La mort piratée

Avec nos vies numériques, nos existences survivent à la mort réelle, ce qui laisse peu de place à la cicatrisation de ces plaies, mais beaucoup aux flibustiers du Web.

Photo : Daphné Caron pour L’actualité

Qu’y a-t-il après la mort ? Ça dépend laquelle. Pour reprendre le titre du magistral polar de Lawrence Block, il y a bien « huit millions de façons de mourir ». On peut même le faire en continuant à vivre.

Je repense souvent, ces jours-ci, à la trouvaille d’un autre romancier, Will Self, qui dans Ainsi vivent les morts, publié en 2000, imagine qu’il existe à Londres un quartier désigné où les trépassés sont en quelque sorte exilés. Un annuaire téléphonique leur est même consacré.

Les romans de Will Self me rendent toujours à moitié fou. C’est sans doute l’objet littéraire qui se rapproche le plus du trip d’acide : des situations hallucinées, menées par une écriture dense qui nécessite une concentration pas très loin de l’acte de dévotion. C’est si compact que les premières pages donnent parfois l’impression de plonger dans une piscine vide.

Si je survis au choc, celui de sa littérature est d’une puissance qui se mesure en mégatonnes. Parce qu’il y a là une telle imagination, une si ahurissante liberté de penser, que ses histoires délirantes (un homme se réveille et tous les humains sont devenus des primates, dans Les grands singes) nous permettent de faire émerger du sens dans le chaos que sont nos vies, nos relations, nos sociétés. Ainsi vivent les morts préfigurait ce qui se trame désormais en ligne.

Le phénomène de la piraterie nécrologique connaît un formidable essor. L’idée étant de se draper dans la vertu pour profiter de la mort de vos proches.

J’ai donc repensé au fameux annuaire de l’outre-tombe de Self quand j’ai vu, l’autre jour, un ami mort sur Instagram. Bon, il n’est pas vraiment décédé, mais notre amitié, elle, oui. Ça arrive. D’ailleurs, le phénomène est devenu assez fréquent pendant ces deux dernières années de polarisation extrême. De le voir là m’a fait un choc, presque aussi brutal que lorsque je reçois des notifications d’anniversaires d’amis réellement morts, gracieuseté de Facebook. Notre état de socialisation permanente ne cesse de rouvrir ce genre de plaies, pas toujours très bien cicatrisées.

Cela rend toutes les discussions sur le métavers parfaitement risibles : nos existences numériques nous survivent déjà dans un au-delà indésiré. Le métavers n’est qu’une manière de nous vendre à nouveau des expériences réelles, où les uniques sensations humaines qui demeurent sont des injections d’hormones qui nous rendent heureux, ou pas. Ou alors une façon de jouer à Lazare en ligne. Aussi, il n’y a rien de plus triste (même pas Venise) au temps des amours mortes que nos vies parallèles. Nous voilà revenus au temps de l’école, forcés de croiser un ou une ex, tout en ayant la possibilité d’épier ses aventures dans sa vie après la nôtre. Avec, en valeur ajoutée, la fonction de torture infligée à nous-mêmes sans trop d’effort, depuis notre logis.

J’ai récemment écrit un papier à propos du blues de fin du monde qui m’habitait au début de la guerre en Ukraine, au moment où nous sortions de deux années d’apnée sociale. De toutes les réactions, nombreuses, que ce texte a suscitées, celle qui m’a le plus touché se résumait ainsi : « J’ai désormais plus peur de vivre que de mourir. » Une formule brutale qui m’a vraiment ému. Je me sens parfois comme ça aussi.

Ce qui est ennuyeux, c’est que les choses qui nous désespèrent lorsque nous respirons nous survivent, mais pire encore, s’accrochent à ce qu’il reste de nous pour mieux en tirer profit. La crémation du corps n’y changera rien. La vermine est souvent humaine.

Le magazine américain Wired m’apprend à ce sujet que de redoutables pirates des avis de décès naviguent dans les eaux troubles de l’au-delà numérique. Le navire des flibustiers a jeté l’ancre tout près de chez nous. Tandis qu’une entreprise québécoise allait bientôt être condamnée à payer 20 millions de dollars en dommages pour avoir reproduit illégalement des avis de décès intégraux, son fondateur donnait naissance à une autre entreprise similaire, mais usant cette fois d’avis de décès réécrits, afin d’échapper aux lois sur le droit d’auteur. Une stratégie qui ne l’a pas empêchée d’être à son tour l’objet de poursuites aux États-Unis.

Le problème, c’est que ce qu’on devine être une intelligence artificielle rebrasse bien mal les données qui lui sont fournies. Ainsi, dans l’exemple d’avis remâché rapporté dans la publication, les chiens d’une dame sont devenus ses amis proches, et son petit-fils est en fait une petite-fille. Quant à ses enfants, on n’en fait mention nulle part.

Il paraît que le phénomène de la piraterie nécrologique connaît un formidable essor. L’idée étant de se draper dans la vertu — transmettre l’avis de décès au plus grand nombre — pour profiter de la mort de vos proches en touchant des redevances sur la vente de produits dérivés : plantes, fleurs, et pourquoi pas des tests d’ADN pour faire son arbre généalogique, tiens.

Comme disait l’autre, la mort, c’est plein de vie dedans. Ce qui, vu la rapacité et la bêtise des vivants, n’est pas nécessairement une bonne nouvelle, lorsqu’on y songe.