Je pense qu’au 31 décembre 1999 l’heure est plutôt aux bilans qu’à la prospective, pratique douteuse qui consiste soit à tracer des graphiques de tendances, comme si une société était à l’abri de revirements inattendus, soit à prophétiser dans le sens de ses intérêts pour mieux influer sur l’avenir. Pour ce qui est du bilan, le hasard m’a favorisé.
Tout récemment, j’ai été amené à revoir un documentaire réalisé par le cinéaste Jean-Marie Drot, en 1963. En ce temps-là, Drot parcourait le monde et présentait au public français des aspects inconnus de pays visités, du Pérou à la Chine, de la Pologne au Québec. Son Journal de voyage au Québec m’a paru, en cette fin de siècle, lumineux.
Plutôt que de décrire aux spectateurs le visage officiel du Canada des années 60, qui aurait immanquablement compris des entrevues avec les élites religieuses et politiques, le réalisateur s’est laissé guider par son instinct, au fil de ses rencontres avec des artistes, des écrivains, des cinéastes, des comédiens et des militants de la scène politique, extraordinairement vivante à cette période. On peut même dire que Jean-Marie Drot a réalisé à chaud le seul film qui ait été tourné sur l’amorce de la Révolution tranquille, soit sur nos aspirations sociales et politiques d’alors.
Pendant trois heures, on y rencontre aussi bien les jeunes intellectuels de Parti pris que les Pierre Marois, Jean-Marc Léger, Gaston Miron, Armand Vaillancourt, Micheline Beauchemin ou Michel Chartrand de l’époque, tous convaincus qu’il fallait changer les rapports de société. L’atmosphère était explosive.
Que voulait-on en 1960? La laïcisation du système d’enseignement pour intégrer les immigrants, un accès aux postes de commande dans l’administration, la gestion des entreprises économiques, la reconnaissance d’une culture originale de langue française en Amérique. Tous, poètes, peintres ou cinéastes, affirmaient avec conviction, dans une langue claire, leur intention de réussir un Québec moderne.
Près de 40 ans plus tard, en visionnant ce Journal de voyage au Québec, il est évident que les garçons et filles qui manifestaient en 1963 ont presque réalisé leur programme. Le réseau scolaire est non confessionnel, les enfants des immigrés fréquentent l’école de langue française, on rencontre des francophones à tous les niveaux de l’administration privée et publique, l’économie est principalement dirigée par des gens d’affaires de langue française, les femmes ont acquis droit de cité, la littérature du Québec a été reconnue et honorée à Paris, et nous ne soumettons plus nos états d’âme au Vatican. La culture québécoise a atteint une dimension internationale tout à fait inespérée dans le domaine de la chanson, du théâtre et du cinéma.
Cette réussite extraordinaire est attribuable aux personnes et aux organisations sociales ou politiques créées à cette époque. Le bilan est positif, et l’évolution s’est incarnée, grâce aux gouvernements du Parti libéral et du Parti québécois, dans des lois dont tous peuvent reconnaître la pertinence, la nécessité et la valeur. Ce n’est pas parce que nous avons aujourd’hui des problèmes de gestion et de financement du réseau de la santé, par exemple, qu’il faut s’imaginer que nous avons raté notre vie de société et cette Révolution tranquille.
Après avoir visionné le film de Jean-Marie Drot, donc, j’étais à la fois fier de ce que nous avions collectivement accompli et déçu de l’attitude des principaux partis qui s’affrontent aujourd’hui.
Pourquoi, par exemple, le Parti québécois ne reconnaît-il pas les progrès réalisés, l’affirmation réussie de notre identité, la sécurité linguistique obtenue, la réalité d’une prise en charge du Québec par tous ses habitants avec l’usage d’une langue commune, le français? Est-ce qu’un bilan trop positif nuirait à ses stratégies référendaires?
Pourquoi les libéraux du Québec ne revendiquent-ils pas tout autant leur part de mérite dans cette réussite, puisque c’est aussi sous Jean Lesage et plus tard Robert Bourassa que nous avons acquis des lois sociales égalitaires, puis trouvé des compromis linguistiques acceptables sur l’affichage? Sont-ils les otages d’une clientèle anglophone revancharde?
Pourquoi le gouvernement libéral d’Ottawa n’admet-il pas que, si le Québec a pu progresser et obtenir ce bilan positif à l’intérieur du contexte confédéral, c’est parce que les partis qui se sont succédé à Québec n’ont cessé de réclamer notre dû, qu’un jour Pierre Bourgault, s’étant assis sur un tabouret chez Murray’s, a réclamé d’être servi en français, et que, par la suite, les manifestations publiques dans les rues et des discours nationalistes extrêmes ont forcé Ottawa à reconnaître l’originalité de la société québécoise? Jean Chrétien serait-il même premier ministre du Canada sans le « mouton noir » québécois?
Le bilan de cette fin de siècle est globalement positif, et le président Clinton a raison: nous ne sommes pas une nation opprimée. Mieux encore: nous sommes libres, comme peu de peuples le sont, de penser, de nous instruire, de nous exprimer, de circuler, de nous enrichir, de nous épanouir, d’établir un équilibre entre les droits de l’individu et ceux du groupe, entre le moi et le nous.
On le sait, trois communautés se côtoient au Canada, la francophone, l’anglophone et l’autochtone. Ces trois communautés sont cependant mises en scène par des journaux le plus souvent partisans et dont la pensée éditoriale l’emporte sur la responsabilité d’informer. Il faut voir dans les médias de langue anglaise la rage et le mépris qui se manifestent dès que le Québec relève la tête. Il faut admettre que les médias de langue française font souvent preuve de plus de préjugés et d’ignorance à l’égard de la culture canadienne-anglaise que la décence ne le permet. Pour ce qui est des autochtones, il est difficile de saisir la différence, dans leurs discours, entre les propos intégristes et ceux dictés par la recherche d’une dignité nécessaire. Or, tout cela est amplifié par une presse nourrie de sensationnalisme. À chacun donc de se rappeler quotidiennement qu’entre la réalité sociale et la fiction journalistique il y a une marge considérable.
Il ne s’agit pas d’attribuer des notes à Ottawa ou à Québec ni de comparer les bulletins politiques, mais de reconnaître qu’une civilisation vit de tensions, de crises et de chevauchements. On ne trouve la paix que dans un cercueil.
Reste, en arrière-plan de toutes ces années, la question de la langue, inépuisable. Est-elle menacée? Va-t-elle disparaître? Le Québec doit, sans doute, obtenir le plein contrôle de l’immigration, car les Canadiens français et les enfants de la loi 101 sont les seuls à porter la responsabilité de l’avenir du français en Amérique du Nord. Mais peu importe les discours, le fait que nous soyons 100 millions de francophones sur la planète ne change pas grand-chose. Et même si le chinois ou l’anglais sont davantage parlés que le français, cela ne nous enlève pas la capacité de communiquer. Comme le disait l’écrivain Jean Paulhan, c’est une question d’envie. Voulons-nous continuer à parler français? Saurons-nous apprendre aussi l’anglais et l’espagnol sans pour autant perdre la maîtrise d’une langue qui est généralement mieux parlée qu’il y a 40 ans? « Eh bien, décidons-le tout de suite, ajoutait Paulhan; ce sera du temps de gagné pour tout le monde. »
Pour ma part, c’est en français que je veux vous souhaiter bonne année, bon siècle, bon millénaire! La vie des petites nations est passionnante. Mais il faut savoir prendre la mesure de ce qu’on est: il y a plus de résidants à Tokyo et ses environs (31 millions) que dans tout le Canada. Le Québec, avec ses 7,5 millions d’habitants, se compare, disons, au Danemark, ce qui n’est pas négligeable; mais surtout, cessons de lorgner nos voisins du Sud. Et que le Canada sache quelle chance il a de nous avoir comme partenaires, car nous lui donnons à exister!