« On n’est pas contre l’argent, mais de l’argent pour quoi, si on n’a plus le temps de s’aimer, si on n’a plus le temps de prendre soin les uns des autres, si on passe notre vie sur le bord du burn-out? »
— Catherine Dorion, Députée du Québec (Québec Solidaire)
J’ai toujours voulu faire quelque chose avec cette entrée coup-de-poing de Catherine Dorion lors de sa toute première intervention à l’Assemblé Nationale du Québec, particulièrement avec cette phrase épique qui a occupé les médias pendant plusieurs jours. Faute de temps, me voilà plusieurs mois plus tard, mais je ne peux résister à y revenir.
Il est vrai que la société d’aujourd’hui, la financiarisation de l’économie et tous les changements et innovations technologiques « disruptifs » que nous subissons poussent les gens à la performance plus que jamais. Constamment, la plupart des organisations se remettent en question et en demandent davantage à leurs employés afin de s’ajuster aux exigences émergentes des marchés et de la société.
On peut donc très bien comprendre un tel cri du cœur.
Par contre, si on peut porter un tel jugement sur les conditions socioéconomiques avec lesquelles nous avons à vivre, tout en faisant le souhait collectivement d’en renverser la vapeur, il me tardait d’en trouver un écho dans la vie personnelle des gens. Et c’est dans ce contexte que j’ai retrouvé des résultats qui me permettent, en termes de valeurs personnelles, de distinguer ceux qui préfèrent l’argent de ceux qui sont plutôt axés sur l’épanouissement personnel (et certainement sur l’amour, dirait Madame Dorion).
La question mesurant cette démarcation sociale consiste à proposer aux répondants d’un sondage reflétant la population canadienne deux affirmations décrivant des aspirations personnelles radicalement différentes, tout en leur demandant s’ils ressentent une forte préférence ou une légère préférence pour la première (A) ou pour la seconde (B). Ces affirmations sont…
- gagner beaucoup d’argent, mais avoir peu de temps à consacrer à votre vie sociale et familiale
- avoir un revenu dans la moyenne, mais une vie sociale et familiale épanouissante
Les résultats sont les suivants (Canada, mars 2018, n = 2347) :

Devant de tels résultats, Mme Dorion dirait sûrement, en toute logique avec son discours à l’Assemblée Nationale, qu’il est grand temps que l’on intègre des mécanismes de régulation sociale pour mieux gérer les pressions socioéconomiques sur les gens, ce afin de mieux s’ajuster à ces aspirations collectives.
Les jeunes : encore les milléniaux?
Il est intéressant d’observer que sur les résultats à cette question, il y a très peu de variations notables selon les caractéristiques sociodémographiques et socioéconomiques…, à l’exception des jeunes (les moins de 35 ans). Si 20 % des Canadiens choisissent l’argent plutôt que l’épanouissement, ils sont 34 % chez les 18-34 ans (40 % chez les 18-24 ans et 30 % chez les 25-34 ans – et ce, avec des données et des différences du même ordre au Québec).
Évidemment, devant de telles différences, le premier réflexe est d’y voir une autre expression de cette singularité tant soulignée de cette génération que sont les milléniaux. Mais, tout comme dans le cas de mes conclusions sur cette génération dans un de mes derniers textes, ces différences sont moins l’expression d’une nouvelle génération que tout simplement le fait que nous avons affaire à des jeunes. Nous avions posé une question semblable il y a dix ans opposant l’argent à un travail épanouissant et les jeunes avaient été aussi fortement surreprésentés du côté de l’argent.
L’ÉPANOUISSEMENT OU L’ARGENT?
Canada – Panorama 2018

De l’argent pour consommer et être admiré
Fondamentalement, ce qui attire les gens vers l’argent en premier, c’est l’irrésistible pouvoir de séduction de la consommation et du statut social que cette dernière confère. Pour eux, l’argent est le levier qui permet de devenir quelqu’un dans la société. Il autorise une gratification unique via la consommation, tout comme l’accès au standing associé au fait de pouvoir s’élever dans l’échelle sociale (de vrais « Voisins gonflables »).
Il est intéressant aussi d’observer qu’ils ont une certaine prédisposition à la désobéissance civile, comme si tous les moyens devenaient légitimes pour arriver!
Aussi, et peut-être le plus intéressant, c’est le fait qu’ils se sentent particulièrement dépassés par les exigences de la vie. Ils ont majoritairement l’impression de passer à côté de la vie (64 % chez ces motivés par l’argent contre 51 % pour l’ensemble de la société – voir les prochains tableaux).
CROP – Panorama 2018
Si vous aviez à choisir, préféreriez-vous…
- Gagner beaucoup d’argent, mais avoir peu de temps à consacrer à votre vie sociale et familiale
- Avoir un revenu dans la moyenne, mais une vie sociale et familiale épanouissante




De l’autre côté de cette démarcation sociale, ceux qui expriment une forte préférence pour avoir un revenu dans la moyenne, mais une vie sociale et familiale épanouissante sont vraiment motivés par un désir d’harmonie dans leur vie (je ne considère ici que les plus en faveur de cette affirmation, ce qui représente 50 % de la population, car si je les prends tous, à 80 %, je ne peux les caractériser).
Une quête d’harmonie avec soi-même, avec les autres et avec la nature
Pour eux, la famille passe en premier. Ils veulent avoir des relations significatives et authentiques avec les autres autour d’eux. Ils sont sensibles aux enjeux sociaux et écologiques de l’époque. Ils veulent faire leur part pour améliorer le monde. Ils sont très soucieux d’équité et d’égalité entre les hommes et les femmes. Ils se sentent faire partie de la nature et non pas dans une position de domination à son égard (une espèce de Zen biomaniste).
L’harmonie et l’épanouissement sont au centre de leurs valeurs (l’amour aussi, dirait Madame Dorion).
Par contre à la question de savoir s’ils se sentent dépassés par les exigences de la vie, d’avoir l’impression de passer à côté de la vie, ils expriment aussi une certaine frustration (49 % comparativement à 51 % pour l’ensemble de la société – voir un des tableaux précédents). Ils veulent bien faire passer leur épanouissement en premier, mais ils sentent fort bien la pression de la société et du rythme de la vie actuelle.
Notons que ceux qui expriment une « légère préférence » pour avoir un revenu dans la moyenne et une vie sociale et familiale épanouissante (31 %) ont un profil fort peu caractérisé et aucunement orienté sur l’harmonie comme les précédents. Ils expriment plutôt un certain hédonisme un peu nonchalant. C’est comme si c’était l’effort associé à la quête de l’argent qui les rebutait plus qu’une authentique et profonde quête d’épanouissement!
Si vous aviez à choisir, préféreriez-vous…
- Gagner beaucoup d’argent, mais avoir peu de temps à consacrer à votre vie sociale et familiale
- Avoir un revenu dans la moyenne, mais une vie sociale et familiale épanouissante





Madame Dorion dans son discours canon a donc mis le doigt sur un sentiment collectif fort bien réel et qui résume parfaitement bien l’époque; enfin, pour plusieurs d’entre nous. Une personne sur deux au pays a l’impression de passer à côté de la vie (51 %, et exactement le même pourcentage au Québec), et une proportion équivalente aspire ardemment à une vie épanouissante avec un revenu tout à fait dans la moyenne.
Peut-on réduire la cadence?
Son cri du cœur se voulait un appel à une réflexion sur la frénésie de nos vies et sur les façons, collectivement, d’y mettre un peu plus d’équilibre.
Mais les marchés globalisés, financiarisés, aux avancées technologiques constantes dans lesquels nous évoluons nous permettent-ils ce genre d’équilibre de vie sans compromettre la santé de notre économie, la base de notre gagne-pain, et l’avenir économique de nos enfants?
Je n’ai pas la réponse. Mais j’admets qu’il faut en discuter et, malheureusement, son discours est resté sans lendemain.
La Cenerentola de Gioachino Rossini
Pour mon extrait lyrique de cette semaine, j’ai pensé que la Cendrillon de Rossini était tout indiquée. Dans l’air retenu (« Cenerentola, vien qua »), la pauvre Cendrillon ne peut répondre aux requêtes incessantes de ses abjectes belles-sœurs. On sent très bien que si ces dernières persistent sur leur élan, Cendrillon pourrait se retrouver au bord du burn-out!
Rossini: La Cenerentola – Elina Garanca, Lawrence Brownlee, Cesare Lievi, Gary Halvorson, Maurizio Bellini, The Metropolitain Opera Orchestra and Chorus, Deutsche Grammophon, New York, 2009.
Alain Giguère est président de la maison de sondage CROP. Il signe toutes les deux semaines un texte sur le site de L’actualité, où il nous parle de tendances de société… et d’opéra.
Pour lire d’autres chroniques d’Alain Giguère sur des tendances de société et de marché, rendez-vous sur son blogue.
Merci beaucoup.
Je ne comprends pas pourquoi il faudrait choisir entre le temps et l’argent. Comme s’il était impossible pour ceux qui ont de l’argent de vouloir choisir de passer du temps avec leurs proches. On dirait bien que nos racines judéo-chrétiennes nous poussent encore une fois à vouloir un petit pain. Selon moi le sondage est biaisé. Il manque un choix de réponse tél que: Gagner beaucoup d’argent ET avoir une vie sociale et familiale épanouissante
Tout à fait d’accord!
Je trouve le sondage biaisé,
À la question êtes vous gentil ou méchant? 99/? des humains on répondu être d’accord avec l’énoncé.
Les gentils sont donc gentil. ??
Ceux qui ont beaucoup d’argent à cause de la fortune familiale et de leurs parents sont quand même assez rares. La plupart des gens qui ont beaucoup d’argent doivent travailler très fort pour y arriver et ils doivent souvent sacrifier leur vie familiale et sociale pour ce faire. Il n’est pas rare de voir des gens travailler 80 heures par semaine et plus, d’autres ont l’esprit au travail 7 jours sur 7 sinon constamment sur leur tablette et leur téléphone. C’est probablement la majorité de ceux qui ont beaucoup d’argent. Alors, il semble que c’est dans ce contexte qu’il faut prendre le sondage.
A 125 000$ par année à rien faire, CD bénéficie des deux!
Facile de faire la morale. Qu’elle renonce à son salaire et qu’elle accepte 35 000 $ par année et je vais plus respecter ses propos
Pas besoin de vivre dans l’indigence pour voir ce qui se passe autour de nous!
N’y a-t-il que deux choix, dans la vie : soit posséder, consommer, être fier de ce que l’on peut se procurer, et désire par dessus tout faire l’envi de tous ceux qui « n’ont pas cette chance »? ou bien se désintéresser totalement de cette course effrénée au « succès », financier surtout, pour se replier totalement sur ce qui peut sembler « le plus important », et la « seule préoccupation véritable possible » ( la famille et peut-être aussi les amis proches )?
Quoique cette étude puisse être passablement intéressante et instructive, n’est-elle pas également réductrice, en ce qu’elle ignore complètement bien d’autres facteurs de motivation de la vie, comme celle de « produire » quelque chose de valable, durant son existence, d’apporter dans son milieu un petit progrès, bien réel quoique bien humble, à la vérité… un souci de redonner ce que l’on a reçu, sous une forme légèrement différente, puisque « teintée » de notre personnalité et de nos capacités propres… du fruit de notre travail : HOMO FABER, cela vous dit quelque chose? Ce qui demeure, après notre mort, n’est-ce pas un peu de ça… bien plus que la capacité que l’on aura démontrée, durant nos quelques années ici-bas, de savoir comment s’accaparer de la plus grande quantité possible de ces « biens »… qui devraient pourtant appartenir à tous…
Oh wow! Que vous avez le verbe bien tourné! Merci de se commentaire pertinent!
Tout le monde c’est que l’argent ne fais pas le bonheur. Mais comme j’ai dis à mes garçons, c’est un mal nécessaire dans notre société de consommation. Évidemment, il y a des gens pauvres heureux, et des gens riches malheureux. Et des gens qui on compris que plus tu fais de l’argent, plus tu en dépense. C’est vraiment personnel à chacun de vouloir ou non ce pouvoir et les choses matériels inutiles que l’on obtient avec l’argent. Pour ceux qui sont malheureux riches, je crois qu’il est trop tard, quand tu as goûté au pouvoir de l’argent, il est difficile d’y renoncer après. Enfin, on dira bien que nos arrière grand-parents était peut-être plus heureux sans cette argent, mais ils devaient avoir d’autres problèmes. Je crois que dans une vie entière, aucun être humain ne peut être 100% heureux avec ou sans argent, on appelle ça la Vie, tout simplement.
difficile d’avoir les deux ou même un des deux.
En fait, dans notre société l’argent est devenue la religion principale, le nouveau dieu. On n’hésite pas à tout faire pour en gagner plus et pour en ramasser, en accumuler. Rien n’arrête l’humain: il peut détruire son environnement, ses forêts, même son eau potable pour le dieu argent. Alors, inévitablement le monde qui se pointe sera de plus en plus difficile à vivre et seuls les paradis artificiels, les villes, vont pouvoir faire oublier la dégradation qui se produit autour de nous. Dans ce contexte, où se trouve le bonheur? En d’autres mots, riches ou moins riches, voire même pauvres, nous serons tous dans le même bateau en subissant la détérioration constante de nos milieux de vie.