« Quand la noirceur envahit le monde, il faut juste ouvrir les yeux plus grands pour trouver la lumière qui donne ses couleurs à la vie », affirme notre chroniqueur David Desjardins. Dans cette série, il nous dresse une liste de personnes, de choses et d’endroits plus étranges les uns que les autres, qui lui servent de sources d’émerveillement.
Mon téléphone vibre dans ma poche. Je l’en sors, consulte l’écran. Le compte à rebours est commencé. Pour moi et des millions d’autres utilisateurs assidus, c’est l’heure du BeReal !
Le moment change tous les jours, de manière aléatoire, mais le procédé est toujours le même : lorsque je reçois la notification du réseau social en question, je dispose de deux minutes pour prendre en photo ce que je fais à cet instant précis (même si, techniquement, je peux aussi le faire plus tard, mais il s’agira d’un « late BeReal » et mes abonnés seront avisés de mon retard). Les deux caméras (avant et arrière) du téléphone sont actionnées en même temps, saisissant ma grosse face et ce qu’elle contemple. C’est-à-dire, généralement, rien d’intéressant.
Quand l’application m’intime de partager mon intimité, le plus souvent, je travaille, je suis à l’épicerie, je lis un livre ou je regarde la télé. Parfois, je suis chez des amis ou dans un bar, mais c’est rare. Question de probabilité. La plupart du temps, ma vie est loin d’être exaltante. Surtout lorsque je suis en train de tenir mon téléphone (ce qui ne m’arrive jamais en ski, à vélo, lors d’une intense conversation ou au lit avec ma fiancée, bref, lorsque je fais des trucs vraiment captivants).
C’est donc, de très, très loin, le réseau social le plus ennuyeux. Et c’est pour cette raison que c’est, de très, très loin, mon préféré.
Je m’explique.
Comme un vaste pan de la population, j’ai maintenant un intérêt maladif pour TikTok. L’appli chinoise est devenue, avec le temps, une sorte de YouTube où les vidéos sont montées à la tronçonneuse et livrées en denses capsules. J’y consulte des clips allant de quelques secondes à 10 minutes que me propose une intelligence artificielle redoutable d’efficacité.
Ces temps-ci, mon contenu oscille entre critiques musicales, recettes véganes, humoristes et dermatologues qui notent de 1 à 10 les compétences de quidams se filmant en train d’extraire des points noirs sur le visage d’autrui. Voilà, j’en conviens, une bien étrange et dégoûtante forme de pornographie. Chacun ses déviances. Reste que je suis là comme spectateur. Regarder TikTok, pour moi, c’est comme zapper devant la télé. Ça me vide la tête.
Sinon, je fréquente Facebook comme un voisin désagréable mais difficilement contournable : lorsqu’il le faut. Instagram, pour tromper l’ennui à l’occasion, mais je passe en coup de vent là aussi. Twitter, de moins en moins, à force d’y assister à de perpétuelles foires d’empoigne (majoritairement orchestrées par de détestables trolls). Je ne publie presque jamais rien sur les réseaux.
Sauf sur BeReal, tous les jours. Autrement, impossible de voir les publications, qui sont alors floutées.
Que vois-je sur ces photos après avoir envoyé les miennes ? D’autres gens comme moi (quelques amis, des connaissances, ma fille) qui font habituellement des trucs aussi emmerdants que sur mes propres photos.
Et c’est exactement là que réside tout le génie de cette appli totalement normcore, sublimement médiocre : elle me réconcilie avec la platitude de mon existence en exhibant celle des autres.
Tout le contraire des plateformes concurrentes, où il s’agit d’avoir le mot juste (ou, mieux, le dernier mot), de donner l’air de vivre la vie de rêve ou, sur LinkedIn, par exemple, d’être sans cesse comblé par le nouveau défi professionnel que nous envoie la vie, #gratitude.
BeReal est ce qu’elle annonce : la réalité sans fard, sans filtre, sans montage.
C’est aussi l’essence même du concept de « réseau social » numérique et ce qui m’a attiré vers Facebook au début : l’idée de savoir ce que font les gens que j’aime.
J’appelle ma fille presque tous les jours (elle vit en appart à quelques rues de chez moi), on se voit souvent, mais j’aime avoir de ses nouvelles sur BeReal. (Ah, tiens, elle est à la maison avec ses chats. Au boulot. Ou dans un bar à un spectacle.) Parfois, nous nous appelons après avoir vu nos photos respectives pour en parler.
Le moment BeReal, c’est aussi un rappel d’arrêter de courir pour voir ce que font les gens qui m’importent. Comme de poser des questions à un ami sur le film qu’il a regardé ou le livre qu’il a lu.
Les publications disparaissent le lendemain et sont remplacées par de nouvelles. L’anxiété de performance qu’induisent les plateformes des « influenceurs » aux vies faussement chromées fait place à la satisfaction d’avoir accès au réel dénudé de mon prochain.
J’évoquais plus haut le terme normcore. Il sert à désigner une mode, lancée il y a quelques années, qui consiste à enfiler le linge le plus ennuyeux qui soit. Chaussures de sport de grand-papa, jeans informes et ensembles monochromes qui font la part belle aux beiges et aux bruns.
Il s’agit d’une réponse au désir de plaire, en glorifiant l’ordinaire et le vaguement laid.
La platitude de BeReal relève exactement du même phénomène : une réponse au clinquant numérique dont la fadeur est absolument salutaire.
J’adore David Desjardins et ses articles. Je le lis depuis ses chroniques dans le Voir. J’aime ses sujets, je le trouve féminin dans ses intérêts et sa façon de les exprimer.
C’est sexiste de dire ça?!?
Je suis abonnée à l’Actualité depuis, je sais pas, 30 ans.
Bravo! Vous êtes essentiel.
Vous dites faire une vie plate, des choses emmerdantes. Je ne vous crois pas une seul instant. On ne peut pas faire constamment des choses exaltantes, ce serait fatigant et probablement aussi plate que de ne jamais rien faire! Reste à trouver son plaisir de chaque instant à faire les choses ordinaires de la vie de la manière la plus agréable et constructive possible. Je suis persuadé que vous le faites très bien. Le reste est une question de regard, de perspectives.
Personnellement, je fais l’impasse sur les réseaux sociaux. Après 10 jours sur Facebook, je suis «parti en courant» et n’y ai jamais remis les «pieds».