
J’ ai passé cet hiver péniblement cryogénique tapi dans le sous-sol. Mon vélo ancré sur son support d’entraînement, le regard rivé sur l’écran de mon ordinateur portable, j’ai avalé les heures d’effort en me gavant de films, mais surtout de séries télé.
Un régime composé le jour de deux saisons de l’excellent The Shield, une trentaine d’épisodes de Suits, la dernière de The Killing, tout Damages, Weeds… Pour changer, le soir, j’alignais les House of Cards, Luther, Homeland, Les revenants, 19-2…
Et puis, ça m’est tombé dessus pendant que je pédalais devant la quatrième saison de l’apocalyptique The Walking Dead. Presque toutes ces séries reposent sur la même idée : le compromis moral.
Jusqu’où peut-on étirer l’élastique de l’éthique si c’est pour une bonne cause ? Comment définit-on ce qui est juste, et cette définition change-t-elle selon le contexte (fin du monde, meurtrier à traquer, terroristes en cavale) ? La nécessité d’assurer la survie du groupe donne-t-elle la permission de violer les règles, de justifier l’injustifiable ?
Comme moi, le professeur de philosophie de l’Université Laval Jocelyn Maclure avait lu l’affirmation du populaire philosophe allemand Markus Gabriel, qui prétend que les téléséries sont les œuvres qui captent le mieux l’esprit du temps. C’est beaucoup en raison de leur forme, qui permet, un peu comme la littérature, de sonder l’âme des personnages, de dilater le récit pour qu’en transpire leur humanité.
« Les téléséries nous captivent, car elles sont des dramatisations de nos propres tribulations morales et existentielles », me dit Jocelyn Maclure. Mais si les séries sont le plus efficace miroir de nos sociétés, que disent-elles de nous collectivement, sinon une ambivalence anxiogène et un tiraillement permanent entre les gestes de protection que nous commande la peur et nos idéaux de justice ?
Selon Maclure, ces fictions sont un peu des laboratoires. Des applications moins théoriques de préceptes qui, eux, le sont. J’adore l’idée. Dans la série télévisée d’horreur The Walking Dead, le zombie peut devenir un terroriste métaphorique. Mais il peut aussi nous placer devant l’éventualité soudainement plus tangible d’une situation de survie où les beaux principes qui sont le ciment de la civilisation foutent le camp en même temps qu’elle.
« La tentation du mal et la volonté du bien se côtoient chez la plupart d’entre nous, de façon très différente, expose Maclure. On aime penser que nous avons une nature morale — un caractère — stable et invariable, mais nous sommes très sensibles aux circonstances : le contexte peut inciter à transgresser des règles morales que l’on reconnaît pourtant comme essentielles à la justice. Le prof de chimie qui cuisine de la meth dans Breaking Bad [Le chimiste], la mère de famille dans Weeds qui vend de la drogue, la good wife, dans la série du même nom, qui ignore sa conscience pour mieux promouvoir sa carrière… Les personnages des téléséries exemplifient souvent cette ambivalence. »
Très populaire depuis le 11 septembre 2001, le thème de la cause qui justifie l’entorse morale, légale, trouve désormais écho dans nos actualités. Pensons au projet de loi antiterroriste C-51, qui accorderait plus de pouvoirs aux forces de sécurité. Songeons aussi aux révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage des Canadiens…
Reste qu’au final ce que disent ces séries sur la société dans laquelle nous vivons, c’est une quête de sens dans un monde sans Dieu, où les règles éthiques sont devenues floues. Et donc, la difficulté à y négocier l’emplacement de la frontière entre la violence nécessaire et la barbarie, entre l’autodéfense et la manipulation par la peur.
Ces histoires qui se passent à toutes les époques racontent les tribulations de collectivités bien réelles, aux repères fuyants, et qui se cherchent dans un no man’s land entre le bien et le mal.