Chroniqueuse littéraire depuis quelques années pour une autre publication que celle-ci, je lis beaucoup, même énormément, de romans québécois. Or, le temps a beau passer, je ne cesse d’être frappée par les références au printemps 2012 dans l’imaginaire des jeunes romanciers.
Pour les moins de 30 ans, ou pour les auteurs qui gravitent dans le milieu de l’enseignement, la date est véritablement devenue un repère. Le printemps érable est parfois au cœur de leur récit, parfois en périphérie, parfois limité à une allusion, mais il existe bel et bien. Aucun autre événement des dernières… décennies n’a droit à pareil traitement de leur part !
Cela ne signifie pas qu’il y a unanimité sur la manière d’en parler. Au gré des romans, cela va de l’enthousiasme à la déception ; de l’éveil politique au trip d’un printemps ; d’une occasion de solidarité à un amour déçu, voire une histoire d’un soir. Mais ce mouvement-là, visiblement, a marqué toute une génération.
Je crois qu’il faut profondément s’en réjouir. Je suis toujours agacée de voir le printemps érable ramené aux moments de violence entre policiers et manifestants, comme s’il n’avait été que dérapages.
Il a au contraire été lancé avec une cohérence et une bonne humeur qui ont surpris tout le monde hors du milieu étudiant : les élus, les journalistes, les syndicats, les observateurs de tout poil n’avaient pas vu venir l’éclatant succès de la manifestation du 22 mars 2012. Plus de 100 000 personnes qui défilent dans les rues de Montréal, c’était inattendu !
Certes, il faisait tellement beau au printemps 2012, et ce, dès le tout premier jour de la saison, que c’était comme si la météo elle-même avait convié les étudiants à sortir spontanément dans la rue. Ça faisait néanmoins des mois que, sous notre nez, les associations étudiantes préparaient petit à petit leur riposte à la hausse des droits de scolarité annoncée un an plus tôt par le gouvernement libéral de Jean Charest.
Durant l’automne 2011, il y avait eu des grèves étudiantes et des manifs dans différentes villes du Québec — mais rien de plus normal dans le cycle de vie d’un cégépien, n’est-ce pas ? Les médias n’avaient donc pas suivi les actions en cours : qui donc de toute manière s’intéressait à la jeunesse, reléguée à un individualisme généralisé ?
Même les mandats de grève générale illimitée qui se sont multipliés en mars 2012 dans les cégeps et les universités n’ont pas fait les manchettes, alors que s’y joignaient des facultés comme celles de médecine de Montréal et Laval se sont jointes au mouvement, qu’on n’associe généralement pas à de telles protestations.
L’énorme rassemblement pacifiste du 22 mars 2012 fut donc toute une surprise, et la persistance du mouvement encore davantage. D’autant que les grandes marches s’arrimaient à une solide dose d’originalité : le carré rouge comme emblème, des cours à l’extérieur, une danse dans le métro…
La violence, la colère, les déceptions qui ont suivi n’auront pas tout effacé de ces premiers jours. Dix ans plus tard, il en reste des traces de toutes sortes.
En politique, dès 2012, Option nationale, le Parti québécois et Québec solidaire ont accueilli des militants directement issus de la mouvance du printemps érable. Les trois leaders étudiants, Martine Desjardins, Léo Bureau-Blouin et Gabriel Nadeau-Dubois, y ont fait leur tour — le dernier y étant toujours, à la tête parlementaire de QS de surcroît —, mais plusieurs anonymes en ont fait autant.
L’émergence de nouveaux visages en politique municipale me semble tout aussi liée au printemps 2012, qui a redonné de la noblesse au fait de se soucier du bien commun même au niveau de son quartier. Les organismes communautaires et les syndicats ont eux aussi bénéficié de la prise de conscience collective de jeunes qui ont cherché à poursuivre autrement leur désir de s’engager.
Et l’on a déjà beaucoup associé les manifestations des jeunes en faveur de l’environnement — notamment celle, spectaculaire, qui s’est déroulée à Montréal en septembre 2019 — à l’inspiration qu’a été le printemps 2012.
La mobilisation a certes ses revers — et le printemps érable n’en a pas manqué, comme plusieurs reportages en témoignent ces jours-ci. La victoire n’est jamais totale, même pas toujours au rendez-vous.
Mais en ces temps qui opposent de façon crue dictature et démocratie, grande leçon de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on constate à quel point pouvoir manifester en faveur du bien commun est un outil démocratique majeur. Il permet de se faire entendre des gouvernants, parfois de contrer des mesures inefficaces ou de faire quelques avancées.
Quand, de surcroît, manifester influence aussi profondément et aussi longuement la vie de nombreux participants, comme l’a fait le mouvement de 2012, c’est là une formidable retombée, tant individuelle que collective. Cela supplante largement le mauvais souvenir de l’ironie d’un premier ministre et des coups de matraque.