L’université québécoise, c’est gros : 19 établissements qui embauchent des dizaines de milliers de professeurs et de chercheurs et qui forment 310 000 étudiants par année. Or, bien que le gouvernement dépense trois milliards de dollars par an pour ce secteur, il n’y a eu aucune réflexion de fond sur l’université québécoise depuis les années 1970, c’est-à-dire au temps des télécopieurs, des ordinateurs à cartes perforées, de l’essence au plomb vendue au gallon. « Il y a bien eu du travail sur le financement, mais rien sur la place de l’université dans la société », constate Rémi Quirion, le scientifique en chef du Québec.
En septembre 2019, à la demande du gouvernement, l’éminent pharmacologue, devenu premier conseiller scientifique de la province en 2011, a réuni un groupe de travail de 15 personnes — recteurs, chargés de cours, professeurs, hauts fonctionnaires, étudiants — pour réfléchir à l’avenir de l’université québécoise. Un an plus tard, en septembre 2020, il publiait un document de réflexion, L’université québécoise du futur : Tendances, enjeux, pistes d’action et recommandations. Il s’agit en fait d’une première étape, avant une série de consultations publiques qui se tiendront les 3, 5, 10 et 12 novembre prochains. Après quoi, Rémi Quirion compte présenter un plan d’action à la ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, au début de 2021. Le moment, croit-il, n’a jamais été meilleur. « La création d’un ministère de l’Enseignement supérieur distinct de l’Éducation, en juin 2020, a été très bien reçue par le milieu universitaire. C’est un signal très positif. »
On trouve à boire et à manger dans ce document de réflexion qui contient 109 pages remplies de constats, de statistiques et d’orientations regroupées en 10 recommandations. C’est à une véritable modernisation de la « culture universitaire » qu’invite L’université québécoise du futur.
Car une université, c’est une entité paradoxale, qui peut être à la fois très moderne et ouverte, mais aussi très conservatrice et centrée sur elle-même. Une université enseigne des connaissances à la fine pointe et conduit des recherches fondamentales dans presque tous les secteurs de l’activité humaine. Cependant, elle cultive certains usages (organisation en facultés, en écoles, pédagogie fondée sur le cours magistral) qui remontent au Moyen Âge.
À ce titre, la crise de la COVID-19 a agi comme un révélateur auprès du groupe de travail. « Les universités sont habituellement lentes à changer leurs façons de faire, mais en pandémie, on les a vues très réactives », explique Rémi Quirion, qui n’en revient pas de la vitesse à laquelle elles se sont retournées pour généraliser, en quelques semaines, l’enseignement virtuel. « Elles se sont surprises elles-mêmes, dit-il. Il ne faut surtout pas perdre cette agilité-là ! »
Car, selon Rémi Quirion, les défis de l’avenir pour l’université québécoise vont très au-delà des méthodes d’enseignement : ils touchent aussi bien la manière dont on évalue les carrières des professeurs et le travail des étudiants que la manière dont l’université s’attaque aux enjeux sociaux. Même leur relation avec le reste de la société est à repenser. « On l’a vu durant la pandémie, dit-il. Nos concitoyens sont très ouverts à entendre parler de recherches et de science. » Or, constatent Rémi Quirion et son groupe de travail, les universités continuent d’évaluer la carrière des professeurs et des chercheurs sur la base de leurs publications et de leur enseignement plutôt que sur la participation aux débats de société. « Les recteurs, les vice-recteurs disent : “Oui, oui, oui, on est très ouverts.” Mais dans leur département, les professeurs se font dire : “Tu perds ton temps. Au lieu d’aller parler à la chambre de commerce, publie donc deux articles dans Nature.” »
Il en va de même avec la question des changements climatiques. Aux yeux de Rémi Quirion, une université ne peut plus se contenter d’affirmer qu’elle a des chercheurs réputés, d’excellentes facultés et un beau plan de développement durable. « Ce n’est pas suffisant, parce que les problèmes à surmonter sont trop complexes pour des chercheurs qui travaillent uniquement dans leur spécialité. Ça n’est pas suffisant qu’une université dise : “On est les meilleurs.” Il faut que les spécialistes de différents domaines puissent collaborer et que les universités coopèrent entre elles sur de grands projets. » Comme exemples de coopération interétablissements, Rémi Quirion cite le Réseau inondations intersectoriel du Québec (RIISQ) et Ouranos, un pôle d’innovation en climatologie. « C’est tout. Ce n’est pas assez. »
Dans cette veine, les universités doivent sortir de leur traditionnelle approche « disciplinaire », qui consiste à dire qu’un prof de génie, par exemple, doit avoir fait son bac, sa maîtrise et son doctorat en génie. « Ça prend de l’interdisciplinarité, c’est-à-dire des ingénieurs ou des biochimistes, par exemple, qui maîtrisent leur discipline, mais qui sont formés en communications, en sciences sociales, en éthique, en gestion. »
Cette interdisciplinarité, selon Rémi Quirion, sera l’une des solutions aux blocages qui menacent actuellement tous les grands projets d’infrastructures en énergie et en transport, notamment. « Ils se heurtent tous au mur de l’acceptabilité sociale, parce qu’on a du mal à asseoir ensemble des ingénieurs, des anthropologues, des spécialistes en gouvernance. » Une partie de la solution qui permettra de résoudre ces blocages viendra de chercheurs ayant acquis des connaissances solides en dehors de leur champ de spécialité, et donc mieux à même de faire concorder leurs connaissances avec celles des autres intervenants ayant voix au chapitre.
Rémi Quirion, comme son équipe de travail, est d’avis qu’il est urgent que les universités modifient leurs cursus pour encourager les parcours atypiques. « Quand j’ai fait mes études, on arrivait du collège, on faisait le bac, la maîtrise, le doctorat et le postdoc, puis on avait une job. De nos jours, les jeunes veulent essayer des choses, arrêter leurs études pour travailler un peu, les reprendre, faire une pause pour avoir des enfants, etc. » L’université doit également se montrer beaucoup plus ouverte à l’expérience acquise hors du cadre universitaire. « Ce manque de souplesse touche particulièrement les autochtones et les immigrants, que la société cherche à mieux intégrer. » Il faudrait aussi que l’université soit plus tolérante envers les étudiants qui ont du mal à achever leur formation dans un temps fixe très court.
Par ailleurs, l’université doit réagir à des évolutions sociales qui viennent la secouer de l’intérieur, notamment l’évolution des valeurs en matière de discrimination et de sexisme. Ces changements très positifs comportent leur revers de médaille, qui inquiète Rémi Quirion : la montée d’une forme de rectitude morale qui rend les gens de moins en moins tolérants par rapport à tout ce qui n’est pas politiquement correct. Comme cette chargée de cours de l’Université d’Ottawa, Verushka Lieutenant-Duval, qui s’est vue blâmée et harcelée pour avoir prononcé le « mot en n » dans le contexte pourtant très précis de son cours, ce qui a suscité une immense controverse. « On n’est pas immunisés contre ça. Ça inquiète bien des recteurs et des professeurs. Il faut trouver des moyens de mieux encadrer cette question. On en parlera certainement beaucoup en novembre durant la consultation publique. »
L’université devra accommoder toutes ces évolutions tout en étant aux prises avec un sous-financement chronique, auquel il faudra trouver une solution. Certes, les universités ont vu leur budget augmenter de 15 % de 2013 à 2018. Et elles prévoient même un demi-milliard de dollars de financement additionnel d’ici 2023. « Mais ça reste du rattrapage, dit Rémi Quirion. Par rapport à l’Ontario et aux autres provinces, le manque à gagner est important. Le choix du maintien des frais de scolarité bas suppose cependant que davantage de financement provienne du gouvernement ou de partenariats public-privé à inventer. »
Rémi Quirion est d’avis que le financement des universités sur la base du nombre d’étudiants devra être revu, car il force les établissements québécois à une concurrence féroce, qui peut devenir nuisible. « Il existe d’autres modes de financement, par exemple des enveloppes fondées sur la contribution ou la vocation d’un établissement. Ça n’a pas beaucoup de sens de financer un établissement en région éloignée ou très spécialisé sur la base du nombre d’étudiants qu’il attire. Il faut faire mieux. »
Il faut dépoussiérer l’université
Ça semble prometteur…
L’éthique « universitaire » (valeurs, croyances) est à moderniser !