
Je retrouve Cylvie sur le banc d’une table à piquenique au cœur du parc La Fontaine, à Montréal. Elle pose devant elle son sac à dos multicolore et m’observe avec attention. Cylvie a la voix un peu cassée et les cheveux coupés très court. Elle préfère taire son nom de famille et ne pas donner son âge. « Trop vieille », précise-t-elle en souriant. Elle raconte qu’elle a vécu huit ans dans la rue. Il y a trois ans, elle a enfin emménagé dans un HLM, avec celle qu’elle appelle sa fille. Elle plonge la main dans son sac et en ressort une photo qu’elle me tend avec un grand sourire. C’est un petit chat. « La voilà, ma fille. Elle s’appelle Sky, elle a eu cinq ans au mois de mai. » Cylvie se considère comme une privilégiée : elle est sortie de la rue, en plus d’avoir survécu à des années de consommation. « J’étais grosse comme un clou et j’avais la seringue dans le bras 24 sur 24. »
Cylvie n’est pas qu’une survivante de la rue. Depuis 2015, elle est aussi cochercheuse. Avec une douzaine de Montréalaises âgées d’en moyenne 50 ans, qui vivent ou ont vécu une situation d’itinérance, elle participe à un travail de recherche mené par Céline Bellot et Jacinthe Rivard, professeures à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Cette démarche de science participative porte bien son nom, Rendre visible l’itinérance au féminin : elle vise à récolter des données autrement impossibles à obtenir pour mieux comprendre les réalités et les défis de l’itinérance féminine. Les données sont ensuite transmises aux services de santé, de logement et d’emploi afin de leur permettre de s’adapter et de diriger leurs actions pour mieux aider et accompagner les femmes en situation d’itinérance.
Le groupe de femmes se retrouve régulièrement, avec les chercheuses de l’UdeM, autour de thèmes comme la justice, la santé mentale ou le transport. Pour chaque sujet, elles détaillent les obstacles qu’elles rencontrent et proposent des pistes de solutions concrètes.
L’itinérance au féminin a fait l’objet de peu d’études, principalement parce qu’elle est souvent invisible. Même le premier dénombrement officiel, mené le 24 avril 2018 par le ministère de la Santé, a été avare d’informations à propos des femmes, puisqu’il comptabilisait des itinérants « visibles ». « C’est seulement la pointe de l’iceberg », explique la professeure Jacinthe Rivard.
Plusieurs raisons rendent l’itinérance des femmes différente de celle des hommes. Jacinthe Rivard parle de la honte d’être dans la rue et de la peur pour les mères de perdre la garde de leurs enfants. Des mères sans domicile fixe adoptent toutes sortes de stratégies, comme dormir quelques nuits sur le sofa d’une connaissance, pour éviter de se retrouver dehors avec leurs enfants et d’attirer l’attention des services sociaux. Certaines femmes qui vivent seules en situation d’itinérance dorment pendant des années dans des voitures ou des bureaux, où des connaissances, parfois des membres du personnel d’entretien, leur ouvrent la porte pour quelques heures.
« Dans l’imaginaire populaire, on a encore l’image du vieux robineux sale, alors que l’itinérance aujourd’hui prend toutes sortes de formes », souligne Jacinthe Rivard.
Cylvie, elle, préfère le mot « errance ». « Les femmes errent, c’est ça le mot juste. Moi, j’avalais des kilomètres de bitume chaque jour, j’errais dans le quartier Centre-Sud, je ne restais pas assise sur un trottoir. » Quand elle vivait dans la rue, sa priorité était de rester propre et de ne pas « avoir l’air » d’une sans-abri. Elle gardait ses vêtements dans un casier à la gare d’autocars de Montréal, pour deux dollars par jour. « J’allais dans un hôtel et la femme de ménage me permettait de prendre ma douche et elle me donnait deux piasses pour mon casier. J’avais tout le temps peur de rencontrer des membres de ma famille, de croiser des gens que je connaissais. J’ai quand même réussi, on n’aurait jamais deviné que j’étais dans la rue. »
Cylvie parle de l’autre difficulté propre à l’itinérance des femmes, qui a été abordée pendant l’étude : le coût très élevé des produits hygiéniques pendant leurs règles. « On doit mettre du papier journal ou du papier de toilette, c’est vraiment inconfortable et fatigant. Tu survis comme tu peux à ton errance », dit-elle.
L’étude a eu des retombées concrètes dès 2017, lorsque des étudiants en pharmacie de l’Université de Montréal ont assisté à une des réunions, dans le cadre de leur cours d’intervention communautaire. Les cochercheuses ont parlé de cette question des menstruations. Les étudiants ont organisé une grande collecte dans des pharmacies et auprès de la clientèle des universités de Montréal. Cylvie raconte, visiblement émue : « Quand ça a été le temps de la remise des prix aux étudiants, ils nous ont invitées. Ils ont reçu le premier prix et le prix du public pour leur collecte, on était contentes ! »
Elle se rallume une cigarette. Quelques dépanneurs de Montréal acceptent de lui en vendre à l’unité, 50 cents. Cylvie se met à parler avec fierté du jeu de serpents et échelles qu’elle a créé avec ses cochercheuses pour illustrer différentes situations d’itinérance. Il y a beaucoup plus de serpents que d’échelles lorsque l’on doit vivre dans la rue. Cylvie donne l’exemple des nombreuses femmes qui ratent leurs rendez-vous médicaux parce qu’elles ne peuvent pas se payer le billet de transport pour s’y rendre. Sans soins adéquats, leur situation empire. « On est allées à la Ville de Montréal rencontrer les intervenants en logement pour les faire jouer, et ça les a mis en état de choc, raconte-t-elle. Ils jouaient en silence et après, ils étaient tout émus. Il y en a qui ont pleuré. »
Depuis 2015, la démarche méthodologique s’est déployée dans sept régions du Québec (Montréal, Abitibi-Témiscamingue, Capitale-Nationale, Outaouais, Montérégie, Côte-Nord et Mauricie), où 46 femmes en situation d’itinérance ont participé à 20 rencontres organisées avec des intervenants des secteurs sociaux.
En 2018, l’équipe de Rendre visible l’itinérance au féminin a reçu une subvention du ministère de l’Éducation pour continuer ce travail, qui vise à diffuser les résultats de la recherche et à sensibiliser un public large sur l’itinérance féminine. Le groupe est à la recherche de nouveaux fonds afin de poursuivre son activité sous plusieurs formes : maintenir les actions de sensibilisation en région, collaborer à l’écriture d’un ouvrage collectif sur l’itinérance des femmes, et rencontrer éventuellement des groupes de femmes en Europe.
Ce qui motive le plus Cylvie, c’est de savoir qu’elle aide ces femmes qu’elle appelle ses consœurs. Elle souhaite participer à ce groupe aussi longtemps qu’elle le pourra. Comme les autres cochercheuses, elle reçoit 30 dollars et deux billets de transport lors de chaque rencontre. Et comme chacune aussi, elle s’est vu remettre un certificat de reconnaissance signé par la vice-doyenne de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Cylvie l’a affiché à un mur de son appartement, pour se souvenir chaque jour de ce qu’elle a accompli afin d’aider à faire avancer le travail de sensibilisation sur la question de l’itinérance au féminin.