Grecs ou Romains, nos concitoyens ?

Les Québécois seraient-ils plutôt des Romains et les Canadiens, des Grecs ? Dans un essai en forme de clin d’oeil, le journaliste Michel Arseneault jette un regard sur un pays qu’il a quitté depuis bientôt 15 ans.


 

Pour mieux observer Québec, il est conseillé de s’en éloigner un peu: vue de Lévis, sur l’autre rive du Saint-Laurent, la silhouette de la ville se distingue alors clairement. Pour observer le Québec tout entier — ce qui est l’ambition du sondage «Qui nous sommes» —, il faut peut-être alors s’en éloigner beaucoup. Prenons donc du recul…

Moi qui en ai pris passablement, puisque j’habite Paris depuis bientôt 15 ans, je regarde par ce sondage le Québec, que j’ai quitté. (Mais le quitte-t-on jamais vraiment?) Et je constate que les différences entre les Québécois et leurs voisins sont toujours aussi vivaces, même concernant les si fondamentales choses de la vie. À l’égard de la sexualité, par exemple, les Québécois seraient plus, disons, compréhensifs. Mais leur tolérance est à géométrie variable: une majorité d’entre eux estiment que le gouvernement et la société devraient inciter les immigrants à s’assimiler. La plupart des Canadiens pensent, au contraire, qu’il faut encourager ceux-ci à promouvoir et à préserver leur culture. L’écart est particulièrement marqué en matière d’accommodements religieux. Faut-il acquiescer aux demandes des minorités? «À aucune!» répondent une majorité de Québécois, contrairement aux Canadiens, qui croient que certains arrangements seraient raisonnables. Comment expliquer un tel écart?

Le démographe français Emmanuel Todd nous invite à remonter dans le temps. Dans un essai, Le destin des immigrés (Seuil), il explique que les Grecs étaient «différentialistes» et les Romains «universalistes», c’est-à-dire que les premiers ne se mêlaient pas aux populations étrangères, tenues à l’écart, mais que les seconds, convaincus de l’unité du genre humain, les intégraient. Les Québécois seraient-ils plutôt romains, et les Canadiens, plutôt grecs?

Cette enquête permet de le penser. Les Canadiens semblent adhérer au multiculturalisme, qui plonge ses racines dans le «différentialisme», alors que les Québécois restent un peu sceptiques sur ses bienfaits. C’est patent lorsqu’il s’agit des autochtones. Leur situation économique, pense-t-on à l’est de la rivière des Outaouais, est à peu près la même ou est meilleure que celle des autres Canadiens. Tant pis si Statistique Canada répète depuis des années qu’il s’agit, en fait, de la population la plus démunie!

Une majorité de Québécois croient aussi que les autochtones sont traités avec le respect qu’ils méritent. Là encore, les Canadiens sont d’un tout autre avis. Peut-être parce que bon nombre d’entre eux habitent dans l’Ouest, où les mots «Premières Nations» sont synonymes de réserves, d’alcoolisme et de criminalité. Au Québec, les autochtones seraient peut-être devenus synonymes de barrages et de gros sous.

Je serais tenté d’ajouter que les Québécois ne se perçoivent pas, à tort ou à raison, comme très éloignés des premiers habitants de ce pays. Emmanuel Todd, encore lui, relève que l’Ancien Testament — que les protestants, contrairement aux catholiques, étaient incités à lire — précise: «Garde-toi de faire alliance avec les habitants du pays où tu vas entrer.» Cela explique peut-être aussi pourquoi les colonies britanniques ne sont pas marquées par le métissage, alors que les catholiques, du Manitoba à l’Angola, ont eu des enfants de toutes les couleurs.


 

Sur un seul point, et il n’est pas sans importance, les Canadiens se montrent moins tolérants: 71% estiment que les gouvernements en font assez ou en font trop pour promouvoir le français au pays; le même pourcentage de Québécois pensent, au contraire, qu’ils n’en font pas assez. Les Canadiens seraient donc accommodants, mais jusqu’à un certain degré…

Il fut un temps où le Québec — notamment à l’époque du libre-échange — était plutôt proaméricain. Aujourd’hui, le vent a tourné. Les Québécois sont même très nombreux à penser que les États-Unis ont une influence néfaste sur leur province. À défaut de vouloir faire l’indépendance, ils la souhaitent pour le Canada: une vaste majorité de Québécois voudraient qu’Ottawa prenne ses distances avec Washington.

La romancière canadienne Nancy Huston, qui s’est installée à Paris lorsqu’elle était étudiante, a déjà expliqué comment les jurons des uns et des autres trahissaient leurs angoisses. En défiant l’interdit, les gros mots permettraient de faire face à la peur qu’inspire le sacré, écrit-elle dans Dire et interdire (Payot). Les blasphèmes québécois en sont le meilleur exemple, même si l’Église catholique, si on se fie à ce sondage, ne fait décidément plus peur à ceux qui les profèrent. Les bons pasteurs ne semblent plus avoir d’influence sur les brebis des temps jadis: seule une minorité de Québécois font désormais confiance aux autorités religieuses. Une majorité d’entre eux pensent aussi qu’une adolescente peut très bien décider d’elle-même d’avorter.

Ce n’est pas le cas de nos voisins canadiens, qui ont d’autres idées sur le sujet — et d’autres jurons. En anglais, bien entendu, les obscénités ne sont pas à caractère religieux, mais à caractère sexuel. Pour les Canadiens, la libido serait-elle donc, pour reprendre les mots de Nancy Huston, «plus redoutable encore que la divinité»? Ce sondage nous souffle la réponse: oui. Si on les compare aux Québécois, les Canadiens sont moins enclins à croire qu’une aventure extraconjugale n’est «pas si grave que ça» ou qu’avoir des relations sexuelles à 15 ou 16 ans est acceptable.

«La statistique est la première des sciences inexactes», ont écrit les frères Goncourt, ceux-là mêmes qui ont donné leur nom au prix littéraire. Mais si, au lieu de mettre l’accent sur «qui nous sommes», on insistait sur «combien nous gagnons»? La principale différence entre les Québécois et leurs voisins canadiens tient finalement peut-être moins à ce que pensent les uns et les autres qu’à ce qu’ils gagnent: selon Statistique Canada, seulement 9,65% des Québécois disposaient de 75 000 dollars ou plus par an en 2004, contre 13,49% des Canadiens. La statistique a beau être une discipline inexacte, la différence saute aux yeux. Même les Goncourt, observant d’outre-tombe le Québec — impossible de s’en éloigner davantage —, seraient d’accord.