Au Manitoba, les francophones de langue maternelle forment une petite communauté de 37 000 personnes. C’est beaucoup moins que les 76 000 Franco-Albertains, les 250 000 Acadiens du Nouveau-Brunswick ou les 600 000 Franco-Ontariens.
Mais les Franco-Manitobains ont quelques as dans leur jeu, dont celui d’être moins éparpillés : la très grande majorité d’entre eux se concentre dans un quartier de Winnipeg, Saint-Boniface. On y trouve plusieurs établissements importants, comme l’Université de Saint-Boniface, plusieurs écoles, un conseil scolaire, Radio-Canada. Et un hebdo, La Liberté, qui célèbre ses 110 ans cette année.
Or, cette publication locale, qui compte 6 000 abonnés payants (soit environ 20 000 lecteurs), est un des plus gros hebdos francophones au Canada en dehors du Québec — ce qui est impressionnant pour une si petite communauté. Plus étonnant encore : La Liberté se porte plutôt bien. En 15 ans, son équipe est passée de 5 à 15 personnes — et elle atteint épisodiquement 25 employés.
Autre fait marquant, la publication rayonne très au-delà de la communauté locale : elle produit des balados repris par des radios et des journaux partout au pays (même au Québec), et ses magazines hors série sont lus ailleurs dans la francophonie.
Selon sa rédactrice en chef et directrice, Sophie Gaulin, la recette comporte de nombreux ingrédients : une couverture locale améliorée, quelques solutions ingénieuses au manque de revenus publicitaires, une réforme des structures ainsi que beaucoup d’essais et d’erreurs.
Les difficultés de la presse locale
En 2007, quand Sophie Gaulin débarque à La Liberté (elle vient d’émigrer de France), deux obstacles se profilent à l’horizon. Des problèmes qui vont détruire des centaines de journaux et hebdos au Canada au cours des 15 années suivantes. De un, les géants du Web accaparent une part grandissante de l’assiette publicitaire, au détriment des médias traditionnels. De deux, une tuile s’abat sur les publications papier en 2011 : le gouvernement Harper réduit de moitié le programme d’aide qui permettait la distribution de publications par la poste à coût moindre.
Face à l’adversité, Sophie Gaulin se découvre une fibre entrepreneuriale : elle établit deux partenariats avec le quotidien anglophone de la région. Le Winnipeg Free Press commence ainsi à livrer La Liberté aux gens qui sont abonnés aux deux publications, ce qui diminue les frais d’envoi de 80 %. Elle fait aussi entrer le français au très anglophone quotidien, qui crée la section « Le fil des francophiles » dans l’édition du samedi. « Ça nous a donné beaucoup de visibilité et de nouveaux abonnés parmi les francophiles », dit-elle.
Le conseil d’administration accepte également son idée de créer une agence de communication qui produira des cahiers spéciaux et des publireportages. Un peu comme l’a fait Le Devoir au Québec, La Liberté passe d’un publireportage occasionnel à 39 cahiers spéciaux de 4 à 12 pages par an. Cette nouvelle vache à lait publicitaire permet d’embaucher plus de personnel pour renforcer la couverture locale.
Rien n’est parfait en ce bas monde. Alors que les éditions de 44 pages étaient fréquentes jadis, la norme est maintenant de 24 pages, parfois 28 ou 32. La Liberté se reprend toutefois avec une couverture quotidienne Web plus étoffée qu’avant : elle met en ligne cinq actualités quotidiennes au lieu de deux ou trois par semaine. Et comme le seul autre média francophone est Radio-Canada, ce renforcement de la couverture locale permet à la publication de maintenir son lectorat et de le rajeunir.
Si Sophie Gaulin considère la nouvelle locale comme un « petit bijou très précieux », elle n’hésite pas non plus à traiter de sujets nationaux costauds susceptibles d’intéresser ses concitoyens. Elle raconte que son numéro spécial sur les 50 ans de la décriminalisation de l’homosexualité en 2019 lui a valu un torrent de félicitations… et d’injures. « On prend forcément des positions qui vont déplaire à certaines personnes d’autorité, qu’on va croiser à l’épicerie la semaine suivante. » Ce problème n’est d’ailleurs pas propre aux milieux minoritaires, puisque la presse locale québécoise vit les mêmes difficultés.
Métamorphose
Fondée en 1913 par Mgr Louis-Philippe-Adélard Langevin, La Liberté avait été un journal religieux jusqu’à ce que la Société de la francophonie manitobaine (SFM), un organisme de défense des droits des francophones, l’acquière pour en faire un organe de communication. Lorsqu’il est élu président du conseil d’administration du journal, en 2013, l’avocat Marc E. Marion pense qu’il est temps de faire de La Liberté un média indépendant.
Les planètes s’alignent quelques années plus tard. « On entrevoyait alors que le gouvernement fédéral, qui avait toujours refusé le statut d’organisme de bienfaisance aux médias, commençait à envisager de changer son fusil d’épaule, raconte Me Marion. Ça ouvrait la porte à ce qu’on devienne un organisme sans but lucratif avec une mission sociale plutôt qu’une entreprise privée. »
En 2019, La Liberté devient un OSBL indépendant de la SFM. En 2021, après le quotidien montréalais La Presse et The Narwhal (un média d’enquête sur l’environnement en ligne), La Liberté obtient le statut d’organisation journalistique enregistrée, qui lui permet de recueillir des dons et d’accéder à d’autres types de financement pour différents projets.
Ce nouveau statut est un outil de plus pour lutter contre l’érosion de la tarte publicitaire, qui se poursuit. À l’instar de ses collègues québécois, Sophie Gaulin espère que le gouvernement fédéral ne se contentera pas de réglementer le cyberespace, comme il l’a annoncé, mais qu’il agira là en dirigeant ses propres budgets publicitaires vers des plateformes crédibles qui ont des comptes à rendre, telle que la sienne. « On va droit dans le mur si on pense que le journalisme de qualité peut survivre seul. Il faut arrêter de croire aux miracles. »
Traverser la rivière des Outaouais
Sophie Gaulin n’attend pas que les politiques changent pour expérimenter de nouvelles formules. En 2019, par exemple, La Liberté produit un premier magazine hors série bilingue sur les 50 ans de la Loi sur les langues officielles du Canada, qui sera distribué dans la plupart des universités francophones au pays. « Ça nous a fait comprendre qu’on a la possibilité de réaliser un projet d’envergure nationale », dit la rédactrice en chef.
En 2020, c’est la COVID-19, et rebelote. « En cinq semaines, l’équipe a produit un magazine jeunesse scientifique de 64 pages qui explique aux enfants le fonctionnement du système immunitaire et l’impact des virus », raconte-t-elle. Ce magazine fait boule de neige, avec 200 000 téléchargements en français et en anglais et un partenariat avec l’Institut Pasteur, une fondation française vouée à l’étude de la biologie, qui le distribue. Sciences Mag Junior proposera trois numéros sur la COVID.
En 2022, La Liberté lance une série de 10 balados destinés aux jeunes sur la diversité — handicaps, Autochtones, diversité linguistique, diversité régionale — et cinq autres sur la nature, qui sont largement repris par les radios francophones de l’Ouest canadien et des Territoires du Nord-Ouest.
Cette nouvelle initiative lui permet de traverser la rivière des Outaouais. En septembre 2022, lorsque les Coops de l’information (une coopérative qui rassemble six quotidiens régionaux québécois) créent le site d’actualité Les as de l’info, pour les 8-12 ans, La Liberté s’inscrit parmi les partenaires fondateurs avec La Presse et Télé-Québec.
Ce fait mérite d’être souligné, car les liens sont ténus entre la presse québécoise et la presse francophone des autres provinces, et trop souvent à sens unique. À part les bureaux locaux de Radio-Canada et le cas du Droit qui concerne à la fois Ottawa et Gatineau, et qui fait partie des Coops de l’information (réunissant Le Soleil, La Tribune, La Voix de l’Est, le Nouvelliste et Le Quotidien), ce genre de partenariat s’est rarement vu au cours des 50 dernières années.
« J’en rêvais depuis 15 ans », dit Sophie Gaulin, qui ne veut pas s’arrêter en si bon chemin. « Avec les Coops de l’info, nous avons aussi des projets d’entrevues croisées Québec-Manitoba et de jeu-questionnaire sur l’environnement. »
La directrice espère que ce récent succès lui permettra de régler une partie de son problème de recrutement, récurrent depuis plusieurs années. « Dans l’Ouest, on n’a pas de faculté de journalisme et de communication francophone. Quand j’affiche une offre d’emploi, j’obtiens zéro candidat du Canada. Les étudiants québécois, qui ont l’embarras du choix, ne nous perçoivent pas comme une destination exotique. »
Le média réussit tout de même à séduire des candidats. Les dernières recrues viennent de France, de Belgique, du Maroc et d’Algérie. Pas mal pour un hebdo local.
Quelle fierté de faire partie de cette équipe! Bravo Sophie Gaulin et toute l’équipe, qui a su s’adapter et évoluer au fil de l’histoire de La Liberté. Allez pour un autre 110 ans d’aventures, d’essais et de succès!
Je suis très heureux de voir comment ce journal a grandi après ses années difficiles des années 90 . La Liberté est ce journal dont j’ai réussi, à titre de directeur dans les années 90 (1993-1997), à remettre sur pieds financièrement et qui a bien repris sa route positive depuis. On lit ici qu’il se pore bien, qu’il innove continuellement et j’en suis heureux. Bonne continuité, félicitations à toutes les directrices qui m’ont succédé, sans oublier les employé-e-s qui les ont épaulées.
Quel beau cadeau que votre article sur La Liberté de 2023! J’ai connu ce journal dès mes jeunes années puisque mes parents y étaient abonnés. Durant mes trois années au collège Saint-Boniface, de 1960 à 1962, j’ai eu la chance d’y travailler. Une expérience qui m’a façonnée et qui m’a plu. C’est dans le domaine des communications que j’ai fait ma carrière dans la fonction publique québécoise de 1973 à 2002 et même dans les organismes communautaires: correspondance, documentation, rédaction d’avis, de rapports et de bulletins. Je suis une abonnée de La Liberté et en suis fière. Félicitations à Sophie Gaulin et à son équipe!