut fonctionnaire fédéral, mais rien qui représente toute la science de manière indépendante.
Précurseure de la Révolution tranquille
Un autre aspect sur lequel insiste Yves Gingras, c’est à quel point les fondateurs de l’Acfas étaient convaincus de la nécessité d’une grande stratégie pour moderniser le Québec. « Alors que le chanoine Lionel Groulx disait “Notre maître, le passé”, Marie-Victorin affirmait plutôt qu’une nation se construit sur l’avenir », raconte Yves Gingras.
Dans les faits, cela se traduit d’abord par un rapprochement avec la recherche américaine et les codes des universités des États-Unis, perçus comme moins classiques ou traditionnels. L’Acfas va commencer par militer pour que les universités québécoises alignent la désignation des diplômes sur le système américain (baccalauréat, maîtrise, doctorat) plutôt que français. Elle veut également garnir les bibliothèques des meilleurs livres, quelle que soit la langue ou la religion des auteurs. L’Acfas est canadienne-française, donc francophone, oui, mais pas anglophobe, et plutôt laïque.
Son autre grand projet est de moderniser tout l’enseignement pour favoriser une meilleure relève. Dans les années 1960, l’Acfas obtient ce qu’elle réclame depuis près de 40 ans avec la création de l’Éducation nationale, des cégeps et du réseau des Universités du Québec. Les élèves sont initiés très jeunes aux sciences et le cours classique des collèges religieux, qui met l’accent sur le grec et le latin, est aboli.
Les autres évolutions
En 1933, l’Acfas tient son premier congrès annuel, où seront prononcées 133 conférences scientifiques. L’événement frappe tellement l’imaginaire de l’époque que les journaux couvrent l’affaire à pleines pages — Le Devoir retranscrit le discours inaugural in extenso. Cette activité demeure l’événement phare de l’Acfas : en mai 2023, ils étaient 10 000 participants venus donner ou entendre quelques milliers de présentations.
Dans les années 1950, cette volonté de communication se traduira également par la création de magazines, d’émissions de radio et de télé consacrées à la science. Rejeton de l’Acfas, le magazine Québec Science (aujourd’hui indépendant) est une autre originalité québécoise sans équivalent au Canada anglais.
La question de la place des « dames » commence à se poser à la même époque. Sur les 133 conférences du premier congrès, seulement 2 avaient été données par des femmes, les botanistes Marcelle Gauvreau et sœur Marie-Jean-Eudes. Sur une génération, leur participation s’accroît à tel point que, dans les années 1960, les journaux s’étonnent du nombre de communications scientifiques produites par des femmes. Ce n’est toutefois qu’à la fin des années 1960 que l’Acfas fera la promotion active de la science au féminin. En 1974, l’organisme nomme sa première présidente : l’économiste Livia Thür. En 1992, les femmes comptent pour 37 % des membres — plus de 60 % actuellement.
À la même époque, l’Acfas commence à marquer le paysage politique. Dès 1936, elle est déjà assez influente pour susciter le premier embryon de politique scientifique dans le nouveau gouvernement de l’Union nationale. Il faudra deux générations pour que l’État québécois formule une politique cohérente assortie de fonds de recherche. Depuis 2011, le Québec a son propre scientifique en chef (Rémi Quirion, qui est président du Réseau international en conseil scientifique gouvernemental). Et en janvier 2023, Victoriaville est même devenue la première municipalité québécoise à se doter d’un conseiller scientifique !
En 1942, Léo Pariseau prédisait que l’Acfas mourrait un jour de sa belle mort quand elle aurait atteint ses objectifs. Or, l’Acfas se porte mieux que jamais même si elle peut cocher « fait » sur presque tous les rêves de ses fondateurs. « Le Québec est désormais une société technoscientifique, souligne Yves Gingras. Léo Pariseau n’avait pas réalisé à quel point la science entrerait au cœur de la société québécoise. »
Mouvement international pour l’avancement des sciences en dates
1831 : British Association for the Advancement of Science
1839 : Società Italiana per il Progresso delle Scienze
1848 : American Association for the Advancement of Science
1872 : Association française pour l’avancement des sciences
1888 : Australian and New Zealand Association for the Advancement of Science
1902 : Southern Africa Association for the Advancement of Science
1912 : Indian Science Congress Association
1923 : Association canadienne-française pour l’avancement des sciences
1932 : Japan Society for the Promotion of Science
Il faut néanmoins dire que l’Acfas, avec ses 5 grands domaines (1-sciences de la santé, 2-sciences naturelles/génie, 3-lettres/arts/humanités, 4-sciences sociales et 5-éducation) a déplacé pour beaucoup son centre de gravité vers les sciences humaines et sociales (d’où d’ailleurs sa féminisation à 60%).
Mais, tout de même, bravo ACFAS!