Avec le temps, comme chroniqueur, j’ai appris à me méfier des certitudes. Surtout des miennes. Ce sont des refuges trop commodes.
Partagées, amplifiées, portées par une prose efficace, les convictions deviennent de puissants leviers, plus aptes à soulever les passions qu’à provoquer la réflexion. Or, je me méfie encore plus des passions qui ne laissent guère de place aux contradictions dont sont pétris la société comme les individus.
Je me surprends donc, dans mon travail, à poser plus de questions désormais qu’à offrir de réponses.
Évidemment, les formules du prêt-à-penser qui émaillent de nombreuses chroniques d’opinion marquent des points. Comme l’a dit le chroniqueur Mathieu Bock-Côté dans le récent portrait que lui a consacré L’actualité : « Ça a une fonction pédagogique ; quand l’expression est bien ciselée, ça frappe l’imagination, ça laisse une trace. » Ça a aussi une fonction propagandiste : on peut répéter une approximation de la réalité bien formulée jusqu’à en faire une vérité.
Radios populistes et intellectuels médiatiques emploient le même procédé : créer de la dissension pour mieux fabriquer du consentement.
Il en résulte également un affrontement stérile à coups de slogans. Pas plus édifiant que le marketing de Coca-Cola contre celui de Pepsi, mais avec des conséquences autrement consternantes.
Les chapelles d’autrefois ont perdu leur porosité. Je les compare ici à des marques, parce que les idées sont défendues comme des parts de marché. Le débat intellectuel devient un spectacle permanent dont la valeur se mesure en potentiel publicitaire.
La forme influe de plus en plus sur le fond. Radios populistes et intellectuels médiatiques emploient le même procédé : créer de la dissension pour mieux fabriquer du consentement, des chapelles étanches, où l’on prêche aux convertis.
Je parle des radios de droite, des penseurs conservateurs… Je pourrais citer des chroniqueurs de gauche aussi. J’ai le sentiment, en lisant certains d’entre eux, de me faire présenter des arguments militants, conçus pour défendre une thèse qui sert une cause. La leur.
Cela contribue également au malaise croissant que je ressens face à l’opinion comme format. Il y a 20 ans, lorsque j’ai commencé à chroniquer, nous n’étions qu’une poignée à faire ce travail. Il y a désormais plus de chroniqueurs, chaque jour, dans un seul quotidien québécois qu’il y en avait au total à l’époque.
Cela en dit long sur le pouvoir du véhicule. Il modifie plus encore que le fond notre manière de voir le monde. À force de produire de l’opinion, comme si les enjeux de société se résumaient à une joute, nous avons créé un climat toxique que les réseaux sociaux sont venus vaporiser sur la société, ce qui permet aux individus d’entrer dans l’arène avec leurs mentors.
Aussi, quand certains se dédouanent de tout type d’agitation sociale que créeraient leurs formules explosives, on a envie de leur rappeler que la culture est à la fois le reflet et le carburant de nos sociétés. Le ton tranchant qu’ils adoptent n’est pas qu’une posture qui témoigne de l’époque. C’est aussi un pochoir avec lequel on dessine l’avenir.
« Le message, c’est le médium. » Dans un récent article, le chroniqueur du New York Times Ezra Klein reprend cette célèbre formule du théoricien des médias Marshall McLuhan pour mieux expliquer l’influence des réseaux sociaux. Il y ajoute celle de John M. Culkin, penseur et confrère de McLuhan, voulant que nous fabriquions des outils qui nous façonnent à leur tour.
C’est ce qui m’effraie. La forme nous conditionne à voir le monde de manière codifiée. À la télé, tout, y compris l’information, est un spectacle. Cela a modelé la politique, la culture, et donc notre point de vue. Il faut que tout y pétille. Comme il faut de l’engagement, quelle que soit sa forme, dans les réseaux sociaux.
Ces derniers ont réduit le paradigme télévisuel à de petites fenêtres qui ne permettent plus que la formule, la plus dévastatrice de préférence. L’égo des vedettes du showbiz y est remplacé par celui de tout le monde. La chronique, qui nourrit la bête, s’est rapidement adaptée, multipliée. Le débat est devenu une fin en soi. Et l’objectif de cette foire d’empoigne, c’est d’avoir le dessus, d’écraser l’autre.
Or, le principal perdant ici est le tissu social que l’on déchire, chacun son tour, pour mieux enfiler le morceau arraché et s’en faire une écharpe de sauveur, une toge de détenteur du monopole de la vérité ou des haillons de victime.
J’entends souvent l’adage selon lequel on peut parler de tout, mais pas avec n’importe qui.
C’est une formule efficace, ça aussi. Mais ce qui compte de plus en plus, ce n’est pas le sujet ni l’auditoire. On devrait pouvoir discuter d’immigration, de théorie des genres, d’économie, peu importe avec qui. Mais pas pour blesser l’adversaire. Pas pour s’élever en piétinant l’autre. Pas pour en faire un conflit, aussi civilisé soit-il.
Ce qui nous divise, nous atomise, ce n’est pas quoi. Ce n’est pas qui. C’est comment.
Cette chronique a été publiée dans le numéro de décembre 2022 de L’actualité.
Vous visez juste. Quand on m’affirme telle ou telle chose, je tente d’être prudent… mais souvent il faut clore en disant « chacun son combat » et ton combat n’est pas le mien… Le monde n’a jamais été aussi « échevelé » intellectuellement que maintenant..
J’ai envie de conclure par:
« Excusez-la »…
Alors, tant pis,
Excusez-la
Bien d’accord avec l’ensemble de votre propos !
À mon sens , les journalistes deviennent trop souvent des chroniqueurs plutôt que de s’en tenir à rapporter des faits objectifs bien documentés dans la réalité ! On cherche trop souvent à vouloir influencer la façon de penser du monde plutôt que de les laisser se faire une opinion personnelle .
Ils tombent dans le même piège que les médias sociaux avec une information biaisée par l’émotivité trop souvent .
Il me semble que vous y allez un peu fort en mettant dans le même panier les radios populistes, les intellectuels médiatiques et les «débats» sur les médias sociaux. Je dois avouer que je n’écoute pas les radios populistes et que je ne participe pas aux déchaînements de passions le plus souvent haineuses sur les médias sociaux. Mais les intellectuels médiatiques, j’en raffole. J’adore qu’une personne qui sait de quoi elle parle m’explique pourquoi elle en arrive à avoir telle ou telle opinion, et j’aime encore plus quand une autre personne tout aussi connaissante sur la même question lui réplique en expliquant pourquoi elle arrive pour sa part à une opinion différente. Ce genre d’opposition entre deux opinion bien étayées, n’est-ce pas exactement cela qui constitue le fameux débat dont une société démocratique ne saurait se passer?
On discute pour éclairer, pour s’éclairer, et aussi pour convaincre (affirmation de pouvoir?).
Tout de même, ton commentaire est une bouffée d’air frais sur le calorifère étouffant des prêtres de la demi-vérité, souvent anonymes mais frileux quand on expose leur bêtise au grand jour.
Le constat est bien réel mais demande de franchir la barrière pour bien sentir le vent de la liberté, celui du propos soutenu par les racines de l’argumentaire.
Malheureusement, ont ne peut parler profondeur sans culture minimal. Voilà pourquoi le discours d’opinion devient plus facile et économique que tout autre forme.
Les médias se cachent donc ainsi par économie et sauve conduit pour la diffamation à peine voilée, non régie par le journalisme plus conventionnel.
Sans éducation, nous sommes noyés d’insignifiance.
«On peut parler de tout, mais pas avec n’importe qui». C’est d’ailleurs le cas des réseaux sociaux comme Twitter ou Face-de-bouc: on jase avec ceux qui pensent comme nous dans une chambre de résonance (et non pas de raisonnance). La minute que l’on sort de cette pièce pour discuter at large, on ne va nulle part et c’est un exercice de futilité qui provoque beaucoup de frustrations.
Alors, oui, nous sommes atomisés en attendant que le dictateur Poutine nous atomise une dernière fois… Comme dirait l’autre: rira bien qui rira le dernier!