
« Nous devons être des indignés linguistiques! » a lancé le secrétaire général de la Francophonie, Abdou Diouf, lors du Forum mondial de la langue française, à Québec, le 2 juillet. Les Québécois ont eu amplement l’occasion de s’indigner en cette matière dans la dernière année, que l’on pense à l’embauche d’unilingues anglophones aux plus hauts échelons de certaines entreprises ou au refus de plusieurs détaillants de franciser leur marque de commerce.
La présidente-directrice générale de l’Office québécois de la langue française (OQLF), Louise Marchand, reconnaît qu’il y a du pain sur la planche. « Le Québec ne pourra jamais baisser la garde, qu’on se le dise. La défense de la langue doit être un travail en continu. Il ne suffit pas d’être un sprinteur. Il nous faut avoir un souffle de marathonien », souligne l’avocate de formation, qui est en poste depuis janvier 2011. Elle fait néanmoins remarquer que sur les quelque 6000 entreprises inscrites à l’OQLF, donc tenues de mettre en œuvre un programme de francisation, 85 % ont déjà obtenu leur certification.
Mais qu’en est-il des 15 % restants? Trente-cinq ans après l’adoption de la Charte de la langue française, l’OQLF a-t-il vraiment les moyens de dompter les récalcitrants? Après une année haute en rebondissements linguistiques, L’actualité a fait le point avec Louise Marchand lors d’une entrevue aux bureaux de l’OQLF, à Montréal.
L’OQLF collabore régulièrement avec des entreprises fautives pour les aider à remplir leurs obligations en vertu de la Charte de la langue française. Pourquoi adopter une attitude aussi conciliatrice? L’Office manque-t-il de griffes pour faire respecter la loi?
C’est vraiment une question de philosophie. Nos conseillers en francisation suivent les entreprises pour s’assurer qu’elles implantent leur programme de francisation, ainsi qu’elles sont tenues de le faire quand elles ont 50 salariés et plus. Tous les trois ans, l’entreprise doit évaluer la situation et remettre un rapport à l’Office. Le conseiller établit alors un plan de redressement si nécessaire. C’est donc un processus continu.
Prenons l’exemple d’une grande surface dans le commerce de détail qui achète des produits venant de l’Asie. Les produits ne sont pas étiquetés en français, et un citoyen dépose une plainte. Le conseiller rappelle l’entreprise et lui dit : tu dois corriger la situation, ça va faire partie de ton plan de redressement. Notre philosophie en est une d’accompagnement.
Il y a des dispositions pénales dans la loi. L’Office n’a pas le pouvoir de poursuivre une entreprise récalcitrante, mais on peut envoyer son dossier devant le directeur des poursuites criminelles et pénales, qui, lui, l’amènera devant la Cour du Québec. Quelle est la pénalité? Une amende de 1 500 $ à 20 000 $, le double en cas de récidive. L’entreprise peut bien payer l’amende, mais elle ne change pas son comportement. Et on n’a pas fait avancer la francisation d’un iota.
Reste que pour l’année 2010-2011, sur les 3661 plaintes que l’Office a reçues, seulement 2 % ont débouché sur une poursuite. C’est peu, non?
Il faut tenir compte du fait qu’on applique une loi sanctionnée par des dispositions pénales. À terme, devant un tribunal, la preuve doit se faire hors de tout doute raisonnable, sur tous les points d’infraction. Alors l’Office doit agir de façon très rigoureuse. On nous pendrait sur la place publique, et avec raison, si on faisait n’importe quoi sans suivre le processus tel qu’il doit être suivi. On aurait zéro crédibilité. Nos accusations ne tiendraient pas la route.
Les marques de commerce à consonance anglaise abondent dans la grande région de Montréal. Il suffit de se promener sur la rue Sainte-Catherine, au centre-ville, ou dans le quartier DIX30, à Brossard, pour s’en convaincre. N’y a-t-il pas lieu de sévir pour forcer les entreprises à se plier à la loi?
On va faire pression sur les entreprises et on va les amener à le faire elles-mêmes. Parce qu’elles ont les moyens de payer des amendes.
On ne leur demande pas de traduire ou de se départir de leur marque de commerce. La loi leur permet de l’utiliser. Mais le règlement exige qu’une entreprise ajoute un descriptif ou un générique en français sur la raison sociale qui est affichée à l’extérieur pour s’identifier auprès des consommateurs.
On a dit aux entreprises qui dérogent à la loi : nous allons vous aider, vous accompagner, vous donner du temps, parce que dans certains cas, elles ont beaucoup d’établissements, et les modifications d’affichage, ce n’est pas gratuit. Mais le message est sans équivoque. On ne changera pas d’idée. Ça devra être fait. Et là-dessus, il n’y aura pas de compromis. Il ne faut pas penser que parce qu’on donne du temps, nos objectifs ne seront pas atteints. On va aller au bout et elles le savent, on leur a dit clairement. Et deux fois plutôt qu’une.
Beaucoup de Québécois ont été surpris d’apprendre que des entreprises comme Bombardier Aéronautique bénéficient d’une disposition spéciale de la loi 101 qui permet à leurs employés de travailler en anglais. Pourquoi de telles exemptions existent-elles?
C’est ce qu’on appelle des ententes particulières et elles sont prévues dans la loi depuis 1977. La loi a été conçue pour faire en sorte que des entreprises à vocation internationale puissent continuer à transiger avec l’étranger.
À certaines conditions bien précises, une entreprise peut obtenir une entente particulière pour son siège social ou pour un centre de recherche. Par exemple, une compagnie pharmaceutique qui fait venir des scientifiques des quatre coins de la planète pour mener des recherches particulières sur un médicament, à l’intérieur d’un laboratoire donné : ces gens-là vont pouvoir se parler entre eux dans une langue commune qui n’est pas nécessairement le français.
Même chose pour un siège social. Bombardier Aéronautique a des usines un peu partout dans le monde. Donc, forcément, il faut que les employés du siège social puissent transiger avec ceux de l’étranger. Mais cela s’insère à l’intérieur du programme général de francisation de l’entreprise, c’est-à-dire que l’utilisation du français doit être généralisée partout ailleurs.
Ces accords sont beaucoup moins répandus aujourd’hui qu’ils ne l’ont déjà été. Auparavant, les entreprises les obtenaient pour la vie. Mais depuis que la loi a été modifiée, en 2002, les ententes doivent être réexaminées tous les 5 ans. En 2002, il y en avait 155, et elles ont toutes été révisées. En date du 31 mars 2012, l’Office n’en comptait plus que 38, et 28 autres faisaient l’objet d’un réexamen.
Alors ce n’est ni une dispense, ni une exemption, et surtout pas un passe-droit. Et ce n’est pas arbitraire non plus comme décision. Il y a des critères très précis, inscrits dans la loi, qui déterminent si une entreprise y est admissible.
La nomination d’un cadre unilingue anglophone chez Ivanhoé Cambridge, une filiale de la Caisse de dépôt et placement du Québec, a également semé la controverse ces derniers mois. Qu’est-ce que l’OQLF peut faire à ce sujet ?
C’est clair que c’est une préoccupation. On a communiqué tout de suite avec les gens d’Ivanhoé Cambridge et on leur a expliqué qu’ils devaient vraiment faire un effort à cet égard. Mais la loi parle de généralisation de l’utilisation du français. Si le législateur emploie ce genre de terme, c’est voulu. La généralisation ne veut pas dire l’universalité, ni l’exclusivité. Ce sont des nuances importantes.
Et c’est vers ça qu’il faut aller. Ne comprenez pas que j’ouvre la porte à du laxisme pour autant, ce n’est pas le cas. Mais il faut trouver l’équilibre, c’est mon mantra. Il faut essayer de trouver ce qui est faisable à l’intérieur d’une entreprise.
Par contre, on doit toujours viser à ce que les droits fondamentaux inscrits à la Charte soient protégés, c’est-à-dire le droit de travailler en français, d’être servi en français, par les entreprises, par les ordres professionnels, par les commerçants, par l’administration publique également. Ce sont des droits inaliénables.
Ce qu’on voyait il y a 50 ans, le contremaître qui envoyait des mémos exclusivement en anglais à ses employés, ce n’est plus admissible. Donc si, pour toutes sortes de raisons, le président de l’entreprise n’est pas suffisamment habile en français, il faut absolument que quelqu’un s’assure que la communication qu’il veut véhiculer à ses employés soit en français.
Mais je vous dirais qu’en général, on n’a pas beaucoup de plaintes sur la langue de travail, étonnamment.
Les Québécois sont-ils assez combatifs en matière de défense de la langue française?
Selon nos plus récentes études, seulement 57 % des francophones disent réclamer le service en français lorsqu’on ne le leur offre pas spontanément dans un commerce. Il ne s’agit pas de reporter la responsabilité de l’Office sur les épaules des citoyens. Mais on a chacun le pouvoir fabuleux de décider de fréquenter un commerce ou un autre. Et on a la responsabilité d’exiger d’être servi en français. On ne le fait pas suffisamment.
De la même façon, on a la responsabilité de maintenir la qualité de la langue. Il y a eu beaucoup de progrès sur ce plan. On le voit quand on fait des vox pop, les gens ont un vocabulaire plus riche et s’expriment plus facilement. Mais il faut se prémunir contre les effets de mode, comme celui qui fait qu’on utilise énormément de mots anglais, parce que c’est branché.
Je nous dis, collectivement, soyons vigilants. Il ne s’agit pas de parler pointu, de ne pas être ce que nous sommes. Oui, on a des influences nord-américaines. Mais il y a parfois des glissements dont on ne se méfie pas suffisamment.