La chute accélérée

Jusqu’où faut-il réduire la dimension des pincettes avec lesquelles on prend les gens pour éviter de les traumatiser lorsqu’il s’agit de leur sauver la vie ou d’en améliorer la qualité ?

Photo : Daphné Caron pour L’actualité

Comment sensibiliser les gens en cette ère d’hypersensibilité ?

C’est la question que je me pose après avoir lu, dans la même semaine, plusieurs témoignages d’experts en santé publique exposant la difficulté à faire de la prévention dans un contexte où le moindre questionnement sur les habitudes de vie est perçu comme une entreprise de culpabilisation.

Prenez le cancer du sein. Aux États-Unis, les campagnes de conscientisation sur la consommation d’alcool comme facteur de risque pour cette maladie sont généralement perçues comme deux choses. D’abord, une tentative de confisquer aux femmes un produit qu’elles aiment et dont elles n’ont pas l’intention de se priver. Ensuite, une manière de blâmer celles qui ont reçu un diagnostic de cancer et buvaient au-delà de la quantité recommandée.

Notez ici qu’il n’est pas question de juger ces réactions. On voudrait m’interdire ces excès qui permettent de combattre le spleen inhérent à l’existence humaine que je ne réagirais pas autrement. De même, si on m’annonçait que mes quelques beuveries, ici et là, m’ont fait jouer avec les poignées de mon cercueil, je m’autoflagellerais sans doute aussi.

Devrait-on pour autant, afin de me ménager, taire ce qui est une évidence scientifique et qui pourrait sauver des vies ?

C’est ce que proposaient des sommités de la santé dans une lettre publiée par Le Devoir en octobre dernier, qui enjoignait aux parents, aux enseignants et aux médecins de « cesser de blâmer les enfants et les adolescents qui vivent avec un poids élevé ». Cela ajouterait au stress qu’ils subissent déjà dans les réseaux sociaux en étant constamment exposés à des moqueries ou à de simples statistiques concernant la prise de poids durant la pandémie.

Je comprends que tout cela est lié à de sérieux enjeux de santé mentale, et les nombreux cas de troubles de l’alimentation dus au confinement ne m’ont pas échappé non plus.

Mais jusqu’où faut-il réduire la dimension des pincettes avec lesquelles on prend les gens pour éviter de les traumatiser quand il s’agit de sauver leur vie ou d’en améliorer la qualité ?

D’un bord, vous avez ceux qu’on pourrait désigner comme des résistants. Celles et ceux qui se braquent lorsqu’une autorité ou un groupe de personnes remet leur mode de vie en question. Qu’il s’agisse de leur consommation de viande, de l’utilisation de leur automobile ou de tout autre comportement qui est ancré dans leur identité, voire leur culture.

À côté, on devine une population, souvent plus jeune, mais pas nécessairement, qui considère toute forme de parole « confrontante » comme étant anxiogène, ces personnes allant jusqu’à parler d’une forme d’agression. C’est ainsi que, dans un récent numéro d’un magazine féminin québécois, un reportage sur la pédophilie nous prévenait, à l’aide d’un traumavertissement… de la présence de contenu lié à la pédophilie.

La convergence opère ici dans la même incapacité à tolérer ce qui bouscule. Et là, je ne parle pas d’intimidation, mais bien de la réception de données qui exposent une réalité scientifique, recelant des conséquences parfois dramatiques. Un adolescent obèse risque davantage de souffrir de maladies chroniques plus tôt que tard. Un adulte qui consomme trop d’alcool augmente de manière considérable le facteur de risque d’avoir un cancer. J’écris cela au moment où vient de paraître une étude (encore non révisée par les pairs) voulant que l’obésité soit un important facteur aggravant chez les adolescents atteints de la COVID-19.

Et on ne devrait rien dire, parce qu’ils rentreront dans leur coquille comme des huîtres ? Faut-il enrober toute forme de prévention en santé d’un traumavertissement ?

Une série d’études recensées dans Scientific American en 2019 montre pourtant que ces fameux trigger warnings auraient généralement un effet contraire à celui souhaité et qu’ils augmenteraient en réalité l’anxiété…

Je ne nie pas l’incidence néfaste sur la santé mentale de messages sur le surpoids ou la consommation d’alcool. De la même manière, je comprends aussi la difficulté à changer des habitudes… surtout lorsque celles-ci nous soulagent.

Le problème, c’est peut-être qu’on nous en demande beaucoup, énormément. Les exigences de réussite, de beauté, de conformité nous rendent malades. Si bien que lorsqu’on s’attaque à ce qui en résulte, comme la nécessité d’exutoires, dont font partie le laisser-aller alimentaire et l’abus d’alcool, nous devenons d’une effarante rigidité.

Consumés par les obligations et un sentiment d’impuissance, nous nous préservons en feignant l’intégrité par le refus d’écouter. Ce désir d’évasion ne nous entraîne pas dans une funeste spirale toute nouvelle. Nous y étions déjà. Il ne fait qu’accélérer la chute.  

Les commentaires sont fermés.

Les spécialistes et experts ne peuvent pas « sauver » la vie des gens ni améliorer leur qualité de vie. Ils ne peuvent que les mettre devant les choix et leurs conséquences propres pour les responsabiliser. La liberté consiste à faire des choix parmi quelques options possibles. Et personne ne peut décider à notre place ce qui est le moins pire pour soi-même.

Heureusement qu’ils ne parlent pas anglais car s’ils voyaient un certain numéro de Ricky Gervais…

Trigger warnings: stp écrire en français d’abord. Il existe encore des mots en français que les francophones comprennent. Vous auriez pu écrire «avertisseur » ou de quoi semblable. À force de remplacer des mots en français, vous aller écrire de plus en plus en franglais et un jour en anglais seulement. Un jour, on appellera ça, l’assimilation de la nation québécoise. Et vous allez y avoir contribué.

Votre nom sonne italien et je perçois votre amour du bon français. Dommage que la majorité des intellectuels, animateurs radio/télé et autres personnes en ¨autorité¨ n’aient pas cet amour là. On retourne aux ¨winsheeeeer, bumpers, wipers, crinkchafs,¨ d’avant les années 70. Tout est à refaire, mais aujourd’hui, la volonté ne semble plus être là.

Bonjour monsieur, j’emploie le néologisme qui sert de traduction à trigger warnings à deux reprises dans le texte. Il s’agit de traumavertissement. Je n’emploie la version anglaise qu’afin de clarifier de quoi je parle et de manière fluide en l’intégrant dans la mention de l’étude. La compréhension de texte est certainement un plus grand obstacle à la survie du français que l’usage d’une expression anglaise, si je me fie à ce cas d’espèce.

Très intéressant, merci d’en avoir parlé! Ça nous laisse avec ces questions, anxiogènes bien sûr. Comment rester dans la nuance quand celle-ci est si mal perçue ? En même temps, comment aborder ces sujets difficiles sans se faire « microagresser » par ceuzes qui ne sont pas d’accord ? Je me demande si c’est un recul, comme à l’époque victorienne, lorsqu’il fallait dire blanc ou brun pour parler des cuisses et poitrines de poulet… La rigidité d’une société se voit en partie dans ces contraintes de langages. J’espère qu’on passera par dessus au lieu de retourner dans les corsets.

Je serais d’accord pour laisser la liberté aux gens de décider ce qui est mieux pour eux si notre système de santé était robuste et ne pâtissait pas des choix que ces personnes font. Toutefois, comme vous et moi et ben d’autres paient chèrement pour un système de santé branlant, les choix des uns empêchent les autres d’avoir des soins qu’ils ont besoin pour des raisons autres que des choix individuels.

Alors, les gens doivent apprendre à vivre en société et à ce que leur liberté soit limitée par celle des autres et les avertissements en matière de santé sont nécessaires pour au moins tenter de limiter les dégâts sur le système de santé. L’être humain est résistant en autant qu’il s’habitue à l’être et n’est pas cocooné à l’extrême.

Aujourd’hui, toute tentative de vouloir corriger une situation possiblement néfaste ou dommageable devient une micro-agression sinon une agression, un racisme ou une phobie de n’importe quoi. On ne peut plus dire les choses telles qu’elles sont sans risquer une poursuite.
Il n’en demeure pas moins que si on ne peut plus rien dire, on pourrait empêcher les encouragements envers les comportements dangereux. J’en veux comme exemple ce qu’on nous inflige à la télé. Ces personnes obèses qui encouragent les autres à s’accepter comme ils (elles) sont, à se trouver beaux (belles) et qui défendent aux ¨moralisateurs¨ d’encourager ces gens à se prendre en main.
Il n’y a pas trente ans, l’obésité moyenne représentait à peine 3% à 5% de la population. Maintenant, en Amérique du Nord (ça ça comprend le Québec), le taux d’obésité est rendu entre 25% et 35% de la population. On mange comme des cochons et on joue au Nintendo et Play Station à longueur de journée. Mais ça, il ne faut pas le dire pour ne pas vexer les petites âmes fragiles, les petits lapins.