Vous savez comment c’est lorsque l’on rêve. On est dans un lieu, qui en devient un autre, captif d’un endroit, sans comprendre pourquoi les portes ne s’ouvrent plus, ou qu’elles disparaissent. Il m’arrive alors de paniquer, comme si tout cela était vrai, et que je devais subir les volontés de quelque sadique magicien.
Mais l’épouvante ne dure jamais qu’un instant. Car même le plus réaliste des songes opère avec un léger décalage. Un voile d’étrangeté rappelant qu’il ne s’agit que d’une fabrication de l’esprit.
Le problème, c’est que le quotidien me fait de plus en plus cet effet. Et j’ai de plus en plus de difficulté à trouver les issues.
Il flotte sur notre monde un parfum de fin d’époque. Pour ne pas dire de fin du monde. L’actualité est un mouroir d’avenir, suremballé dans quelques morceaux ramassés à même la surface du continent de plastique.
Nous sortons de décennies de fuite en avant et l’inévitable nous rattrape. La pauvreté de pays que nous exploitons sans gêne nous revient sur la gueule en forme de crise migratoire. L’économie de marché montre peu à peu sa vraie nature en creusant les écarts. L’économie mondiale, affaire de quelques milliardaires et de fonds d’investissement, nous tient sous sa botte.
Et pourtant, nous acceptons la situation. Gilets jaunes ou pas, le système n’est jamais véritablement remis en cause. Vous me direz que j’en fais une obsession. Ce n’est pas faux. C’est que je suis fasciné par notre incapacité collective de concevoir le monde autrement que ce qu’il est. Même brisés par celui-ci, même à genoux devant nos vies à crédit (bientôt à 200 %), nous ne semblons pas avoir envie de nous réveiller. Les portes se sont dérobées. C’est comme ça.
Le documentariste Adam Curtis partage ma fixation pour ce fatalisme. Il évoque le phénomène d’hypernormalisation pour mieux exprimer ce qui se passe ici. En gros : tout le monde sait que le système est détraqué. Et même si le discours médiatique y fait écho, nous vivons dans le déni. Un peu comme des gens qui prennent les états de compte de leurs cartes de crédit et les mettent dans une petite pile, sans les ouvrir, espérant que cela les fera disparaître.
Tout le monde sait que le système est détraqué. Et même si le discours médiatique y fait écho, nous vivons dans le déni.
Pire encore que cette fuite : chaque appel au changement est reçu avec une résistance qui dépasse parfois l’entendement.
Par exemple, à la sortie du nouveau Guide alimentaire canadien, il n’a pas fallu plus qu’une recommandation d’augmenter sa consommation de plantes et de réduire celle de viande pour faire monter le badaud aux barricades. Une véritable parodie qui s’ignorait, dans laquelle on abreuvait les nutritionnistes d’injures, comme si leurs conseils faisaient office de prescription et qu’on s’apprêtait à retirer la viande des épiceries…
Dans une (très, très) longue entrevue accordée à The Economist en décembre dernier, Curtis désigne également les réseaux sociaux comme les coupables de notre inaptitude à nous projeter en avant. Parce qu’en exploitant nos gestes d’hier pour prévoir ceux de demain, les algorithmes nous obligent à vivre parmi les fantômes de notre passé.
Est-ce que ce sont eux qui ont accéléré le phénomène de démission collective ? En parallèle, leur propension à nous montrer sans cesse l’invraisemblable vitrine de la vie des autres (au chalet, en voyage, dans des cafés à la mode, en boutique, à un match du Canadien, dans des spectacles, avec leur jolie famille souriante…) nous sape-t-elle le moral plus encore, tout en nous encourageant à vivre aussi cette existence gonflable, irréelle, et surtout dépourvue de sens ? Sans doute un peu, oui. Voire beaucoup.
La littérature montante reflète bien cette sorte d’impression de vivre à côté de la plaque. Querelle de Roberval, de Kevin Lambert, est traversé par ce sentiment de sombre impuissance et de cauchemar éveillé. Les poèmes de Jean-Christophe Réhel traduisent efficacement l’incapacité de vivre dans un quotidien aussi décevant. Ceux de Daphné B. témoignent d’un désir de vivre autrement, mais au prix exorbitant d’une précarité qui ruine le moral autant que les finances.
Ce n’est peut-être pas un mauvais rêve : nous sommes à la fin de quelque chose. Le mode de vie érigé en idéal par les baby-boomers arrive à terme en même temps que cette génération. Ce parfum de fin d’époque sent le soufre. Comme les œufs pourris. Mais la fin du monde peut encore attendre. Une jeunesse politisée, informée, pas encore complètement écrasée par la menace de l’apocalypse écologique est en train d’éclore. Je la vois, je l’entends, je la lis. Elle dit la laideur du monde, mais elle n’a pas envie d’abandonner : elle vient juste d’arriver !
Saura-t-elle nous donner le courage de rompre avec le sommeil éveillé qui est le nôtre ? J’en rêve.
Cette chronique a été publiée dans le numéro de mai 2019 de L’actualité.
En tant que babyboomer, je suis encore plus pessimiste que vous. Je crois que cette civilisation va s’effondrer avant la fin de ce siècle et que cette effondrement va signifier que la majorité de la population humaine va disparaître. Des 7.5 milliards d’aujourd’hui combien en restera-t’il à la fin de ce siècle à l’aurore d’un nouvel âge des ténèbres? Je ne sais pas et pourtant ça ne m’empêche pas de dormir car ma vision de l’existence dépasse largement celle de cette civilisation, en fait elle dépasse l’humanité elle-même. Cette humanité n’est qu’un chaînon dans l’évolution de la vie sur cette planète.
Rien n’est éternel. Les dinosaures sont disparus, pourquoi pas nous?
Désir inconscient de mort, lassitude. La vente de pickup n’a fait qu’augmenter au cours des dernières années. Consulter les statistiques de l’association des concessionnaires automobiles du Québec a de quoi démoraliser les verts. Je suis plus pessimiste que vous, car je crois que la civilisation va s’effondrer avant la fin de ce siècle. Des 7.5 milliards d’aujourd’hui combien en restera-t’il après l’effondrement? Je ne sais pas. Mais je sais que la peur ne rends pas l’être humain plus dynamique, seulement plus irrationnel. L’angoisse nous écrase, l’enthousiasme nous donne de l’énergie. Comment faire face au défi? En suscitant l’enthousiasme et non l’angoisse et la peur.
Le passage sur les réseaux sociaux me fait penser à une maladie de la mémoire. « La dégénérescence des cellules rend le sujet incapable de se situer dans le temps, le faisant ne plus pouvoir redouter l’avenir ». C’est comme si nos habitudes nous rendaient amnésiques et, ainsi coincés dans le « présent »/le passé proche, interdits d’actions collectives et durables.
Les plus jeunes sont-ils mieux outillés pour ne pas s’y embourber? Et pour ne pas tomber dans le piège de la critique qui nous conforte un instant, dans l’impression que nous ne faisons pas partie du problème?
Je crois que des articles comme les votres permettent aussi à l’esprit de se dégourdir un peu, à passer un petit examen de conscience qui fait toujours du bien.
Merci
#gretathunbergforpresident!
Au Québec , La masse monétaire a augmentée et inversement la masse spirituelle a diminuée ………..dénominateur commun qui explique un paquet de dérives. Un ami m’a dèjà dit , ce que les autres font de travers , nous les Québécois , on le fait en pire . Est- ce qu’on a besoin d’un électrochoc spirituel !
Tout est cyclique et notre civilisation n’y échappera pas. Si le passé est garant de l’avenir, les civilisations étirent l’élastique jusqu’à ce qu’il « pète » et les conséquences ont toujours été très drastiques. L’empire romain, un des plus puissants de l’histoire, s’est effondré après quelques siècles de décrépitude et par la suite, il y eut une période de « noirceur » de plusieurs siècles. Plus près de nous, la civilisation maya a éventuellement abusé de son environnement et s’est effondré vers l’an 1200 de notre ère, laissant un grand vide en Amérique centrale.
La crise est plus aigüe aujourd’hui car l’humanité a réussi à altérer le climat de notre planète et cela pose un risque énorme à la survie de l’humanité. Mais au niveau planétaire, la fin du cycle humain n’est que normale, comme toutes les autres espèces qui vont suivre aussi un cycle similaire. Pourquoi on ne fait rien pour arrêter l’inéluctable, ou au moins le retarder? Ça s’appelle le confort et l’indifférence. Tout changement est porteur de déstabilisation et peut terroriser bien des gens. Il y a une part de l’humain qui a horreur du changement, de l’inconnu alors que l’autre part désire et cherche les défis et les guerres en sont une excellente illustration. Mais il y a un dénominateur commun: les gens de pouvoir sont rarement ceux qui vont se mouiller les mains et aller au front des changements… ils vont envoyer les autres à leur place!
Peut-être devrions-nous prendre le temps de regarder les sentiments qui nous habitent et les comparer avec les faits. Ce que nous éprouvons et ce que nous ressentons témoignent du passage du temps. Ni tellement plus, ni beaucoup moins.
En vieillissant, ne serait-ce qu’un peu, nous éprouvons des sentiments, mais encore ces sensations quelquefois pénibles qui nous rapprochent de ce qui sera à un moment donné la fin.
En même temps, certains semblent ou donnent l’impression qu’ils ou elles jouissent d’une vie sans fin. Qu’en est-il réellement ? Est-ce une illusion ?
Le monde se fait, la vie se défait constamment et nous n’y pouvons rien. C’est de là que vient cette impression de rêve ou de vie rêvée. Certaines disciplines psychologiques nous disent que vous pouvez construire votre vie, reprendre le contrôle, etc…. Qu’en est-il vraiment ?
Sommes-nous condamnés tel Sisyphe — pour déjouer l’inévitable — à devoir gravir un fardeau jusqu’en son sommet, pour le voir retomber inexorablement, cette réussite est en soi un accomplissement. Il faut malgré tout recommencer tout le temps.
Un jour Sisyphe ne peut plus supporter ce fardeau, il n’a plus la force. Une porte se ferme, le rêve prend fin ; d’autre Sisyphe au même instant se déclarent, se disputent pour s’emparer de la place vacante.
Évidemment, nous savons que tous ces exercices sont vains. — Qui sait si ce n’est pas cette vanité qui donne un vrai sens à la vie ?
David, il vous faut quitter la ville! (Oui parce que, en vous lisant, je me suis rappelé qu’il y a 50 ans, mes parents avaient laissé entrer chez nous un Béret Blanc, qui nous annonçaient déjà la Fin du monde imminente en nous glissant un dépliant intitulé: « Réveillez-vous! »)
Alors donc, enfourchez votre vélo et faîtes un « ride t’il you can buy » et installez vous en campagne. Là, prenez une pelle et retournez la terre sur une superficie de 3 mètres par trois. Votre défi consistera à faire en sorte qu’aucune végétation adventice (pas Adventiste hein, soyons clairs) n’envahisse ce carré pendant un mois. Puisque c’est là un pari perdu d’avance, une révélation vous attends: « La vie, ça veut en Ta! »
Pour vivre, vous, il suffira de localiser la bibliothèque publique la plus proche et de soumettre régulièrement au libraire une liste de livres que vous aimeriez lire. Vous serez d’abord enchanté de constater que les bibliothèques en région disposent d’un important budget d’acquisition largement sous-exploité.
Ainsi, en lisant des livres que d’autres liront après vous, vous contribuez très concrètement à une solution de type « juste-un-peu-moins-de-toutte-bordel », qu’on appelle plus savamment la décroissance. Ces questions qui vous angoissent, soudainement, seront relativisées. Parce qu’après tout, qu’est-ce qu’on peut faire, à part notre gros possible?
Sauf votre respect monsieur Desjardins, la laideur du monde, vraiment ? Alors qu’il n’a jamais été aussi beau et paisible. Je peux comprendre que vous trouviez un certain romantisme dans ces discours apocalyptiques mais vous n’êtes malheureusement pas très original, chaque génération aura compté ses oiseaux de malheurs qui au delà de toute rationalité nous annoncent la fin des temps.
Objectivement nous vivons une époque bénie dans l’histoire humaine.
Je comprends votre point de vue mais ne peut m’empêcher de penser que tout doit dépendre de l’endroit où l’on habite pour le partager.
« Le mode de vie érigé en idéal par les baby-boomers arrive à terme en même temps que cette génération. » Je trouve qu’il est injuste de blâmer tous les baby-boomers pour toutes les plaies du monde. S’il y a eu une génération, du moins une importante partie de celle-ci, qui a combattu contre le mode de vie décrié ici, c’est bien celle des baby-boomers. Malheureusement des représentants des générations antérieures (je n’en nommerai aucune en particulier) n’ont pas tenu compte de ces mises en garde. Le néo-libéralisme fut un rouleau compresseur qui écrasa toute opposition. Il est vraie qu’une partie des baby-boomers se joignit à cette idéologie, de même que des factions des plus récentes générations ; j’espère qu’ils regrettent. Pointer du doigt une génération en particulier pour ce dégât ne provoque rien de positif et attise la haine envers elle. Vaudrait mieux l’unité de tous les gens de bonne volonté, peu importe l’âge; c’est le principal espoir qu’il nous reste.