«La justice militaire canadienne n’est pas indépendante»

Dans une entrevue exclusive, le grand responsable de la justice militaire du Royaume-Uni déplore le manque d’indépendance et d’impartialité de l’appareil de justice des Forces canadiennes.

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Les Forces armées canadiennes

Une nouvelle voix se joint aux critiques de la justice militaire canadienne, et pas n’importe laquelle : celle du juge-avocat général des Forces armées britanniques, le grand manitou de la justice martiale du Royaume-Uni, l’honorable Jeffrey Blackett.

Dans une entrevue exclusive, le juge Blackett déplore le manque d’indépendance et d’impartialité de l’appareil de justice des Forces canadiennes, et appelle le Canada à le moderniser. « La justice ne doit pas seulement être rendue, mais encore donner l’apparence d’avoir été rendue, souligne ce juriste chevronné. Si vous avez une cour martiale où l’accusé est un simple soldat, son avocat est un major, le procureur et le juge sont des colonels, vous pouvez prendre toutes les précautions que vous voulez, ça n’aura pas l’air équitable. »

Des juristes d’ici et d’ailleurs réclament un ménage de ce système, dans la foulée, notamment, des révélations sur le traitement réservé aux victimes de violences sexuelles dans les rangs militaires. Dans une enquête de L’actualité publiée en avril 2014, tout comme dans le rapport de l’ex-juge Marie Deschamps sur le sujet, un an plus tard, on apprenait que les plaignantes se butent à l’indifférence, voire à l’hostilité de leurs supérieurs, à l’incompétence des enquêteurs militaires et à un processus judiciaire qui leur semble perméable à l’influence de la chaîne de commandement.

Or, la Cour suprême du Canada vient de confirmer la validité de ce système sur toute la ligne. L’armée pourra continuer à juger elle-même les actes criminels de ses soldats, peu importent les circonstances du drame, a tranché le plus haut tribunal du pays dans un jugement unanime, en novembre : que l’acte soit survenu dans une caserne ou un bar du centre-ville, en mission à l’étranger ou en sol canadien, que la victime soit militaire ou civile.

Au Royaume-Uni, c’est l’inverse qui s’est produit. Fini, là-bas, les cours martiales où les militaires se jugent entre eux, à l’abri du regard des autorités civiles. Dans les années 1990 et 2000, d’importantes réformes ont été entreprises pour « civilianiser » de grands pans de la justice militaire. Plusieurs postes névralgiques sont désormais réservés à des civils, y compris celui de juge-avocat général.

Jeffrey Blackett a été un témoin privilégié de cette révolution. Ancien officier haut gradé de la Marine royale britannique, il a mené en parallèle des carrières de juge militaire et de juge civil pendant des années, expériences qui lui ont ouvert les yeux, dit-il, sur les travers du système. Nommé juge-avocat général en 2004, peu après sa retraite des Forces, il veille au bon fonctionnement de l’appareil de justice militaire, supervise le travail des juges et préside lui-même les procès les plus délicats à la cour martiale. Il jumelle ces fonctions avec celles de magistrat à la Cour supérieure dans la société civile.

L’actualité l’a rencontré en marge d’une conférence internationale sur la justice militaire où il était invité, à l’Université d’Ottawa.

Les Forces canadiennes affirment que leur système de justice jouit d’une totale indépendance. Est-ce vraiment le cas, à votre avis ?

Non, il n’est pas indépendant. En tant que juge de la cour martiale, il m’est arrivé de rendre des jugements qui ont mis l’armée en rogne. Une fois, la police militaire n’a pas apprécié que je la critique en cour et le chef de l’armée de terre m’a convoqué. Je lui ai répondu d’aller se faire voir. Je suis un juge indépendant, il n’a pas à me semoncer. Est-ce qu’au Canada un juge militaire, qui est d’abord un officier, se permettrait d’envoyer promener le chef d’état-major qui le sommerait de venir s’expliquer devant lui ? La réponse est non, à cause du rang. Tant que les juges seront des officiers militaires, quels que soient les garde-fous que vous mettrez en place, ce sera insuffisant pour rendre le système réellement indépendant et impartial.

Vous étiez juge militaire à l’époque où les cours martiales britanniques étaient encore présidées par des officiers. Qu’avez-vous appris de cette expérience ?

Quand je siégeais à la cour martiale en tant qu’officier de la Marine, j’ai toujours pensé que j’étais équitable. Mais quand j’y repense, je me rends compte que j’appartenais au système. Si on me soumettait que le système était inéquitable ou qu’on remettait en question son existence même, je ne pouvais pas être impartial. Je faisais partie du club. Le fait de quitter la Marine m’a fait voir les choses autrement. Ce qui compte, c’est que le procès soit équitable. Et ça repose avant tout sur deux choses : l’indépendance et l’impartialité du processus.

Quel effet ce manque d’indépendance peut-il avoir sur la volonté des militaires victimes d’agressions sexuelles de porter plainte ?

Dans toutes les sphères de la société, nombre de victimes renoncent à porter plainte. Elles redoutent de devoir témoigner dans une cour où on les accusera de mentir, où elles se feront dire qu’elles l’ont cherché, où elles devront révéler des détails intimes. Ajoutez à cela le fait de devoir faire face à une structure hiérarchique, la crainte de subir des répercussions négatives sur leur carrière, la peur de faire l’objet de rumeurs sexuelles dans leur milieu de travail, et ça devient très difficile pour elles de signaler ces crimes.

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Le chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance, a lancé en juillet l’opération Honneur pour lutter contre les violences sexuelles dans les rangs. Saura-t-il rebâtir la confiance des victimes dans la justice militaire? (Photo: Adrian Wyld/La Presse Canadienne)

En quoi la justice militaire est-elle plus indépendante au Royaume-Uni ? Ça demeure un système parallèle, avec sa cour martiale et ses procureurs en uniforme…

D’abord, la poursuite est indépendante. Le directeur des poursuites militaires est un civil, c’est lui qui décide d’engager ou non des poursuites judiciaires, sans en référer à la chaîne de commandement. Les procureurs qui travaillent pour lui sont des avocats militaires, mais dans la majorité des cas graves, comme les homicides et les viols, des procureurs civils sont également affectés au dossier. Il peut arriver que les avocats de la défense portent l’uniforme, mais en règle générale, ce sont des civils.

Ensuite, tous les juges de la cour martiale sont des civils, bien qu’ils aient toujours une expérience militaire. Depuis 2003, les officiers militaires ne sont plus admissibles à cette fonction. De plus, les juges consacrent tous un tiers de leur temps à siéger à la cour civile, ce qui renforce encore leur indépendance.

Les membres du jury, eux, sont des militaires, ce qui les rend plus aptes à comprendre le contexte dans lequel les infractions ont été commises.

La fonction de juge-avocat général (JAG) existe dans le système canadien comme dans le britannique. Quelle est la différence entre le JAG canadien et votre rôle à vous ?

Je suis un juge civil, le vôtre est un avocat militaire. Et au Canada, le JAG supervise le directeur des poursuites militaires. Celui-ci ne peut donc pas être réellement indépendant s’il est placé sous les ordres d’un officier militaire. L’influence subliminale du rang planera toujours dans son esprit, cette idée que « je fais partie de la clique, je dois faire ce qu’on attend de moi ». La poursuite devrait plutôt relever de la supervision d’une agence civile externe, du ministre de la Justice ou du procureur de la Couronne, comme c’est le cas chez nous.

Je présiderai bientôt un procès à la cour martiale impliquant deux policiers militaires accusés d’avoir violé une collègue. La police militaire avait fait enquête sur ses propres policiers, et le procureur au dossier, un colonel, avait déterminé qu’il n’y avait pas matière à porter des accusations. De toute évidence, la chaîne de commandement a essayé de balayer l’affaire sous le tapis. Le bon côté de notre système est que le directeur des poursuites militaires, un civil, a reconsidéré la décision du colonel et a entrepris de poursuivre les deux policiers devant la cour martiale. Et il l’a fait indépendamment de la chaîne de commandement.

Certains critiques proposent d’ôter aux tribunaux militaires le pouvoir de juger les agressions sexuelles. Jusqu’en 1998, au Canada, seuls les tribunaux civils avaient juridiction sur les crimes de cette nature. Qu’en pensez-vous ?

Le Canada doit d’abord corriger son système de justice militaire, afin que tout le monde puisse avoir confiance que les dossiers y seront traités correctement. Et ensuite, s’arranger pour que les causes soient acheminées dans l’appareil qui convient le mieux, civil ou militaire, selon les circonstances. Mais exclure d’emblée les agressions sexuelles de la cour martiale serait trop rigide.

Au Canada, il n’existe aucun mécanisme formel pour déterminer dans quel système un dossier sera jugé. Comment fait-on, au Royaume-Uni ?

Il y a un protocole d’entente entre la poursuite militaire et son homologue civile. Ce sont les autorités civiles qui ont préséance : elles doivent donner leur consentement pour qu’un dossier criminel soit traité par les militaires.

En règle générale, un soldat soupçonné d’avoir violé une sœur d’armes sur une base militaire, par exemple, sera jugé devant la cour martiale. Si cela s’est produit en dehors de la base, ou si la victime est une civile, ça aboutira plus probablement dans l’appareil civil.

Ce sont des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, entre autres, qui ont amené votre Parlement à réformer la justice militaire. Comment les Forces britanniques ont-elles réagi ?

Elles ont eu beaucoup de mal à lâcher prise. Il y a eu une série de contestations judiciaires à partir de 1995 et, à chaque étape, les Forces ont résisté et en ont fait le moins possible pour se conformer. On a vu la même résistance envers la présence des homosexuels dans les rangs, des femmes dans les métiers de combat et à bord des navires. Chaque fois, l’organisation a prétendu que ça allait compromettre l’efficacité des opérations, que le monde entier allait s’écrouler. L’armée est naturellement conservatrice. Elle ne changera pas, à moins qu’on la pousse à le faire.

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L’exception canadienne

Partout dans le monde, un vent de réforme souffle sur la justice militaire depuis au moins un quart de siècle. Dans plusieurs pays, les tribunaux militaires ont été abolis, du moins en temps de paix, ou alors ils n’existent que pour traiter les entorses disciplinaires des soldats, pas leurs crimes. La France, la Belgique, les Pays-Bas, la République tchèque et l’Allemagne sont du nombre. D’autres États, dont le Royaume-Uni, le Danemark et la Finlande, ont maintenu un système de justice parallèle pour les soldats, mais ont placé des civils aux postes les plus importants.

Les commentaires sont fermés.

J’ai du prendre un grand respire et repousser à plus tard la lecture de l’article dès la fin de la première question tant la réponse est ridicule. Les juges militaires, ceux qui siègent à la Cour martiale, sont des juges de nomination fédérale qui n’ont plus aucun lien de subordination avec la chaîne de commandement des forces canadiennes…. ils peuvent et rendent des jugements qui font »suer » la chaîne de commandement. Pas demain la veille qu’un juge sera appelé à aller s’expliquer dans le bureau du CEMD…. Bonne chance. Toutefois, si on parle du système de justice sommaire, c’est une autre paire de manche j’en conviens. Mais l’honorable Blackett m’a perdu dès sa première réponse…. comment perdre un lecteur informé rapidement. Un manque crasse d’honnêté intellectuelle ou une mauvaise compréhension de la question? Qui sait….

Ayant été à la direction des officiers de liaison des Nations Unies durant 14 ans, je vois que vous ne connaissez rien dans le processus de nomination des juges de la Cour martiale, ceux-ci sont nommés par le ministère de la défense nationale mais choisis parmis les avocats qui ont fait carrière dans ce ministère, mon fils de 42 ans en fait partie depuis 18 ans. Les liens tissés serrés entre la Cour et le commandement qu’il soit direct ou indirect demeure un cinglant affront à notre régime de droit, notamment à qui incombe le fardeau de la preuve mais surtout le manque de rigueur sur l’application de son propre Code de procédure déjà trouée comme un fromage Suisse.

Les juges militaires sont nommés par le Gouverneur général en conseil…. Et non pas par le gouvernement. Comme tous les juges de nomination fédérale…

Il était juge à la cour martiale, ce que vous n’avez pas obtenu comme poste, major. C’est peut-être pour cela que vous le trouvez imbécile et\ou incompétent en comparaison avec votre carrière comme procureur de la couronne militaire. Cela porte à réflexion en effet…

Tenter de me rajeunir en m’appelant mlle n’aura pas d’effet sur mon opinion, c’est seulement pour vous en avertir et vous éviter de vous épuiser.

Il fait peu de doutes que la justice militaire au Canada soit indépendante et impartiale mais il faut aussi qu’il y ait perception qu’elle est indépendante et impartiale, tout comme la justice civile, et c’est là où le bât blesse. La poursuite n’est pas indépendante de la hiérarchie militaire et on se souviendra que quand les conservateurs ont pris le pouvoir ils se sont dépêchés à rendre indépendant le Sevice fédéral des poursuites (les procureurs de la couronne fédérale) en le séparant du Ministère de la Justice et en constituant le Service des poursuites pénales du Canada sous l’autorité d’un directeur indépendant. Mais les militaires ont échappé à cette vigilance conservatrice et, au contraire, le gouvernement fédéral a persisté et est allé en Cour suprême du Canada pour défendre ce système judiciaire parallèle… 2 poids, 2 mesures… et les principes? Bah….

En fait, je crois que c’est la CACM qui s’est penché sur ce point récemment. Mais ça se rendra probablement devant la CSC, vous avez raison… la cloison poursuite mikitaire vs chaîne de commandement n’est pas étanche. Mes commentaires avaient trait aux Juges… Non pas à la poursuite. Certaines personnes ne font pas la différence.

Bon raisonnement, par contre le système civil est loin d’être » la justice « . Pour l’exemple je vois surtout les viols comme problème, homme-femme homme -homme etc … en fait les valeurs militaires sont surtout l’obéissance, mais la valeur de base qui ferait qu’on ne doit pas avoir a craindre d’un compagnon d’armes n’existe pas, le viol comme la raclée est une façon de dominer de contrôler et de détruire, les valeurs viennent du commandement … un militaire qui met sa vie en jeu au combat n’aura pas peur d’une sanction surtout si son obéissance aux ordre ne peut pas être mis en cause … merci.