Le bon parler au Québec

Oui, le français québécois a quelques particularités que l’on entend même dans une conversation en langue soutenue. Il est toutefois beaucoup plus proche de la norme qu’on a tendance à le croire, montrent les travaux d’un chercheur de l’Université Concordia.

Klaus Vedfelt / Getty images / montage : L’actualité

J’ai été doublement fasciné par le livre de Davy Bigot Le bon usage québécois. Le professeur de linguistique à l’Université Concordia a examiné un sujet très peu considéré : la façon dont le parler québécois se conforme à une norme. 

Son étude lui a permis de conclure qu’au Québec, le parler soutenu obéit à peu près à la norme française, malgré quelques particularités. 

En fait, j’ai trouvé notre conversation tellement stimulante que j’en ferai deux chroniques : celle-ci qui traite de sa recherche comme telle, puis une seconde qui portera plutôt sur les réflexions qu’elle m’inspire au sujet de l’idée de norme et de l’attitude des Québécois à l’égard de ce grand mythe.

En tant que linguiste « variationniste », Davy Bigot examine la langue sur une base d’échantillonnage et de statistique. Il s’est donc consacré à monter un corpus, c’est-à-dire une banque de données constituée de 107 entrevues diffusées de 2003 à 2005 dans le cadre du magazine d’information télévisé Le point.

Pourquoi ce choix ? D’abord parce que les Québécois considèrent Radio-Canada comme la référence quant au parler soutenu, et ensuite parce que Le point était la tribune la plus prestigieuse de la télé d’État. De plus, l’époque et les dates choisies pour l’analyse correspondent à la période où l’auteur, natif de Tours en France, est venu au Québec faire sa thèse de doctorat — son livre est en fait une version augmentée de cette thèse. 

Les rares études sur le parler soutenu des Québécois s’intéressaient au travail des journalistes ; Davy Bigot, lui, a préféré considérer les 107 personnes interviewées par les animateurs du Point. Les invités appartiennent tous à l’élite sociopolitique du Québec. On y entend entre autres des médecins, des politiciens, des fonctionnaires, des entrepreneurs et des professeurs.  

Le chercheur a donc retranscrit 16 heures d’enregistrements pour y vérifier, parmi 132 000 mots, la fréquence de 18 variables linguistiques identifiées par d’autres chercheurs dans le vernaculaire québécois (la langue courante parlée). Ces variables, très répandues, sont assez typiques, mais elles sont toutes considérées comme fautives par rapport aux prescriptions du Bon usage, célèbre grammaire de Maurice Grevisse.

Les 18 variables québécoises retenues par Davy Bigot

  1. Le futur périphrastique (qui combine plusieurs termes) dans les phrases positives : « Je vais marcher » au lieu de « je marcherai ».
  2. La généralisation du présentatif « c’est » : « C’est des belles voitures » au lieu de « ce sont de belles voitures ».
  3. Le remplacement de « qu’est-ce que » dans les propositions interrogatives directes partielles, auxquelles on ne répond pas par oui ou non : « Qu’esse (qu’ossé) tu dis ? »
  4. L’ajout de « tu » dans les propositions interrogatives directes totales, auxquelles on répond par oui ou non : « Il veut-tu revenir ? »
  5. La modification du présent de l’indicatif du verbe « aller » : « J’vas » au lieu de « je vais ».
  6. Le remplacement de « dont » par « que » dans les relatives indirectes : « C’est ça que je te parle. »
  7. La neutralisation de « fait » en « faite », sans égard au genre : « Il s’est faite mal », « le travail est faite ».
  8. Les pronoms forts : « Nous autres, vous autres, eux autres ».
  9. Le « ça » suivi du « l’ » non étymologique (c’est-à-dire que ce « l’ » ne représente rien) : « Ça l’augmente trop », « ça l’arrive souvent » (mais pas « ça l’fait », où le « l’ » est l’élision de « le »).
  10. La double négation : « Pas personne est venu nous aider. »
  11. L’expression de la restriction à l’aide du mot « juste » : « Il y a juste 10 personnes. »
  12. Le double emploi du conditionnel : « Si j’aurais su, je l’aurais fait » au lieu de « si j’avais su ».
  13. L’utilisation de l’auxiliaire « avoir » devant les verbes de mouvement : « J’ai descendu » au lieu de « je suis descendu ».
  14. La modification de « ce que » dans les propositions interrogatives indirectes (qui sont en relative dans une phrase, sans point d’interrogation) : « Je me demande qu’ess’ tu dis » au lieu de « je me demande ce que tu dis ».
  15. L’ajout de « que » après « quand » : « C’est quand que le souper va être prêt ? »
  16. L’utilisation de « toute » pour remplacer « tous » ou « tout », sans égard au genre : « Toute est dans toute », « on est toute là ».
  17. L’expression de la conséquence avec « fait que » : « Fa’que, j’vas y aller. »
  18. La neutralisation des pronoms démonstratifs « ce, cet, cette » en « c’te » ou « ct’ » : « C’te femme », « ct’animal ».

Ces 18 particularités ne résument pas tout le vernaculaire québécois sur le plan de la grammaire, mais elles sont très répandues. Certaines sont générationnelles : « juste » exprimant la restriction a longtemps été typique des moins de 30 ans, qui ont vieilli. « J’vas » ou « c’te » sont davantage associés aux classes populaires, alors que les gens plus instruits penchent plus pour « je vais » et « ce, cet, cette » (et encore, ça dépend s’ils ont un verre dans le nez ou non).

Certains s’étonneront de ne pas voir dans cette liste les propositions négatives sans « ne », comme « j’apporte pas mon téléphone ». Or, Davy Bigot m’a expliqué que cette tournure était universelle dans le vernaculaire français, pas uniquement québécoise. 

Lorsqu’il a analysé son corpus pour déterminer la prévalence de ces 18 variables, le professeur a tenu compte de plusieurs facteurs, comme le sexe, l’âge et la catégorie d’emploi des locuteurs.

Il en ressort que seulement deux variantes vernaculaires sont très favorisées dans un contexte formel : le futur périphrastique et la généralisation du présentatif « c’est ». 

Les locuteurs privilégient le futur périphrastique dans 78,7 % de leurs formulations positives. Ils sont donc beaucoup plus susceptibles de dire « je vais marcher » que « je marcherai ». 

Le présentatif « c’est » est pour sa part employé dans 60,4 % des tournures qui auraient, selon la norme, nécessité « ce sont ». 

Trois variables sont utilisées dans environ 20 % des cas (les deux formes de propositions interrogatives directes et « j’vas »), et cinq autres variables oscillent entre 8 % et 10 % de fréquence (« que » au lieu de « dont », « faite », les pronoms forts, « ça l’a », la double négation). Toutes les autres variables ne dépassent pas 6 %. Les formes « c’te » et « fa’que » sont même à 2 % et moins des cas.

Josélito à la rescousse

Comme 16 des 18 formes vernaculaires les plus courantes sont peu présentes dans le parler soutenu au Québec, Davy Bigot conclut que celui-ci suit de très près la norme française de l’écrit. Il faut considérer le résultat comme une tendance lourde, mais non systématique, précise l’auteur. « Les mêmes personnes vont parler différemment avec leurs collègues, en famille ou dans un cadre de conversation plus intime », dit-il.

C’est ce que révèlent les travaux de la linguiste Anne-José Villeneuve, du Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, qui a appliqué le même cadre d’analyse à un corpus constitué de 32 entrevues intimistes menées par l’animateur Josélito Michaud pour l’émission Un train pour la vie.

Les deux linguistes ont croisé leurs données afin de raffiner leurs observations. Huit des 32 personnes interviewées par Josélito Michaud figurent également dans le corpus du Point, ce qui permet des comparaisons encore plus fines. Les deux chercheurs ont publié ensemble dans trois études les constats issus de ces croisements de données.

« De toute évidence, le degré de formalisme joue sur le niveau d’autosurveillance du locuteur, mais c’est parfois très subtil », résume Davy Bigot. « Le simple fait de tutoyer ou de vouvoyer va favoriser la production de formes familières. Le thème aussi. C’est très visible avec les verbes conjugués au futur. » 

Autrement dit, les locuteurs utilisent davantage le futur périphrastique pour répondre à une question personnelle et le futur simple quand leur expertise est sollicitée. Les deux chercheurs l’ont observé très clairement avec les verbes conjugués au futur, et la même chose se produit avec les autres variables, à divers degrés.

« Ça montre que le cadre formel n’est pas seul en jeu et que, dans un même contexte, les personnes vont parler différemment quand le sujet est intime ou quand la question est posée en tutoiement plutôt qu’en vouvoiement. »

En clair, même quand il est question de la norme, l’usage varie considérablement dans nos bouches selon les subtilités de la conversation.

Les commentaires sont fermés.

Bravo monsieur Nadeau,
ce fut un plaisir cette fois-ci de lire votre exposé. Bien rendu et sans esprit rénovateur. Je me garde par contre de conclure tant que je n’aurai pas lu votre suite sur le sujet.

Très intéressant, j attend la suite avec impassience. Pourrais-je l’avoir par courriel pour être sûr de ne pas le manquer ou m indiquer quand il paraîtrat.
Que pensez-vous de « faire sûr », j’y vois un anglissisme. Merci

L’utilisation de « en clair » de cette façon et dans ce contexte n’est-elle pas fautive?