Les camionneurs qui faisaient le trajet Mont-Joli-Gaspé, il y a 20 ans, savaient ce qui risquait de les attendre à la hauteur du petit village de Sayabec, dans la vallée de la Matapédia: des « ti-culs» postés en bordure de la 132, pantalon baissé pour exhiber la face rebondie de leur anatomie! « Un jour, un conducteur insulté s’est arrêté et est descendu de son poids lourd, se souvient Yannick Dupéré, aujourd’hui âgé de 26 ans. On s’est tous mis à courir. David, lui, a détalé comme une fusée!»
David Pelletier a toujours été « vite sur ses patins». Au propre comme au figuré: le tandem que le Québécois de 26 ans forme avec Jamie Salé, 23 ans, de Red Deer, en Alberta, est depuis l’an dernier champion canadien de patinage artistique en couple. Alain Goldberg, analyste de patinage depuis plus de 15 ans, ne lésine pas sur les éloges: « Le meilleur couple canadien de tous les temps.»
Le Canada compte sur eux pour rafler les honneurs aux prochains Championnats du monde, à Vancouver, du 18 au 26 mars. Et pour éblouir la planète en 2002, aux Jeux olympiques d’hiver de Salt Lake City. Outre Elvis Stojko (qu’une blessure tient de plus en plus souvent à l’écart), ils y représenteront la seule chance de médaille d’or du Canada dans cette discipline. « Ils ont ravivé l’espoir: avec eux, vaincre les Russes devient tout à coup possible», dit Pierre Limoges, président de la Fédération de patinage artistique du Québec.
Jamie Salé-David Pelletier, c’est un mélange de prouesses techniques à la Isabelle Brasseur-Lloyd Eisler (champions du monde en 1993), de charisme et de persévérance à la Barbara Underhill-Paul Martini (champions du monde en 1984), de grâce à la Ekaterina Gordeeva-Sergeï Grinkov (champions olympiques en 1988 et 1994)… et de tempérament bouillant à la Michel Chartrand (syndicaliste à vie)! Avec, en plus, une allure sexy.
Au-delà de leurs glissés et de leurs vrilles exécutés avec brio, de leur grande expressivité, les chouchous de l’heure donnent au public et aux juges ce qu’ils attendent: de l’émotion brute, celle qui vient des tripes. Celle de la passion. Ils représentent la symbiose du masculin et du féminin, visiblement plus forts à deux que séparés. Bref, le couple idéal, tel qu’on voudrait encore y croire. « Hier, on attendait des couples l’unisson; aujourd’hui, on exige la fusion. Personne ne l’incarne mieux qu’eux. Leur joie de patiner ensemble est irrésistible», dit Alain Goldberg. « Ils sont appelés à devenir l’un des grands couples de l’histoire du patinage», prédit le commentateur sportif Richard Garneau.
Si le succès les ravit, Jamie Salé et David Pelletier demeurent lucides. « Émouvoir une foule, sentir qu’on peut atteindre nos semblables au plus profond d’eux-mêmes, cela récompense nos efforts et justifie notre boulot, dit Pelletier. Dans ces moments-là, on a l’impression d’être utiles. Mais du patin, ça reste du maudit patin! Notre travail est moins essentiel que celui d’un éboueur ou d’un boulanger.»
Aux côtés des sportifs rêveurs, enragés ou rebelles, il y aura désormais Jamie Salé et David Pelletier, les patineurs pragmatiques. Un duo de contrastes. Elle est aussi brune de peau et de chevelure qu’il est pâle et blond, aussi petite (1,55 m) qu’il est élancé (1,78 m). Elle a un visage d’ange et personnifie la féminité, il a la mâchoire carrée et des épaules de joueur de hockey. Elle adore les sushis, il est comblé par un hamburger sur le gril. Elle est spontanée, il est plus posé.
Aux Championnats canadiens de l’an dernier, leur interprétation déchirante de « Love Story» a presque tiré des larmes au jury. Ce qui leur a valu cinq notes parfaites pour l’« impression artistique» (l’autre étant pour le « mérite technique»), du jamais vu à cette compétition! Cette année, en dépit d’une chute de Jamie Salé et d’une performance irréprochable du couple rival, Kristy Sargeant-Wirtz et Kris Wirtz, ils ont encore une fois triomphé. À l’unanimité. « Leur magie est suffisamment puissante pour compenser les erreurs», dit David Dore, directeur général de Patinage Canada, l’association canadienne de patinage.
La pression est extrême sur les épaules du duo, qui la supporte avec philosophie. « On essaie de patiner pour avoir du fun. D’oublier le défi», dit Jamie Salé en secouant sa queue de cheval, comme pour chasser la peur. « Think positive, c’est notre façon de survivre au stress», ajoute Pelletier.
En personne, ils dégagent une force, un équilibre, une certaine sagesse même. Pas de faux-fuyant, pas de minaudage pour la galerie. Ainsi, ne comptez pas sur David pour vous raconter l’histoire d’un petit garçon qui étouffait dans son village et rêvait de voir le monde. « De quoi un flo de huit ans pourrait-il bien avoir besoin si ce n’est de ses parents, de ses amis et d’espace pour jouer? dit-il. L’été, mon père et ma mère, des enseignants, nous emmenaient camper, mes deux frères et moi, partout au Québec et dans le Maine. Nous montions aussi à Montréal six ou sept fois par an. En 1989, la famille a sillonné la France et la Suisse…»
Reste qu’il déteste la grande ville. Il vit à Montréal par obligation. « David m’a déjà appelé pendant qu’il était coincé dans le trafic de 17 h, juste pour me dire combien il m’enviait d’échapper à cette folie», raconte son ami Yannick Dupéré. Le patineur songe déjà à s’acheter un chalet au bord du grand lac Matapédia, à côté de celui de ses parents.
Ni lui ni elle ne sont de ceux qui renient leur patrie. « Red Deer» revient souvent dans la bouche de Jamie Salé. David Pelletier ne manque jamais de saluer Sayabec lorsque les caméras se braquent sur le couple en attente de ses notes. Et Sayabec le lui rend bien.
Dans ce village tranquille de l’arrière-pays, l’aréna est situé en bordure de la rivière Noire, rue Lacroix, l’une des deux artères dignes de ce nom. La construction en blocs de béton, le toit de tôle rouge, rien n’a bougé depuis que David y usait ses premières lames. Seules des lettres blanches ont été ajoutées sur la façade écarlate depuis le 23 octobre dernier: le « Centre sportif» est devenu le « Centre sportif David-Pelletier».
Si les frasques de la bande à David Pelletier ont pu jadis porter ombrage à la réputation du village, on les lui a pardonnées. Pour les quelque 2 000 habitants, le « p’tit tannant» d’hier est devenu un héros. « Un peu plus et c’est le village au complet qu’on rebaptisait!» dit en rigolant le maire, Jean-Yves Pelletier (aucun lien de parenté). « David nous a mis sur la carte. Grâce à lui, les gens vont peut-être enfin savoir comment prononcer Sayabec» (« Sébec», qui signifie « rivière obstruée» , en micmac).
Mais Dieu que le jeune Pelletier a d’abord détesté le patinage artistique! « Son père, entraîneur au hockey, voulait que les trois garçons sachent se débrouiller sur des lames» , dit la mère du jeune homme. « Faux! rétorque David en riant. Dans mon souvenir, le patin artistique, c’était son rêve à elle.»
Pendant que le petit Québécois apprenait à aimer le patinage, à l’autre bout du pays, la petite Jamie rêvait. « Lors d’une compétition nationale à Red Deer, elle a regardé la banderole de bienvenue, au-dessus de la glace, et m’a demandé: Y en aura-t-il une pour moi quand je serai une championne du Canada? Elle avait sept ans», raconte sa mère.
La fillette pourra compter sur le soutien de Kurt Browning, le Gene Kelly du patinage canadien. Ayant remarqué le talent de l’enfant au cours d’une épreuve locale dont il était l’invité d’honneur, il la prend sous son aile. L’amitié naît entre le grand et la petite.
Le jeune David, lui, s’habitue de son côté à chuter à répétition. « Comme tout débutant, j’avais tellement de bleus partout qu’on aurait pu me prendre pour un enfant battu!» Sans parler des blessures d’orgueil. « On le traitait souvent de fif et de moumoune», se souvient Gino Ouellet, 25 ans, employé à l’usine de panneaux de particules Panval, à Sayabec. Pelletier a déjà cassé la gueule de petits malins venus lui crier « maudite tapette» sur le bord de la patinoire. Et les temps n’ont guère changé: « Des gars me demandent si je mets des collants et me disent que c’est juste un sport de filles» , raconte David Plourde, 12 ans, du Club Frimousse (où Pelletier a fait ses débuts, à quatre ans).
Tracer des arabesques sur la glace n’empêchait pas le jeune Pelletier de rêver à la Ligue nationale. « J’adorais le hockey. J’ai joué jusqu’au niveau pee-wee. Mais je n’étais ni assez grand ni assez costaud.» Quand les premières médailles sont arrivées, que les voyages ont commencé, que la reconnaissance est venue, les quolibets se sont tus. Mais l’amour du hockey ne s’est pas éteint.
La rencontre initiale entre Jamie Salé et David Pelletier aura lieu en 1996. Mais les sauts de la jeune femme ne sont pas au point; elle tombe, se fait mal. L’essai vire au désastre.
Pelletier avait vécu ses premiers moments de gloire deux ans auparavant: en 1994, il était deuxième en couple (avec Allison Gaylor) et quatrième en simple au Canada. « Il avait la grosse tête», se rappelle une patineuse qui l’a côtoyé à l’époque. « Je me croyais arrivé», dit-il. Puis, la chance a tourné. Il a dégringolé jusqu’à ne plus faire partie de l’équipe nationale. Son copain Éric Arson, ex-animateur à CKOI, qui a lui aussi grandi dans la vallée de la Matapédia, se souvient d’un soir du temps des Fêtes 1997, à Sayabec, devant une bière. « David souffrait d’ écoeurantite aiguë. Il pensait à accrocher ses patins.»
Pelletier demande alors à Richard Gauthier, reconnu comme l’un des meilleurs au monde, de devenir son entraîneur. Ce dernier ne voit qu’une partenaire possible pour le patineur: Jamie Salé.
Au printemps 1998, nouveau test. Cette fois, la combinaison est gagnante. « Leur première triple vrille, leur premier saut côte à côte, tout s’est déroulé en synchronie totale, dit l’entraîneur. Le clic parfait. Il m’est apparu ce jour-là que je devrais mettre davantage d’énergie à adoucir leurs caractères qu’à peaufiner leurs figures!» Jamie Salé est reconnue pour son entêtement. Et le « foutu caractère» de son partenaire est de notoriété publique: coups de poing dans la baie vitrée, coups de patin dans la glace…
À peine quelques mois plus tard, ils remportent le bronze à Skate Canada – l’une des six compétitions du Grand Prix de l’International Skating Union (ISU) -, où s’affrontent les meilleurs du monde. De nouveaux venus accèdent rarement aussi vite au podium. « Les juges attendent en général avant de consacrer un nouveau couple, dit Richard Gauthier. Ils désirent s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un feu de paille.»
En ce petit matin de janvier, deux ans plus tard, une tension électrise l’air glacé de l’aréna de Saint-Léonard. Vêtus de gris et noir, les deux athlètes décortiquent leur programme libre de cette année -quatre minutes 30 secondes, contredeux minutes 40 secondes pour le programme court. Devant moi, Tristan et Isolde s’aiment, agonisent et meurent à répétition sur la musique de Wagner. Les gestes n’ont rien de feint: oui, les amants sur la glace le sont aussi dans la vie.
C’est un secret de Polichinelle. Mais lui refuse net de commenter. Elle plante son regard noisette dans le mien: « Notre relation n’a aucun lien avec notre succès et il n’y a rien à dire là-dessus. Cela nous appartient.» Tout ce que je finirai par apprendre, c’est qu’ils suivront ensemble, dès que possible, des cours de cuisine: « Elle se débrouille, mais je suis pourri!»
J’étais sûre de les faire sortir de leurs gonds en leur rapportant les propos cyniques de certains détracteurs de leur discipline, pour qui ce n’est même pas un sport. Pierre Foglia, chroniqueur de La Presse, en parle comme « du faux ballet exécuté sur de la musique pompier».
David Pelletier en convient posément: le côté guimauve, les fleurs, le Kiss and Cry – cet enclos où les caméras sont à l’affût de la moindre larme des patineurs en attente du verdict des juges -, il s’en passerait volontiers. Il concède aussi avoir souvent porté « des costumes ridicules». Tout ce glamour, cependant, n’enlève strictement rien au côté athlétique, dit-il. Richard Garneau, pour sa part, croit que le temps du « patinage de fantaisie» est révolu. « Le patinage artistique est devenu extrêmement exigeant. Des champions comme David et Jamie sont plus en forme que certains joueurs de baseball ou de hockey.»
Exercices quotidiens de trois heures sur la glace, taï chi, gym, leur entraînement dépasse facilement 40 heures par semaine. « Nous faisons actuellement beaucoup d’exercices d’équilibre, debout sur un gros ballon. L’équilibre, c’est la clé», dit David Pelletier. Et la force des bras? « Contrairement à ce qu’on imagine, le secret des portés ou des lancés réside dans la force des jambes.» Et du dos. Les blessures sont surtout celles de l’usure et sont causées par la répétition de mouvements. L’athlète souffre d’une lordose, cambrure exagérée de la colonne vertébrale. « Et je soulève des filles depuis 13 ans, dit Pelletier. Mon dos me fait constamment souffrir. Mais ça s’endure.»
À l’ordre du jour, il y a peu de place pour autre chose, même les études. Lui a terminé des études collégiales en sciences humaines, elle une année en administration à Concordia. «J’irai à l’université un jour, affirme-t-il. J’aimerais travailler en communication. Mais je désire qu’on m’engage pour mes compétences, pas parce que je serai un ancien médaillé.» Elle projette d’avoir sa propre entreprise, mais « ne sait pas encore dans quel domaine». «Chose certaine, tranche son amoureux, elle ne pourra qu’être le boss!»
Quand il le peut, Pelletier lit les journaux, des magazines de finances, de politique Aux oeuvres d’imagination, comme les romans ou la science-fiction, il préfère la réalité. Les biographies, par exemple. Après celles de Patrick Roy et de Guy Lafleur, il termine celle de Maurice Richard. Jamie Salé, pour sa part, est affirmative: exception faite de la section des sports des journaux, elle ne lit pas. « J’aime bouger, regarder des matchs de toutes sortes à la télé. Je suis une tomboy.»
L’intégrité et la simplicité du couple ont joué en sa faveur auprès de ses commanditaires, MasterCard Canada et General Mills. Que la fille de l’Ouest et le gars de l’Est incarnent le biculturalisme du Canada n’a certes pas nui. « Avec eux, nous touchons le pays au complet», confirme Tracy Hanson, vice-présidente au marketing de MasterCard Canada. Personnifier l’unité canadienne ne les embête aucunement. « Pourquoi pas? C’est cool», dit Jamie.
L’argent est un sujet délicat. Un couple de champions amateurs peut gagner plus de 300 000 dollars américains par année. Cela peut sembler beaucoup, mais il faut compter avec l’impôt, les redevances aux associations, les salaires des entraîneurs et des chorégraphes, dit Pelletier. « Et les quelque 25 000 dollars par année, en moyenne, que nos parents ont investis. Et quand on ne gagne pas, l’argent et les commandites sont rares. J’ai eu des appartements dont les fenêtres étaient bouchées avec du carton parce qu’un store aurait été trop cher.»
Pour les Championnats du monde, ils sont confiants. Selon Paul Duchesnay, ancien champion avec sa soeur Isabelle, aujourd’hui entraîneur en Floride, ils n’ont rien à envier aux Russes Elena Berezhnaya et Anton Sikharulidze ni aux Chinois Xue Shen et Hongbo Zhao. Ils l’ont prouvé: en février dernier, ils remportaient l’or au Championnat des quatre continents et à la finale du Grand Prix ISU, devançant ainsi les couples rivaux. Ils demeurent cependant prudents. La veille des Championnats du monde de l’an dernier, tous leur avaient passé l’or au cou d’office. Et ils ont terminé quatrièmes, après avoir raté une figure qu’ils réussissent généralement sans peine.
Le jour de l’épreuve finale, Gino Ouellet et ses compagnons de travail de l’usine de Sayabec attendront fébrilement que le patron vienne leur transmettre les résultats. « On riait de lui dans le temps, mais là, c’est différent: le king de la place maintenant, c’est David.»