On ne sait pas encore quelle ampleur auront les manifestations pour souligner la mort de Mahsa Amini, ni même s’il y en aura. Depuis des jours, les autorités iraniennes s’affairent à les décourager.
Les interpellations et les mises en garde se sont multipliées, et des personnes soupçonnées de préparer des manifs, qualifiées d’émeutes par le gouvernement, ont été arrêtées. Le nombre de caméras de surveillance a par ailleurs augmenté cet été afin de traquer les femmes qui ne portent pas le hijab.
Selon les organisations de défense des droits qui, de différents pays, surveillent l’Iran, 4 130 manifestations se sont tenues depuis septembre 2022 pour protester contre la mort brutale de Mahsa Amini et le rigorisme de l’État. Au moins 635 personnes y ont perdu la vie et plus de 21 000 arrestations en ont découlé.
Il faut ajouter les exécutions par pendaison de manifestants dûment condamnés. De manière générale, ces exécutions se comptent par centaines chaque année en Iran. Mais leur rythme s’est accéléré depuis l’affaire Amini : il y en a eu 582 en 2022 contre 331 en 2021. Cette année, on en était déjà à 503 à la fin août. Et Amnistie internationale précise que sur les 24 femmes qui ont été exécutées dans le monde entier en 2022, 16 le furent en Iran.
Je ne cesse donc d’être impressionnée par le courage des femmes et des hommes de là-bas. La couverture médiatique de l’ébullition iranienne s’est essoufflée au fil des mois, mais grâce à X (ex-Twitter qui n’a pas que des défauts), on peut suivre l’évolution de la situation.
Encore ces jours-ci, on y voit des femmes circuler ou se photographier tête nue. On suit qui est arrêtée et qui fait la grève de la faim du fond d’une cellule ; qui est condamnée aux coups de fouet ; qui lance des appels à la résistance ; qui dénonce les policiers qui l’ont sexuellement agressée… Ce « qui » est important : pas question de se taire ou de se cacher, ces femmes tiennent à se nommer. Une autre manière de se dévoiler.
C’est pourquoi je trouve fort intéressante l’analyse qu’en tire Marjane Satrapi, cette grande bédéiste d’origine iranienne (on lui doit la série Persepolis) aujourd’hui peintre. Elle est aux commandes de l’ouvrage graphique collectif Femme, vie, liberté, paru en France pour l’anniversaire de la mort de Mahsa Amini.
Dans une entrevue accordée au Monde, Satrapi dit avec fermeté : « Nous assistons à la première révolution féministe au monde, qui plus est soutenue par les hommes. […] c’est la remise en cause du système patriarcal qui fait des femmes des sous-êtres soumises [sic] à l’autre moitié de la population et les oblige à disparaître de l’espace public. »
Ces propos semblent bien audacieux au vu des luttes féministes qui durent depuis des lustres (j’ai failli écrire depuis la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges, mais qui sait si elle n’a pas eu des prédécesseures oubliées !).
Cependant, il est vrai que tous les symboles s’arriment en Iran pour en faire un événement historique pour les femmes: un système qui discrimine ouvertement les femmes ; le ras-le-bol de celles-ci devant l’assassinat de trop, dû de surcroît à l’intégrisme religieux ; des hommes à leurs côtés, et non pas devant pour leur voler le combat.
De plus, loin de se résumer à des embrasements isolés, le mouvement dure depuis un an. Et ça, pour reprendre les mots du duc de La Rochefoucauld à Louis XVI au soir de la prise de la Bastille, ce n’est pas une révolte, mais une révolution ! Peu importe la suite, elle laissera des traces.
Et je me dis qu’à bien y penser, la voix des femmes retentit de façon particulièrement puissante en cette année 2023, parce qu’elle le fait dans des milieux où le masculin l’a toujours emporté.
Ainsi, Luis Rubiales, président de la Fédération royale espagnole de football, a fini par démissionner en raison du baiser forcé qu’il a donné à la joueuse Jennifer Hermoso. Quelle revanche pour toutes les gagnantes qui, sur différentes tribunes, ont eu un jour à subir des accolades excessives, déplacées, non désirées — et qui n’osaient réagir, contraintes même de sourire devant un public qui applaudissait ! Que cela survienne dans le monde du sport, bastion traditionnellement masculin, ajoute à l’impression d’un changement d’époque.
Autre chasse gardée ébranlée : les superproductions au cinéma, où les hommes trônent. Arrive Barbie, succès planétaire qui permet enfin à une réalisatrice seule, et non pas membre d’un duo, de rejoindre le club sélect des films qui ont rapporté plus d’un milliard de dollars.
Ce succès commercial est déjà remarquable (même s’il nourrit une monstrueuse industrie de produits dérivés !). Mais voilà que le propos féministe assumé du film de Greta Gerwig résonne encore plus fort que le langage de l’argent.
J’ai entendu dans l’autobus des jeunes femmes discuter des messages de Barbie ; en Chine, le film libère de façon inattendue la parole féministe, raconte Le Monde ; l’une de mes filles l’a pour sa part vu au Rwanda, entourée d’un public féminin qui s’est senti aussi concerné par les enjeux soulevés que les Nord-Américaines qui se sont précipitées au cinéma… Le fond l’emporte sur le marketing !
Et il me faut bien conclure avec Taylor Swift. Mon jeune entourage aurait de meilleurs mots que moi pour expliquer pourquoi la chanteuse, qui a le pouvoir total sur sa carrière, est un formidable modèle pour les femmes — et une inspiration pour tous en tant qu’artiste complète et généreuse. Je note simplement que sa série de spectacles The Eras Tour suscite un engouement fou et une critique unanime. Peu de chanteuses deviennent de telles références dans le monde du showbiz à très gros sous.
Les femmes sont donc entendues pour ce qu’elles ont de spécifique à dire. C’est un tournant.