Quels clins d’œil nous lance la vie, et ce, jusqu’à la fin ! Roger Thibault est décédé vendredi dernier, en pleine semaine de la Fierté, comme pour mieux mettre en relief sa bataille de toute une vie pour les droits de ce que l’on appelle maintenant la communauté LGBTQ+.
Avec Theo Wouters, son mari depuis plus de 20 ans et conjoint durant 50 ans, il avait connu l’époque des humiliantes descentes policières dans les bars gais, lutté contre un voisin homophobe, organisé une marche contre l’homophobie en 2001.
Puis, le 18 juillet 2002, ces amoureux se sont faits les pionniers d’une révolution en matière de droit familial en Amérique du Nord. Moins d’un mois plus tôt, le 24 juin 2002, la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation (projet de loi 84) entrait en vigueur au Québec, quelques jours seulement après son adoption par l’Assemblée nationale. Elle mettait en place le concept d’union civile, ouverte à tous les couples, peu importe leur orientation sexuelle. Roger Thibault et Theo Wouters se sont empressés d’y avoir recours.
La définition du mariage relevant du fédéral, l’union autorisée par le Parlement québécois avait toutefois des effets limités. Mais elle ouvrait des perspectives juridiques et surtout les esprits, puisqu’elle avait été adoptée à l’unanimité par les députés. Québec bousculait bellement Ottawa.
Le gouvernement fédéral était alors aux prises avec plusieurs poursuites judiciaires réclamant que le mariage ne soit plus décrit comme l’« union légitime d’un homme et d’une femme à l’exclusion de toute autre personne ». La nouvelle loi et l’engagement fort médiatisé du couple Thibault-Wouters ne mettaient donc pas fin au débat public.
Au contraire, dois-je même préciser ! Et je parle en connaissance de cause. À cette époque, je suis devenue responsable de la page Idées du Devoir ; j’ai vite été étourdie par la déferlante d’opinions que l’enjeu soulevait. Le Québec avait fait un pas, mais fallait-il vraiment que le fédéral aille encore plus loin ? Nous recevions tellement de textes à ce sujet que, jour après jour, pendant des mois, j’aurais pu y consacrer l’entièreté de la page Idées — un phénomène unique durant les quatre années où j’ai été titulaire de cette section. Cela a d’ailleurs fini par donner un livre, Mariage homosexuel : Les termes du débat, publié chez Liber à l’automne 2003. Le lancement fut suivi d’un débat public fort couru.
Le questionnement était intellectuel (quel est donc le sens du mariage ?), juridique (quels droits seraient par ricochet touchés ?), pratique (à quoi bon le mariage gai si peu de pays le reconnaissent ?), et émotif, forcément. Pas tant en raison d’une homophobie affichée (on évaluait alors que 75 % des Québécois étaient pour le mariage entre conjoints de même sexe), mais parce que le sujet divisait aussi la communauté gaie. Se marier permettrait d’enfin se fondre dans la société, plaidaient les uns ; d’autres avançaient que, au contraire, il fallait préserver la culture homosexuelle de tout conformisme, lui conserver son originalité.
Ce qui m’est revenu au premier chef à l’annonce du décès de M. Thibault, c’est à quel point, en cette ère antérieure aux réseaux sociaux, il y avait bel et bien débat plutôt qu’échanges d’insultes. Même les plus indignés étaient tenus d’argumenter leur point au lieu de se contenter de coups de gueule. En fait, les opposants exprimaient davantage des malaises que des condamnations ou des outrances.
À cette époque-là, par contre, c’est autre chose qui m’avait frappée : la vitesse avec laquelle le débat s’était éteint.
Vu la quantité de textes que je recevais quotidiennement, j’avais fini par ranger la bataille dans la catégorie des enjeux inépuisables aux protagonistes irréconciliables. Et pourtant, quand, en juillet 2005, Ottawa a légalisé le mariage entre conjoints de même sexe partout au Canada, la prise de parole était arrivée à son terme.
Il faut dire qu’à ce moment-là, 9 des 13 provinces et territoires canadiens reconnaissaient déjà ce type d’union. D’un endroit à l’autre, les tribunaux avaient successivement déclaré inconstitutionnelle la définition fédérale du mariage.
La bataille judiciaire avait démarré au Québec, par une première plainte déposée en 2000. Elle fut suivie d’autres recours en Ontario. C’est d’ailleurs grâce à leur victoire — aux effets immédiats — en Cour d’appel de cette province, le 10 juin 2003, que Michael Leshner et Michael Stark ont pu foncer le jour même à l’hôtel de ville de Toronto pour s’épouser. Sans même avoir eu le temps de prévenir leur entourage, ils sont devenus les premiers homosexuels dûment mariés au Canada.
À son tour, la Cour d’appel du Québec autorisa la démarche en mars 2004. Le mariage s’ajoutait dorénavant à l’union civile comme option possible pour les couples de même sexe. Le 1er avril 2004, Michael Hendricks et René Lebœuf s’épousaient au palais de justice de Montréal.
De mon côté, je n’eus soudainement plus de débat à gérer : fini les prises de position, les obstinations ! Comme si, à partir du moment où on a vu des couples s’unir, souriants, heureux, amoureux, protester n’avait plus aucun sens.
D’ailleurs, en août 2004, Irwin Cotler, ministre libéral fédéral de la Justice, a annoncé qu’Ottawa ne contesterait plus les jugements, qui se succédaient. Il ne restait plus qu’à modifier la loi, ce qui fut fait, non sans divisions, lors de votes tenus aux Communes et au Sénat à la fin du printemps 2005.
Mais contrairement aux votes qui s’étaient enchaînés depuis que, en septembre 1995, le député bloquiste Réal Ménard avait déposé une première motion à cet effet, le vent avait tourné. Le mariage ouvert à tous obtenait l’appui de la majorité. Le Canada emboîtait ainsi le pas aux Pays-Bas, à la Belgique et à l’Espagne. Maintenant, 35 pays l’autorisent.
Cette avancée est actuellement fragilisée par la montée d’un conservatisme moral et intransigeant, qui se manifeste notamment aux États-Unis. Il faut toutefois se garder de pratiquer des amalgames rapides. L’homophobie d’ici est surtout le fait des réseaux sociaux, qui sont loin de refléter l’opinion de l’ensemble de la population. Celle-ci appuie toujours à 69 % le droit au mariage des couples de même sexe.
Et quand je me suis baladée, samedi, sur la rue Sainte-Catherine à Montréal, dans le Village qui célébrait avec moult kiosques et activités la semaine de la Fierté, l’atmosphère bon enfant qui régnait balayait tout soupçon d’intolérance. Que des sourires dans la foule, toutes orientations sexuelles confondues ! Ça respirait le plaisir, à l’image du coloré défilé qui a conclu la semaine dimanche. Je me sentais à des années-lumière des débats d’il y a 20 ans.
Il faut rester vigilants, disait à juste titre Theo Wouters en soulignant le départ de son précieux compagnon. Mais constater à quel point on a tourné la page sur le passé mérite de pleinement se réjouir.