Les jeunes font ce qu’ils veulent, c’est bien connu. Avec la langue comme avec tout le reste. La linguiste Shana Poplack, de l’Université d’Ottawa, en a fait une démonstration convaincante avec l’étude Norme prescriptive, norme communautaire et variation diaphasique, qui a analysé la manière de parler de 140 élèves de cinquième secondaire et de 26 enseignants de Gatineau.
Malgré son titre rébarbatif, cette étude est très originale, à plusieurs égards. D’abord parce qu’elle examine la grammaire plutôt que le vocabulaire. Elle montre que, la plupart du temps, les jeunes font le contraire de ce qu’on leur dit de faire, même après 11 années d’école. Mais ils ne font pas n’importe quoi non plus : ils suivent plutôt la règle sociale. Et quand la règle n’est pas claire, ils arrangent ça à leur manière. Et les enseignants n’y peuvent rien, en dépit de tous leurs efforts.
Grâce aux résultats d’études précédentes qui recueillent des usages parlés du XXe siècle et d’autres remontant au XIXe, Shana Poplack a pu comparer l’usage scolaire à celui d’un groupe plus large dans la communauté, qui correspond au parler des parents ou des grands-parents de ces jeunes, et même de leurs aïeux. Son étude est parue en 2015 dans un ouvrage publié par la Société de linguistique romane et son échantillon date de 2005, mais ce n’est pas très grave que ça fasse un moment, parce que la grammaire bouge beaucoup moins vite que le vocabulaire.
Cela représente un travail maniaque, puisqu’il s’agit ici de retranscrire des centaines d’enregistrements de conversations, pour en tirer 1,1 million de mots, soit l’équivalent de 4 400 pages de texte parlé.
L’idée était d’examiner le comportement des élèves et des enseignants relativement à cinq variables :
- L’expression de la négation (je dis pas, je ne dis pas) ;
- Les prépositions possessives (la fille à sa mère, la fille de sa mère) ;
- Les propositions hypothétiques en si (si j’aurais su, si j’avais su) ;
- L’expression du subjonctif (tu espères qu’il guérit, tu espères qu’il guérisse) ;
- L’expression du futur (je parlerai, je vais parler).
La prescription intransigeante
Pour simplifier la discussion, je vais départager les cinq variables en deux sous-groupes, la contrainte « dure » et la contrainte « molle ». Pour les trois premières, la condamnation normative est sans équivoque. On ne dit pas « je marche pas », « la fille à sa mère » ou « si j’aurais su ». Il faut dire « je ne marche pas », « la fille de sa mère » et « si j’avais su ». Tout le monde connaît la règle.
Quel est l’effet de l’école ici ? Presque nul.
Concernant la négative en « ne », le rejet de la norme écrite à l’oral est quasi total. Comme je l’écrivais dans ce récent billet, ce n’est d’ailleurs pas exclusif aux jeunes : c’est universel pour toutes les tranches d’âge au Québec. (Et même en France, sa disparition est quasi totale.) Chez les élèves, le taux d’usage est de 0,2 %, sauf dans le contexte hyper-formel d’une présentation, où cela monte à 8 %. Chez les enseignants, on touche les 12 %. Pas plus.
Le « ne » est réservé à des contextes spécialisés : 78 % des occurrences relèvent du discours religieux, moralisateur et linguistique. « Autrement dit, c’est un effet de style », explique Shana Poplack en entrevue. « Et l’usage scolaire s’aligne sur l’usage communautaire. »
Le topo est similaire pour les phrases hypothétiques avec « si ». La règle est très claire : c’est l’imparfait qui suit le « si » (si j’avais su), jamais un conditionnel (si j’aurais su). Les enseignants se conforment à la règle 94 % du temps, c’est très fort. Mais ça ne donne pas grand-chose : les élèves vont utiliser le conditionnel dans de 75 % à 80 % des cas. Ici, il y a une évolution nette dans la communauté. Les échantillonnages antérieurs réalisés par Shana Poplack montrent que l’usage du conditionnel est passé de 13 % à 38 % entre les XIXe et XXe siècles, ce qui tendrait à indiquer qu’on serait plus autour de 50 % actuellement dans la population générale.
L’école est un peu plus efficace au sujet de la préposition possessive (le stylo à mon père). La norme prescrit, sans équivoque, l’emploi de la préposition « de » dans tous les contextes nominaux : le stylo de Zoé, de mon père, etc. Les enseignants respectent la règle à 83 % et les élèves la suivent dans 72 %-73 % des cas dans les contextes formels et informels. Cet usage correspond à ce qui se vérifie dans la communauté.
Ce qui se passe, d’après Shana Poplack, c’est l’influence de la norme communautaire et la crainte du ridicule. Le « ne » dans des phrases négatives, ça ne se dit plus — point barre. Alors personne ne le dit, sauf dans des contextes hyper-formels ou précis.
Pour ce qui est de l’usage du conditionnel, on fait exactement à l’école ce que l’on fait en société — pas mieux ni pire. Certes, la forme est marquée par une condamnation de classe assez forte, mais il demeure logique de mettre un conditionnel après « si », même si la grammaire affirme le contraire.
Quant aux prépositions possessives, les élèves ont tendance à se conformer à la prescription scolaire tout simplement parce que le jugement social reste sévère : dire « l’automobile à mon père », ça fait picpic ou enfantin. Cela demeure un marqueur de classe sociale.
Autrement dit, ce qui gouverne l’usage de la grammaire, ce n’est pas la prescription scolaire, mais la norme sociale.
La prescription molle
En ce qui concerne le subjonctif et le futur, la prescription grammaticale est nettement moins impérative, si bien que la communauté s’est construit une norme à elle.
Le futur s’exprime de trois manières : le futur simple (j’arriverai), le futur périphrastique (je vais arriver) et le présent à valeur de futur (j’arrive dans deux minutes).
Les trois sont corrects, selon le contexte, mais les grammaires se contredisent sur les conditions de leur usage.
Les élèves recourent systématiquement au futur périphrastique ou au présent comme futur pour les phrases affirmatives. Le futur simple, lui, est réservé aux phrases négatives : « Vas-tu venir, oui ou non ? » « Je viendrai pas. » Le futur simple est employé dans seulement 18 % des cas par les enseignants et 11 %-12 % des cas par les élèves. Et ce qui le sauve, c’est la forme négative. Cet usage n’est décrit dans aucune grammaire, mais c’est lui qui s’est installé à l’école comme dans la communauté. Cela correspond en tout point à ce que le linguiste Davy Bigot avait noté en examinant le parler de personnes interviewées dans le cadre d’une émission de télé à Radio-Canada.
Pour le subjonctif, les règles sont tellement complexes et contradictoires que l’usage a fait le ménage. Pour quatre termes qui appellent un subjonctif, « falloir, vouloir, aimer, pour que », élèves et enseignants suivent la convention dans 94 % des cas, en contexte formel. Fait surprenant, les jeunes dépassent même les enseignants, qui sont à 94 %, pour atteindre 98 % dans les contextes informels — c’est-à-dire dans la conversation entre eux.
Dans tous les autres cas, l’usage du subjonctif tombe à 42 %. Autrement dit, on préfère un indicatif (tu espères qu’il guérit) ou un conditionnel (ce serait bien que vous verriez mon mari) dans 58 % des cas qui appelleraient un subjonctif. Les enseignants et les élèves sont au même taux. À peu de choses près, c’est exactement comme le reste de la société.
Bref, le subjonctif est en train de devenir une forme fixe attachée à certains verbes seulement, explique Shana Poplack. « On observe même des formes nouvelles sur des structures non conventionnelles, du genre “c’est cool que tu sois là”. »
L’hypothèse de la chercheuse était que la règle de grammaire devait jouer un rôle et influencer l’usage scolaire par rapport à la norme communautaire. Or, le seul endroit où ça se passe (les prépositions possessives et les phrases hypothétiques en « si » dans une moindre mesure), c’est là où la condamnation sociale est la plus forte. Ailleurs, l’alignement sur la norme communautaire est quasi total. Dans le cas du subjonctif et du futur, la norme choisie n’est ni décrite ni fixée par les grammairiens.
« L’absence de description donne l’idée que les gens parlent n’importe comment de manière aléatoire, alors que c’est faux : la norme communautaire est archirégulière. Elle forme le noyau de la langue, même si elle diverge de la norme prescrite. »
Cela signifie-t-il que l’école ne sert à rien ? Non, puisque les élèves assimilent tout de même la norme, qu’ils appliquent dans certains contextes formels, notamment à l’écrit.
Néanmoins, cela soulève une autre question : la norme devrait-elle évoluer ? J’en suis personnellement convaincu. Pourrait-on employer le temps des élèves et des enseignants de manière plus utile ? C’est un autre débat.
Le texte de M. Nadeau est très intéressant. Je me permettrai cependant de nuancer son affirmation concernant le conditionnel. Il affirme:
« il demeure logique de mettre un conditionnel après « si », même si la grammaire affirme le contraire. »
A mon avis, ce qui est conditionnel, c’est-à-dire « soumis à condition », ce n’est pas ce qui suit le SI, mais la deuxième partie de la phrase. Il me semble donc que la règle a tout son sens; ce qui est moins évident, c’est la raison pour laquelle on utilise l’imparfait après le SI.
Tout-à-fait d’accord. Le «si» réfère souvent à un événement passé, d’où l’imparfait: Si j’avais su je n’aurais pas fait telle chose. Le conditionnel suit le fait de l’avoir su avant de faire cette chose. Suivi de l’imparfait, il est évident que le «si» réfère au passé alors que si c’est l’indicatif qui suit, il se réfère au présent (qui peut être suivi d’un futur comme : Si on me le dit avant d’y aller, je n’irai pas).