Aux yeux de la loi, un enfant québécois ne peut avoir que deux parents. Mais dans la réalité, certains bambins en ont trois ou quatre. Des familles réinventent le modèle : un couple gai demande à une amie d’être la mère de son enfant, ou un couple infertile et une copine célibataire enceinte décident d’élever le bébé ensemble, par exemple.
Ces adultes s’investissent auprès de l’enfant — ils ne se contentent pas d’être donneur de sperme ou mère porteuse — et réclament le droit d’inscrire plus de deux noms sur son acte de naissance. Pour avoir les mêmes droits et devoirs que tout parent : le droit de l’inscrire à l’école et de garder un lien avec lui en cas de séparation ; l’obligation d’en prendre soin et de verser une pension alimentaire si la famille éclate, entre autres choses.
On ignore combien de ces familles compte la province. Mais il y en a. « Elles ne demandent pas le droit d’exister. Elles veulent être reconnues légalement », explique Mona Greenbaum, directrice générale de la Coalition des familles LGBT+. Selon elle, la réforme du droit de la famille, pilotée actuellement par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, serait l’occasion de remédier à la situation. Mais le ministre ne semble pas chaud à l’idée. « Une famille, ce sont deux parents », a-t-il déclaré en commission parlementaire. La bataille se fera donc devant les tribunaux, annonce Mona Greenbaum.
Un trio (ne faisant pas partie de la Coalition des familles LGBT+) a d’ailleurs déjà déposé une poursuite en Cour supérieure contre le gouvernement. Son avocat, Me Marc-André Landry, vise à démontrer que tous les articles du Code civil touchant la famille, sauf deux, peuvent déjà être interprétés comme désignant autant les familles pluriparentales que biparentales. « Les seuls articles limitant le nombre de parents à deux sont ceux portant sur l’acte de naissance », précise-t-il.
Ses clients, un « trouple » polyamoureux de deux femmes et un homme, ont déposé leur recours en 2021, lorsqu’une des femmes était enceinte. L’audience devant le juge devrait se tenir à la fin du printemps.
Trois provinces canadiennes reconnaissent déjà les familles pluriparentales : la Colombie-Britannique (depuis 2013), l’Ontario (2016) et la Saskatchewan (2020).
En attendant, un seul nom figure sur l’acte de naissance du bébé aujourd’hui âgé de 10 mois : celui de sa mère biologique. Et ce, même si le poupon est élevé par les trois adultes, qui cohabitent dans une maison en banlieue.
Au moment de remplir l’acte de naissance, le trio y inscrit les deux mamans. « Je peux faire valoir ma paternité avec un test d’ADN, dans le pire des cas », dit le père. Les deux mères prennent le congé parental. Mais le plan déraille. Le Directeur de l’état civil rejette l’acte de naissance. En raison du recours judiciaire, il sait que le père ajoutera son nom s’il gagne sa cause. Et il déclare que l’acte ne peut avoir un caractère temporaire. Il refuse d’y inscrire la deuxième maman. Celle-ci voit son congé parental prendre fin de façon abrupte, trois mois après la naissance, et doit rembourser les prestations parentales.
La mère biologique n’en revient pas encore. « Si je meurs, cet enfant va être orphelin, même si ses deux autres parents s’occupent de lui depuis sa naissance. » Au quotidien, elle est l’unique détentrice de l’autorité parentale. Si l’enfant se blesse alors qu’il est seul avec son père, ce dernier ne pourra consentir aux soins à l’hôpital. Et si les deux autres partent et cessent de contribuer financièrement à l’éducation du petit, elle n’aura aucun recours.
D’autres familles atypiques vivent avec ce genre d’épée de Damoclès au-dessus de la tête. L’une d’elles, dont les membres préfèrent taire leur identité, est composée de deux lesbiennes et d’un bon ami, devenu père de leur enfant. Ce sont les noms du père et de la mère biologiques qui figurent sur l’acte de naissance. L’autre mère n’a donc pas le statut de parent. Si les deux autres se liguaient contre elle, elle pourrait perdre la garde de l’enfant. « Tout repose sur la confiance », dit-elle. Pour l’instant, tout se passe bien ; les deux femmes, aujourd’hui séparées, ont la garde partagée de l’enfant, et le père continue de le voir toutes les semaines. Mais la loi devrait servir à faire valoir les droits de la mère non biologique en cas de conflit, selon les trois parents. Ceux-ci voudraient bien qu’elle soit changée pour que leur réalité soit reconnue.
Trois provinces canadiennes reconnaissent déjà les familles pluriparentales : la Colombie-Britannique (depuis 2013), l’Ontario (2016) et la Saskatchewan (2020).
Dans son volumineux rapport déposé en 2015, le comité d’experts qui a conseillé le ministère de la Justice au sujet de la réforme du droit de la famille a recommandé de limiter à deux le nombre de parents sur l’acte de naissance. Les membres du comité ont cependant tenu à distinguer pluriparenté et pluriparentalité, souligne l’un de ces experts, Dominique Goubau, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval.
Dans le domaine du droit, la parenté désigne la filiation entre les personnes. Ce lien a une portée symbolique et juridique forte, explique le professeur : « Une mère qui ne s’occupe plus de son enfant, mais qui figure encore sur l’acte de naissance est considérée comme étant la mère. » Autant légalement que, bien souvent, dans le cœur de l’enfant.
Quant à la parentalité, elle désigne le rôle parental exercé au quotidien. Dans la majorité des familles, les personnes inscrites sur l’acte de naissance remplissent ce rôle. Mais parfois, d’autres adultes l’assument aussi. Une grand-mère peut héberger un enfant dont les parents traversent une mauvaise passe, un beau-père, amener l’enfant de sa conjointe à ses cours de natation, etc.
Le comité d’experts a estimé que le Québec n’était pas encore prêt pour la pluriparenté, c’est-à-dire la multiplication des liens de filiation inscrits sur l’acte de naissance. En revanche, selon les mêmes experts, il serait prêt pour la reconnaissance de la pluriparentalité. Celle-ci pourrait être encadrée juridiquement au sein des familles à trois parents, dit Dominique Goubau. « Ce pourrait être par un acte notarié, qui déléguerait une partie de l’autorité parentale au troisième parent », propose le juriste. Ce parent aurait alors le droit de consentir aux soins médicaux, à une sortie scolaire, etc.
Les provinces canadiennes qui ont reconnu les familles pluriparentales n’ont pas eu à tenir de grands débats de société, fait remarquer Dominique Goubau. Elles appliquent la common law, basée sur la jurisprudence, contrairement au Québec, qui a son Code civil. En Ontario, un juge a accordé le statut de parents à un couple de femmes et à leur ami dès 2007 (donc avant l’entrée en vigueur de la loi ontarienne). Dans une décision courte et pragmatique, le juge soutient simplement que, dans ce cas précis, il apparaît dans l’intérêt de l’enfant de reconnaître qu’il a trois parents. Cette décision ne constitue pas un principe général et ne distingue pas parenté et parentalité. « Au Québec, nous avons une approche plus doctrinaire, des règles inscrites dans le Code civil, que nous appliquons », dit Dominique Goubau.
Il arrive qu’un juge québécois renvoie la balle au législateur en affirmant qu’une loi est discriminatoire ou problématique « eu égard à la réalité sociale d’aujourd’hui », comme un juge l’a noté en 2018, se disant contraint de refuser un droit d’accès au troisième parent d’une famille pluriparentale après une rupture.
La directrice générale de la Coalition des familles LGBT+ sait tout cela. « Des poursuites, il y en aura d’autres », assure Mona Greenbaum.
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2023 de L’actualité.