La vie est ailleurs

Nos vies sont des fils tendus, tirés par des désirs impossibles, par des fantasmes. Pétrie d’envies de tout à la fois et de l’idée d’une modernité qui conjuguerait toujours être et avoir à la première personne, ma génération est habitée par la conviction qu’elle peut tout faire.

N os vies sont des fils tendus, tirés par des désirs impossibles, par des fantas
Ill. : Diane Obomsawin

C’est dans cet esprit que s’est répandue l’idée de la conciliation travail-famille, concept noble qui, à première vue, semble indiquer que nous sommes prêts à faire des choix et, dans certains cas, à faire passer certains aspects de nos vies avant d’autres.

Nous aurions donc des priorités, une véritable hiérarchie de valeurs ?

C’est sans compter cet appétit de tout qui nous conditionne et qui, dans un spectaculaire exercice de contorsions idéologiques, parvient à générer l’idée d’un quotidien plus souple et plus vivable en même temps qu’il nous propulse à toute vitesse sur l’autoroute de l’hyperproductivité.

Nous nous sommes donc persuadés qu’il est possible d’avoir des familles équilibrées, de mener une carrière mue par les plus grandes ambitions, de jouir en parallèle d’une existence enrichissante, de sortir, de faire du sport, de se garder du temps pour soi, ou en couple, ou pour voir ses amis, et aussi pour prendre des vacances… Et pourquoi pas encore pour rénover la maison, tiens.

Si nous sommes optimistes ? Mettons que nous vivons nos vies à crédit.

Mais ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres – et parfaitement banal – de notre mégalomanie. Au lieu d’avancer en maturité, nos sociétés modernes plongent en pleine schizophrénie et embrassent leurs contradictions avec une ahurissante volonté de ne rien changer. Parce que ce serait trop dur. Parce qu’il faudrait aller à l’encontre du climat social. Parce que c’est encore plus simple de se tuer à faire comme tout le monde que d’aller contre le courant.

La conciliation travail-famille réclamée aux employeurs n’y changera rien, à moins que nous ne bouleversions nos valeurs, qui, pour l’instant, se résument à ressembler au voisin et à tout faire pour y parvenir.

Mais la révolution ne risque pas de se produire. Pas tant que les hommes se définiront socialement à travers le filtre quasi exclusif de leur réussite professionnelle, et les femmes par leur capacité de gérer leur carrière tout en aspirant à une vie domestique parfaite, à des enfants polis et propres dont les sourires Colgate irradient des cuisines impeccablement rénovées à grands coups de granit et de bois nobles.

Tout avoir et, en plus, tout faire pour atteindre la perfection : ce n’est pas de l’ambition, c’est une forme de délire collectif.

Ce n’est donc pas le travail et la famille qu’il nous faut parvenir à concilier, mais nos fantasmes avec le réel. C’est notre conception du bonheur qu’il faut revoir. Pour l’instant, ce bonheur, c’est le mouvement perpétuel. Avancer toujours, en conformité avec ce qu’on attend de nous, sans poser de questions, et reproduire le modèle tel que vu à la télé.

Si, un jour, on se réveille avec la désagréable sensation d’être passé à côté de quelque chose, que la vraie vie est ailleurs, c’est alors que la conciliation travail-famille prend son sens et que, au lieu de contribuer à l’absurdité d’un monde obsédé par la réussite et ses symboles, elle convoque une idée de renoncement.

Elle offre alors un autre modèle, et les moyens non pas d’en faire plus, mais moins. Et du temps pour aller voir ailleurs si on y est mieux.

ET ENCORE…

Il y a quelques années, la Gazette des femmes a rencontré des mères qui racontaient leur difficulté à négocier avec la culpabilité d’avoir à conjuguer travail et famille à l’imparfait. « J’ai fini par me faire plus de mal à moi qu’aux autres », dit l’une d’elles.