Alors que les réseaux sociaux devaient permettre à tous de finalement se faire entendre, dans les faits, les gens n’ont jamais eu aussi peur de s’exprimer, constate la journaliste, autrice et chroniqueuse Judith Lussier dans Annulé(e), qui paraît en novembre aux Éditions Cardinal. Les différentes plateformes se transforment parfois en véritables tribunaux populaires capables de détruire des réputations, de faire perdre des emplois et de mener à l’exclusion sociale. Comment mettre un frein à ces dérapages ?
Comment définir la cancel culture — ou culture du bannissement, en français ?
C’est le fait d’éjecter des gens, des œuvres, des idées ou des monuments historiques de l’espace public parce qu’ils ne correspondent pas à certaines valeurs. On a tendance à associer ce phénomène aux wokes, qu’on accuse de militer pour faire annuler des spectacles ou interdire des mots heurtant leur sensibilité de néoprogressistes. Mais la droite aussi bannit. Par exemple, à l’automne 2020, un texte sur le privilège blanc publié sur le site de Jeunesse, J’écoute a été retiré après que Mathieu Bock-Côté eut ridiculisé l’initiative sur ses réseaux sociaux. L’an dernier, l’entrepreneure et chroniqueuse québécoise Carla Beauvais s’est mise à l’écart de la vie publique à la suite d’une violente campagne d’intimidation sur le Web, au cours de laquelle on l’a même menacée de mort. Ce sont des commentateurs de droite très influents qui avaient ouvert le bal en tournant en dérision une application qu’elle avait cofondée, dont l’objectif était de favoriser la découverte d’entreprises dirigées par des Noirs.
Cette année, le dictionnaire américain Merriam-Webster a bonifié sa définition du mot « cancel » (« annuler ») pour tenir compte de ce phénomène social. Mais de tout temps, des gens ont été frappés d’ostracisme.
C’est vrai. On pourrait dire, par exemple, qu’en raison des procès et des exécutions sommaires qu’elle a générés, la Révolution française était une forme de cancel culture. Tout comme les chasses aux sorcières. L’humeur des foules a toujours été incontrôlable. Mais depuis une dizaine d’années, les médias sociaux accentuent le phénomène, car les tribunaux populaires peuvent vite prendre de l’ampleur et les réactions sont immédiates. On a aussi de plus en plus de raisons de penser que l’architecture même des plateformes contribuerait sciemment à polariser les débats. Il semble que les algorithmes favorisent la diffusion d’affirmations spectaculaires mais peu nuancées, parce que ces dernières génèrent plus de trafic — et donc plus de revenus pour l’entreprise. En tout cas, ce ne sont pas des outils qui permettent d’exprimer toute la complexité de notre pensée.
La rédaction d’Annulé(e) vous a profondément ébranlée. Pourquoi ?

J’ai commencé mes recherches avec l’hypothèse que la cancel culture n’existait pas. Que c’était encore une stratégie des militants de droite pour décrédibiliser ceux de la nouvelle gauche, en les accusant à tort et à travers de vouloir censurer les gens. Je dis « à tort », parce qu’en analysant de près les incidents qui ont fait la manchette, comme le retrait de certains titres de la liste de lecture du premier ministre François Legault l’an dernier, on réalise souvent que ce ne sont pas les wokes qui demandaient une « annulation » de ceci ou cela — la décision a plutôt été prise par une organisation ou une entreprise impliquée dans la controverse (dans ce cas-ci, l’Association des libraires du Québec). Mais les affaires sont tellement déformées qu’au final, ce sont les militants de gauche qui sont montrés du doigt. Et ça leur cause beaucoup de torts, eux qui viennent en majorité de communautés déjà marginalisées. Cela dit, j’ai pris conscience que la culture du bannissement existe bel et bien, et que c’est un problème complexe auquel on participe tous, peu importe nos allégeances idéologiques.
Les médias aussi ont leur examen de conscience à faire, écrivez-vous.
Oui, car ils contribuent à monter des histoires en épingle. Je pense au cas du jouet Monsieur Patate. L’hiver dernier, l’entreprise Hasbro a annoncé qu’elle changeait le nom de sa marque Mr. Potato Head pour Potato Head. Dans son communiqué de presse, elle explique d’entrée de jeu qu’il n’est pas question d’abolir Monsieur et Madame Patate. Elle trouvait simplement plus cohérent d’adopter un terme davantage englobant, car le jouet Madame Patate était vendu sous le nom de Monsieur Patate. Mais l’Associated Press a titré « A mister no more : Mr. Potato Head goes gender neutral », tandis que l’Agence France-Presse y est allée d’un « Adieu “Monsieur Patate”, la marque de jouets culte ne sera plus genrée ». Évidemment, ça a soulevé l’ire de la droite. Les médias sont dans une position de grande vulnérabilité sur le plan financier, et je comprends que certains cèdent à la tentation du titre sensationnaliste parce que c’est plus payant. Sauf que ces décisions ont des conséquences négatives sur la perception qu’on a de groupes minoritaires, dans ce cas-ci les LGBTQ+, à qui la droite a reproché de vouloir imposer leurs préoccupations. On a laissé entendre qu’à cause d’eux, on allait bientôt perdre le droit de dire les mots « monsieur » et « madame »…
Comment la gauche prend-elle part à la cancel culture ?
J’ai été bouleversée par ma conversation avec Josiane Stratis, qui a fondé, avec sa jumelle Carolane, Ton petit look et TPL Moms, des blogues style de vie prônant la justice sociale. Elles se sont entre autres montrées solidaires lors des vagues de dénonciation #moiaussi. Sauf qu’à l’été 2020, les sœurs ont été prises à partie quand d’ex-collaboratrices les ont accusées d’abus de pouvoir et de racisme, notamment. Malgré leurs excuses publiques, les membres de leur entourage ont reçu des menaces, parfois très graves. Même si les griefs de celles qui ont pris la parole en ligne étaient légitimes, les conséquences ont été démesurées par rapport aux fautes commises. Il n’y a rien de plus intransigeant envers la gauche que la gauche elle-même. Des militants finissent parfois par « s’annuler » entre eux, victimes d’une tyrannie de la cohérence — si une personne se présente comme étant sensible aux inégalités sociales, on s’empressera de la placer devant ses contradictions lorsqu’elle commettra un faux pas. Le mouvement gagnerait aussi à comprendre qu’on n’évolue pas tous au même rythme. Les réseaux sociaux nous forcent à prendre conscience plus rapidement de formes d’oppression qu’on n’avait même pas imaginées. Il y a un paquet de nouvelles injonctions et c’est normal qu’on se sente déstabilisé.
Je connais des gens qui ont été anéantis à la suite d’attaques pour des déclarations juste maladroites…
Ça ne me paraît pas constructif de bannir une personne parce qu’elle a tenu des propos grossophobes ou sexistes, disons. On doit miser sur la réparation et le dialogue plutôt que sur la punition. On gagnerait tous à prendre le temps de discuter avec des gens qui incarnent une position opposée à la nôtre. J’ai l’intention de prêcher par l’exemple, tant dans ma vie personnelle que publique. Moi aussi, j’ai déjà participé à des échanges émotifs en ligne, je suis tombée dans le piège de la surenchère et de l’agressivité. Mais ça fait à peine 10 ans que les réseaux sociaux ont pris une telle place dans nos vies. C’est normal qu’on soit encore en train d’apprendre à communiquer avec ces outils, qui d’ailleurs ne font l’objet d’aucun encadrement. Il faut faire preuve d’empathie.
Cet article a été publié dans le numéro de décembre 2021 de L’actualité, sous le titre « Mise au ban ».
Malheureusement ce courant de division s’est installé avec la montée de l’extrême droite en Occident et avec comme corollaire, la normalisation de la diffamation et de la discrimination.. Un monde sans éthique.. ici au Québec, les détenteurs de micros et de tribunes étaient tenus à des règles. Quand l’accumulation de plaintes le justifiait le Conseil de presse sévissait, ou bien, la personne visée devait présenter ses excuses et si récidive elle perdait son micro ou sa tribune.. Aujourd’hui on a accepté que l’Empire médiatique du Québec boude et se dissocie de cet organisme fédéral laissant libre cours aux dérapages de certains chroniqueurs.. Moi je pense que les nationalistes identitaires réactionnaires instrumentalisent et diabolisent les tentatives d’affirmation des minorités qu’ils désignent sous le vocable fourre tout « woke ».. on exagére l’influence des minorités pour donner du poids à la théorie du « grand remplacement » de Renaud Camus reprise par Eric Zemmour et son acolyte québécois Mathieu Bock Côté. Il s’agit clairement d’exploiter la peur de l’autre. Avec la fin des cours d’ECR, il nous faudra restés vigilants, à savoir, que les sujets touchant l’holocauste, le racisme systémique, les LGBTQ puissent être abordés dans le cursus universitaire. Dans de nombreux États américains les législations visant à interdire la théorie critique de la race se multiplient. La « Critical Race Theory » es devenue un épouvantail destiné à susciter la peur et le rejet.
« On exagére l’influence des minorités pour donner du poids à la théorie du « grand remplacement ». ?? Il suffit par exemple de regarder les publicités comme celles de La Baie pour se rendre compte qu’il n’y figurent à peu près plus d’hommes blancs. Autre exemple, lorsque nos policiers arrêtent un noir, on crie au profilage, au racisme, au harcèlement; par contre, lorsqu’un blanc subit les mêmes « sévices » aux mains des policiers, le facteur « racisme » disparaît. Pourquoi? Parce certains groupes et lobbys perpétuent la notion de racisme à leur avantage.
À André Nickell,
De nos jours, la publicité télévisée (et pas seulement La Baie) nous montre majoritairement des personnes racisées, ce qui est loin de refléter la composition de la population. Mais il y avait du rattrapage à faire. Après ce rattrapage nécessaire, on peut espérer arriver à un certain équilibre.
Le texte de MBC qu’on peut voir en suivant le lien donné dans l’article, mentionne que le tweet de Jeunesse J’écoute était déjà supprimé au moment de la rédaction de la chronique de MBC. Donc l’affirmation dans l’article ci-dessus « un texte sur le privilège blanc publié sur le site de Jeunesse, J’écoute a été retiré après que Mathieu Bock-Côté eut ridiculisé l’initiative sur ses réseaux sociaux », me semble inexact.
Je n’ai pas vu d’explication, seulement une tentative pour attribuer les déboires des idées de « la gauche » à « la droite ».
Or, il me semble qu’on gagnerait à discuter d’une manière franche et précise du phénomène de la « culture de l’annulation ».
Jean-Marie Brideau
Moncton NB
L’époque actuelle me fait penser, malheureusement, à l’avènement des écrans ( cinémas et balbutiements de la télévision dans les années 30) des nouveaux médias de masse sans éducation populaire pour l’accompagner…nous connaissons la suite, j’espère juste que les réseaux sociaux ne seront pas la genèse du même genre de dérapage…ce qui ne semble pas être le cas actuellement.
Si Carla Beauvais a éété la cible de toutes les haines, c’est peut-être parcqu’elle trahit son ignorance par des affirmations éminemment trompeuses comme : « Il a fallu George Floyd. Ça résume tout. »… Euh, nous ne sommes pas aux États-Unis et les exemples tirés des événements américains ne nous concernent pas.
Je ne sais pas trop où vous vous branchez dans votre texte, mais je ne retiendrai que votre dernier paragraphe qui semble orienter les discussions des médias internet dans le sens du respect des opinions inverses aux nôtres. Ce pour quoi je suis en accord.
Mais, malheureusement, et vous avez dû le réaliser par vous même, une forte majorité des interventions nous font voir que le niveau intellectuel de trop d’ intervenants ne vole pas très haut et, par ce fait, empêche les autres d’échanger franchement, intelligemment et respectueusement dans divers débats.
J’espère que le temps, comme vous le souhaitez, saura civiliser les échanges pour que ¨du choc des idées jaillisse la lumière¨.
Les médias sont grandement responsables de ce dérapage avec des histoires enflées sur des faits somme toute insignifiants. Le pire exemple est celui d’un certain conseil scolaire du fin fond de l’Ontario qui décide d’enlever des livres qu’il juge discriminatoires des bibliothèques de ses écoles primaires, avec en prime l’effrayant autodafé d’une quinzaine ou trentaine de livres pour servir de symbole de prise de conscience par les élèves de cette discrimination qui vise surtout les peuples autochtones.
Cette histoire d’autodafé commencée par l’éminente société d’état Radio-Canada sortie en 2021 remontait à… 2019, il y a 2 ans et personne n’en avait parlé. Puis cela a fait le tour du monde! Imaginez-vous la folie furieuse autour d’un autodafé de livres tel qu’on aurait pu croire qu’il s’agissait d’un autodafé nazi! En prime on avait une conseillère qui se prétendait autochtone et qui travaillait pour le Premier Ministre et qui avait recommandé ces actes purgatoires. L’affaire somme toute insignifiante a déclenché une tempête internationale qui a même mené des ministre québécois et français à écrire une lettre commune!
Franchement, le geste idiot de gens qui se croyaient de bonne volonté, loin d’être des nazis, a été monté en épingle par les médias au point où on a presque touché l’hystérie collective. On sait bien que les chemins de l’enfer sont pavés de bonnes intentions mais jeter le bébé avec l’eau du bain n’est pas une bonne idée et les médias ont perdu beaucoup de crédibilité avec cette affaire qui se voulait un scoop… vieux de 2 ans.
Par contre, quand il s’agit de statues d’hommes politiques qui ont participé, voire fomenté un génocide comme John A Macdonald, là, il faudrait se garder une petite gêne et la laisser trôner dans un parc public important de la métropole du Québec… Une statue!!! Voyons donc, si quelqu’un voit une œuvre d’art dans cette statue, qu’on la mette dans un musée mais autrement pourquoi on continuerait à célébrer des politiciens que nous savons aujourd’hui avoir commis des crimes contre l’humanité? Tenter de détruire les peuples autochtones est un crime de génocide et on ne devrait quand même pas continuer à célébrer de tels individus dans nos places publiques. Continuer à le faire c’est accepter l’héritage de ces tristes sires.
NPierre,
je ne partage pas votre point de vue, que ce soit pour les autodafés ou les statues déboulonnées.
Ces deux gestes sont des ¨effacements¨ de l’histoire (i.e. de la ¨cancel culture¨). Cela peut sembler insignifiant comme vous dites, mais selon moi, c’est tout le contraire. Bientôt, on voudra brûler des peintures montrant un sein ou des fesses ou encore le membre viril d’un mâle sous prétexte d’exploitation sexuelle.
En déboulonnant les statues de personnes connues, qu’elles aient été bonnes ou non à l’égard des peuples quels qu’ils soient, c’est également effacer l’histoire et la mémoire qui ferait en sorte que, ne connaissant plus son passé, on retombe encore dans les mêmes affres sans savoir pourquoi on refait les mêmes bêtises.
En lieux et places de ces destructions, enseignons donc l’histoire de ces choses, les raisons de leurs existences et pourquoi tels ou tels événements doivent ou ne doivent plus se reproduire.
Si on avait effacé Hitler de notre histoire, qui penserait à dénigrer le totalitarisme ? Certainement pas ceux qui croient que le monde a commencé avec leur venue sur terre !