La quadrature du globe

Comment les forces centrifuges de la mondialisation vont-elles réagir aux tensions centripètes des nationalismes ?

Certains se souviendront des Vrais Penseurs de notre temps que publia, en 1989, Guy Sorman, un livre de rencontres et de réflexions pertinent. Cette fois-ci (Le monde est ma tribu, Fayard), notre sociologue-journaliste prend une si grosse bouchée, cependant, qu’il lui arrive presque de s’étouffer: l’auteur voudrait être à la fois Tocqueville, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Claude Lévi-Strauss et Voltaire! C’est beaucoup d’ambition pour un seul homme.

La question que soulève Sorman, pourtant, est fondamentale: comment les forces centrifuges de la mondialisation vont-elles réagir aux tensions centripètes des nationalismes? L’approche de Sorman tient à la fois de l’encyclopédie et de la télévision. Pour évoquer l’âme des peuples, il puise dans l’histoire, pour fouiller ce qu’il nomme le McMonde – en référence aux hamburgers et à la souris -, il fait le tour de la terre, de Brooklyn à Ceuta, de la passe de Khyber à la Terre de Feu, buvant ici de la vodka, là du coca, ailleurs les paroles d’un sage, d’un militaire ou d’un pêcheur.

En chaque lieu, Sorman met en perspective les échanges qui ont fait nos civilisations. Ce qui est vraiment nouveau, en effet, c’est moins la circulation des marchandises et des idées, ou l’affrontement des religions, que la conscience que nous en avons. McCésar, McAttila, McAlexandre, McNapoléon ou McHollywood ne sont que des vagues d’ampleurs variables.

L’entreprise est à première vue séduisante, mais le problème de ce périple tient peut-être à la personnalité du voyageur. Guy Sorman, d’éducation laïque et française, cherche à réconcilier les tribus, dont il respecte les cultures diverses, et le McMonde, pour l’efficacité duquel il a la plus grande admiration. Comment peut-on être français, américanophile et anthropologue?

L’ouverture du livre (on a presque envie de dire: la première séquence) porte sur le voyage que fit le jeune Darwin à bord du Beagle, qui navigua du côté de la Patagonie, et qui serait à l’origine d’un changement de paradigme dans notre civilisation. Parti en expédition géologique, le savant anglais revint chez lui avec le projet d’écrire De l’origine des espèces, qui annonça «l’écroulement des révélations religieuses et leur remplacement par des idéologies rationalistes venues combler les vides abandonnés par le divin». Darwin rayait de la carte le bon sauvage et le mythe de la Création.

Guy Sorman, pour sa part, ne souhaite la disparition ni des sauvages, ni des religions, ni des tribus. Lors de son séjour en Turquie, il se persuade que l’islam n’est pas l’islamisme. Il reconnaît à chacun, Japonais, Russe ou Sénégalais, le droit à sa petite patrie. Mais il affirme d’un même souffle que personne n’échappera, en Bosnie comme en Chine, à l’«américanisation». Mais qu’est-ce à dire? Il ne faut pas confondre: les techniques sont universelles, les modes d’emploi, tribaux. Et Sorman décrit avec justesse l’apparition, aux États-Unis, d’une religion hédoniste qui est le liant du melting-pot.

On peut regretter que le journaliste n’ait pas mis les pieds au Canada. C’est pourtant ici que culture et McMonde sont à nu: pendant combien de temps encore le Canada voudra-t-il affirmer sa différence d’avec les États-Unis? Est-ce que les communautés française et anglaise ne vivent pas ce que Freud disait du nationalisme en 1930, «un narcissisme de la petite différence qui conduit à se combattre des communautés apparentées»? Et si Narcisse était la taupe de McMonde?

Ce qui fait le charme, néanmoins, de ce livre ambitieux, c’est qu’à force de vivre aux frontières – celle qui marque la fin de l’Europe, celle qui délimite le territoire de la chrétienté, celle qui permet aux Afghans de contrôler le passage de l’Occident à l’Orient, celle qui annonce Harlem et qu’aucun Blanc ne traverse la nuit, celle que fut la grande muraille érigée pour protéger la culture chinoise, qu’elle enferma sur elle-même -, Guy Sorman fait la démonstration que le commerce est la faille de l’idéologie tribale. C’est aux frontières, lieux flous par excellence, tracées parfois distraitement, comme ce trait qui sépara les deux Corées, ou par la raison du plus fort, que l’humanité révèle ce qu’elle a de plus sordide (sa violence) et de plus exaltant (le métissage).

Si le sociologue-journaliste ne trouve pas de recettes magiques pour apprivoiser les tribalismes, une remarque, une information, une intuition agrémente soudain son récit et donne à réfléchir.

Le visage du bouddha, nous rappelle-t-il, est une création de la statuaire grecque; les cloches des églises ont voyagé d’Asie jusqu’à l’Europe, qui les a adoptées; Jésus est plus proche du bouddhisme que du judaïsme, et les prêcheurs araméens pourraient expliquer sa doctrine en rupture avec celle de Moïse; si 50% des Anglais croient aux fantômes, 90% des Américains croient aux anges; la Chine a plusieurs langues, mais une seule écriture.

Discuter des identités nationales dans l’éclairage du McMonde demande d’accepter au préalable la diversité des parcours. Cela, Guy Sorman le réussit avec bonheur. Mais quand l’auteur choisit d’affirmer «le monde est ma tribu», il s’aveugle, car il reste, dans son projet de caractère universel et par son discours rationnel, un pur produit de la tribu française.