L’amour fraternel est-il une illusion ?

Près d’un adulte sur deux est en conflit avec son frère ou sa sœur. Et s’en culpabilise. Pourtant, c’est souvent plus la faute de la nature que la leur.

L'amour fraternel est-il une illusion ?
Photo: Coll. privée

« J’avais un frère aîné, mais je ne me suis jamais sentie proche de lui, raconte la psychothérapeute new-yorkaise Jeanne Safer. Quand il est mort, je n’ai pas pleuré. »

Curieux aveu de la part d’une spécialiste des relations frères-sœurs ! On serait même tenté d’y voir un constat d’échec, si Jeanne Safer ne nous rappelait pas que les conflits entre enfants d’une même famille sont aussi vieux que l’humanité elle-même.

Dans son dernier ouvrage, Cain’s Legacy : Liberating Siblings From a Lifetime of Rage, Shame, Secrecy and Regret (l’héritage de Caïn : comment libérer les frères et sœurs d’une vie de colère, de honte, de secrets et de regrets), publié aux éditions Basic Books, elle remonte d’ailleurs aux plus lointaines origines des querelles familiales : le livre de la Genèse.

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Dans votre ouvrage, vous soutenez qu’un tiers des adultes sont en conflit avec leurs frères et sœurs, et que cette proportion peut atteindre 45 % dans les études menées par vous et d’autres cliniciens. Quelle est la gravité de ces différends ?

Je ne parle pas ici d’une petite prise de bec avec quelqu’un que vous aimez et avec qui vous vous entendez bien. Ça fait partie de la vie. Je parle de gens qui ne sont pas faits pour être ensemble. Ils ne s’entendent pas. Ils n’ont rien en commun. Ils redoutent de se retrouver dans la même pièce. Leur relation est aux antipodes de celle qu’ils devraient avoir avec leur parent biologique le plus proche.

Vous faites allusion à leur langage belliqueux. Qu’entendez-vous par là ?

C’est un langage archaïque qui sert prin­cipalement à exprimer une litanie de doléances, d’accusations et d’esquives. On le reconnaît facilement à ses affirmations qui laissent bouche bée : « Tu ne m’as jamais remercié pour les fleurs que je t’ai offertes en 1982 », par exemple, ou « Tu ne me téléphones jamais ». Dans ces cas-là, il ne faut surtout pas passer l’éponge si on tient à ce que la relation s’améliore. J’ai déjà assisté à l’affrontement de deux frères après les funérailles de leur mère. L’un d’eux, un écrivain à succès, se faisait reprocher par l’autre d’avoir été le favori, parce que la mère avait conservé tous ses livres. « Et alors ? a-t-il répondu. Aurait-il fallu que je « désécrive » mon œuvre ? » Remarquez que, contrairement à d’autres intervenants, je ne suis pas convaincue que toutes les relations fraternelles peuvent ou doivent être améliorées.

Vous avez déjà traité de sujets épineux, et même de tabous familiaux, et pourtant vous affirmez que votre plus grand défi aura été d’amener les gens à parler de leurs frères et sœurs.

Les personnes que j’ai interviewées ont mis un temps infini à répondre à mes questions. C’était fascinant de les voir tourner autour du pot. Je commençais à désespérer, à me demander si elles allaient enfin cracher le morceau.

Comment expliquez-vous cette réticence ?

Je crois que les gens ont tendance à considérer les relations frères-sœurs comme une affaire classée, qu’ils n’ont aucune raison de rouvrir. Ils pensent que c’est la vie qui les a séparés, et que si seulement ils vivaient dans la même ville ou dans la même rue, ils pourraient se rapprocher. J’appelle cela l’illusion de proximité géographique. J’aimerais leur faire remarquer qu’ils ont déjà vécu dans la même maison et que ça n’a rien arrangé. S’ils voulaient vraiment entretenir une bonne relation, rien ne les en empêcherait – pas même le fait d’être séparés par un continent ou par un océan.

Les luttes fraternelles semblent omniprésentes dans la nature, tant chez les plantes que chez les animaux. Les fous à pieds bleus essaient de jeter leurs frères hors du nid, les manchots de Magellan nourrissent un seul de leurs deux petits – sans parler des fœtus de requins qui s’entredévorent dans l’utérus…

Le cas que je préfère est celui d’un arbre, le palissandre de l’Inde. La première graine qui réussit à germer émet une substance qui empoisonne les autres graines.

Alors cette rivalité est innée à toutes les espèces, y compris les humains ?

Je le crois. Nous portons tous une part d’amour et de haine. Or, dans les relations familiales, particulièrement au sein de la fratrie, l’agression et les disputes précèdent l’affection et l’amour. Il faut que le frère ou la sœur cesse d’être perçu comme un rival avant qu’on puisse éprouver d’autres sentiments à son égard. C’est très compréhensible : après tout, l’évolution nous pousse à survivre, à l’emporter sur les autres. Mais d’après moi, ce sont surtout les parents qui brouillent les cartes.

Vous reprochez d’ailleurs à Dieu le Père de faire preuve de favoritisme à l’égard d’Abel dans la Genèse – ce qui poussera son frère, Caïn, à le tuer par jalousie.

Jusqu’à ce que je fasse mes recherches, je n’avais jamais réalisé à quel point les auteurs de la Genèse étaient de fins psychologues ni combien leurs histoires avaient une pertinence contemporaine. On y trouve des jumeaux, des familles reconstituées, des enfants par alliance…

Vous y relevez aussi tous les cas de mauvais parents et d’enfants fratricides. On se croirait dans un téléroman !

J’ai particulièrement adoré l’histoire de Léa et Rachel, les deux sœurs rivales mariées à Jacob. Elles sont si obsédées par leur course pour lui donner des héritiers qu’elles finissent par détruire leur famille, et elles montrent le mauvais exemple à leurs fils, qui voudront plus tard tuer leur frère Joseph. Elles ne sont pas mieux que les hommes à cet égard.

Est-ce que la Genèse est un récit édifiant ?

On peut certainement établir une progression entre le premier fratricide, au début du livre, et le long processus de réconciliation entre Joseph et ses frères, à la fin. Mais la Genèse est avant tout un miroir de la nature humaine. On le voit avec Ésaü, qui est pour moi l’un des personnages les plus importants du livre. Il ne se fait pas seulement extorquer son droit d’aînesse contre un plat de lentilles : il est traité injustement par toute sa famille. Mais il ne se laisse pas définir par ce qui lui est arrivé. Il réussit à s’en sortir et à vivre sa vie.

Diriez-vous que la Bible est plus explicite que Freud à propos des relations frères-sœurs ?

Absolument. Dans mon livre, j’approfondis les raisons pour lesquelles Freud a complètement évité la question, et les conséquences de cette lacune sur la psychothérapie. Je suis d’avis que si vous ignorez un conflit aussi fondamental et explosif qu’un conflit fraternel, il reviendra vous hanter d’une façon que vous ne pourrez ni comprendre ni maîtriser.

Est-ce que le succès d’un des enfants condamne obligatoirement les autres à l’échec, comme c’est arrivé dans les familles de Bill Clinton, de Jimmy Carter ou de Madonna ?

Je ne crois pas. Mais la situation peut être difficile si les parents idolâtrent l’enfant qui réussit, s’ils lui font porter le poids de tous leurs espoirs. J’en sais quel­que chose, parce que chez nous, j’étais la chou­choute, la petite fille modèle. D’autant plus que mon frère aîné éprouvait des problèmes socioaffectifs et des difficultés d’apprentissage. Je répondais à toutes les attentes de mes parents (car les parents font toujours partie du problème) et, bien sûr, je trouvais ça parfaitement normal. J’ai longtemps été persuadée que ce favoritisme était dû à ma brillante intelligence et à mes qualités exceptionnelles, sans même penser qu’il pouvait être injuste envers mon frère. Il m’a fallu beaucoup de temps et d’intro­spection avant de me rendre compte qu’inconsciemment je me sentais profondément coupable.

C’est ce qui a miné la relation avec votre frère ?

Je crois que celle-ci était probablement vouée à l’échec dès le départ. Mon frère avait sept ans de plus que moi. Nous n’avons jamais été pro­ches. Je n’ai jamais senti que je pouvais compter sur lui. Vers la fin de sa vie, j’ai essayé de reprendre contact avec lui, mais ce n’était pas possible. On ne peut réparer une relation avec quelqu’un qui n’y est pas disposé. On peut tout au plus régler certaines choses en soi, même si cette personne est décédée. J’ai longtemps pensé, comme Freud, que mon frère n’avait eu aucune influence sur moi. Et puis, quand il est mort, il y a cinq ans, je me suis rendu compte qu’il avait en fait été très important pour moi : il avait représenté tout le contraire de ce que je voulais devenir.

Vous racontez qu’à sa mort vous n’avez pas pleuré.

Je me suis sentie d’abord et avant tout soulagée. Je trouve qu’il est important de le dire, pour que ceux qui éprouvent la même chose n’aient pas l’impression d’être des monstres. Si, malgré tous vos efforts, votre frère ou votre sœur reste une épine dans votre pied, alors sa mort facilite les choses d’une certaine façon…

Comment expliquez-vous le deuil que vous avez ressenti un an plus tard ?

Mon frère était musicien professionnel, il avait beaucoup de talent. Il s’était joint à un groupe de dixieland avant sa mort, lui qui avait de sérieux problèmes de santé et qui avait été amputé des deux jambes. Un jour, j’ai entendu un air de dixieland. Dans cette musique joyeuse, qui avait eu tant d’importance dans la vie de mon frère, il y avait quel­que chose qui évoquait ses épreuves, ses peurs, ses souffrances et la tristesse de sa disparition. J’ai alors compris que je n’aurais pas pu l’aider. Mais ce qui m’a frappée, surtout, c’est le sentiment de perte – pas de notre relation, parce qu’elle n’avait jamais existé, mais de la relation fraternelle que j’aurais tant souhaitée.

Est-ce que vous cherchiez, par l’écriture de ce livre, à exorciser vos démons familiaux ?

C’était plutôt pour moi une façon d’accepter les choses telles qu’elles sont. Je tenais à être d’une fran­chise absolue, parce que c’est ce que je préconise : faire face aux émotions, à la nature de la relation avec les frères et sœurs, au rôle qu’on y joue ; essayer de voir les frères et sœurs d’une autre façon, de se voir d’une autre façon par rapport à eux…

Vous n’avez pas eu d’enfants. Était-ce pour vous une façon d’éviter le problème ?

Mon premier ouvrage, Beyond Motherhood [au-delà de la maternité], portait justement sur le choix de vivre sans enfants. C’était sans doute un reflet de mes préoccupations personnelles : je voulais essentiellement être le centre de ma propre existence et connaître une vie conjugale différente de celle de mes parents. Mais mon frère a sûrement fait partie de l’équation, car, je le répète, l’influence de nos frères et sœurs touche tous les aspects de nos vies, du travail à la chambre à coucher. Dans ma pratique, j’entends fréquemment des patients m’avouer être terrifiés à l’idée que leur enfant pourrait ressembler à leur frère ou à leur sœur, surtout si ces derniers ont eu des problèmes sérieux.

Que peuvent faire les parents pour que leurs enfants s’entendent bien ?

Mon conseil va vous surprendre : au lieu de penser à vos enfants, pensez plutôt à votre propre enfance. Analysez froidement votre relation avec vos frères et sœurs. Qui était le favori chez vous ? Quelle attitude avaient vos parents à votre égard ? Quel était le statut de chacun dans la famille ? Déballez en toute honnêteté vos émotions refoulées. Vous serez ainsi moins porté à projeter vos propres problèmes sur vos enfants.

Vous citez en exemple des parents qui ont donné des leçons de boxe à leurs fils.

Ce que je voulais démontrer par là, c’est qu’il est impossible d’éviter la rivalité entre frères et sœurs. Mais on peut empêcher que cette rivalité ne dégénère en conflit, en s’assurant de contrebalancer l’envie et tout le reste par des sentiments positifs. Les parents ne doivent surtout pas faire preuve d’un favo­ritisme excessif, comme on le voit souvent dans les testaments. Une de mes patientes vient de découvrir que ses parents ont l’intention de laisser la mai­son familiale à son frère, alors que les trois autres enfants n’auront rien. Le frère est assez riche, tandis que ma patiente a perdu sa maison lors d’un récent divorce. Je peux vous expliquer ce qui a dû arriver : les parents ont voulu récompenser leur fils qui vit tout près et leur consacre plus de temps. Mais ils l’ont fait au détriment des autres, et le pro­blème, c’est que le frère n’a pas protesté.

Vous rapportez de nombreux témoignages de gens qui ont réussi à surmonter le rejet. Mais vous soutenez aussi que certaines relations ne peuvent être réparées.

C’est vrai. Je crois que la plupart des gens sont soula­gés d’ap­pren­dre qu’ils ne sont obligés ni par Dieu, ni par les thérapeutes, ni par la société de s’entendre avec leur frère ou leur sœur simplement parce qu’ils partagent un lien biologique. L’amour fraternel, ça se mérite.

Dans ce cas-là, il serait tout naturel de vouloir exclure notre frère ou notre sœur de notre vie et de nos pensées. Mais vous dites que c’est impossible, puisqu’ils restent marqués en nous. Il n’y a donc pas moyen de nous en débarrasser ?

Qu’ils restent marqués en nous, ça ne veut pas dire que nous sommes obligés de passer Noël avec eux.

Alors serait-il préférable de n’avoir qu’un seul enfant ? Et votre prochain livre traitera-t-il du traumatisme de l’enfant unique ?

Non, je crois que le nombre d’enfants n’y est pour rien. Tout dépend plutôt de la lucidité des parents et de leur capacité d’accepter la dynamique de leur propre famille et leurs propres conflits. Car ce sont ces choses qui engendrent les troubles familiaux et les ressentiments des enfants. Mais le principe de l’amour équita­ble est, selon moi, tout aussi dommageable.

Pourquoi ?

Ça ressemble un peu à une équation mathéma­tique : bon, j’ai fait ceci pour l’un, alors je vais faire exactement la même chose pour l’autre. Ça ne tient absolument pas compte du caractère unique de chaque enfant et de ses besoins spéciaux. On ne peut pas calculer les choses ainsi. Ça ne fonctionne jamais. La mère de mon mari, par exemple, avait été la chouchoute de ses parents et, pour éviter que ça ne se reproduise avec ses propres enfants, elle s’est arrangée pour qu’ils aient exactement six ans de différence et ne fréquentent jamais la même école. Quelle solution inouïe

Est-ce que la différence d’âge ne les a pas éloignés ?

Oui, et ça a exacerbé leur esprit de compétition. Selon moi, la seule façon de compenser le favoritisme est d’en être conscient. Si vous avez plus d’affinités avec un de vos enfants, faites un effort pour trouver chez les autres des qualités que vous enviez peut-être à vos frères et sœurs parce qu’elles vous font défaut. J’y suis finalement parvenue avec mon frère. J’en suis venue à admirer son courage devant l’adversité. J’ai maintenant une excellente relation posthume avec lui.

Vraiment ?

Nous continuons à entretenir toutes nos relations familiales jusqu’à la mort. C’est d’ailleurs mon message d’espoir : on peut faire la paix avec un frère ou une sœur impossibles et finir par comprendre comment ils en sont arrivés là. Même quand la relation ne peut être réparée, on peut en faire son deuil et pleurer ce qui aurait pu être. Le deuil permet alors de tourner la page. J’aimerais que les gens ne l’oublient pas, afin qu’on abandonne à tout jamais l’héritage de Caïn pour celui d’Ésaü. (© Éditions Rogers)

 

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Conflits familiaux au petit écran

apparencesPlus d’un million de téléspectateurs québécois se sont passionnés cet hiver pour le destin des jumelles d’Apparences, Manon et Nathalie. Toute l’intrigue de la série, diffusée à Radio-Canada, reposait sur les rela­tions complexes entre les sœurs Bérubé et leurs deux grands frères. Un thème porteur : c’est la série qui a attiré le plus large auditoire sur la chaîne publique cette saison.

« C’est ma grande fascination, le cliché qui veut que les jumeaux et les jumelles soient deux personnes qui peuvent se confier l’une à l’autre, entre qui c’est l’harmonie », souligne l’auteur Serge Boucher dans le supplément Derrière les apparences, à radio-canada.ca. Dans le cas des jumelles Bérubé, les confidences se font à sens unique, entre l’expansive Nathalie, actrice lumi­neuse à qui tout réussit, et Manon, une enseignante effacée. Les liens puissants et troubles qui unissent les deux femmes (incarnées par Geneviève Brouil­lette et Myriam LeBlanc) servent d’assise au récit de Serge Boucher, qui a également signé la série Aveux et plusieurs pièces de théâtre, dont Motel Hélène et 24 poses (portraits).

La disparition soudaine de Manon, le jour de ses 40 ans, la rend paradoxalement plus présente que jamais dans l’esprit des membres de sa famille, taraudés par la culpabilité. S’est-elle suicidée, a-t-elle été assassinée ou a-t-elle refait sa vie sans laisser d’adresse ? Le drame attise les vieilles rancunes et les soupçons entre ceux qui restent.

Nous pensons bien connaître nos proches, mais que savons-nous vraiment d’eux, au fond ? « Dans une famille, c’est peut-être là où on se connaît le moins », fait remarquer le scénariste.

Fin psychologue, il illustre avec subtilité comment le regard de la mère, pourtant bien intentionnée, a pu alimenter le sentiment de rivalité entre ses enfants.

Sources inépuisables d’inspiration, les relations familiales tordues servent également de toile de fond à Vertige, diffusée présentement sur Séries+. Plongée dans le coma après être tombée de la terrasse de son loft, Daphnée Roussel (Fanny Mallette) a-t-elle été poussée ou a-t-elle attenté à ses jours ? Les inten­tions de son frère et de sa sœur ne semblent pas très nettes.

« On est dans une famille, les personnages ont donc des émotions ambivalentes, a dit l’auteure Michelle Allen lors du visionnement de presse. Ils font des choses pas toujours très droites, pas toujours honnêtes, mais il y a un fond d’amour.»

Catherine Dubé
(Photo d’Apparences: Radio-Canada)
(Photo de Jeanne Safer: Lee Towndrow)