Le bonheur n’est pas dans le cyberespace

Il y a l’amour, la famille, le soleil, le vin, les livres, la musique, les odeurs, la cuisine qui ne requièrent ni portail, ni site, ni souris.

Je vais me couvrir de ridicule, mais je crains que ce numéro de L’actualité, consacré aux nouvelles technologies, ne participe de l’euphorie technique. Je me sens un mécréant dans une société de croyants. Je suis persuadé que le capitalisme utilise les nouvelles technologies pour isoler les personnes et mieux les exploiter. Je n’aime pas être exploité. Je constate qu’on veut modifier nos comportements. Je me rends compte, par exemple, que les nouvelles technologies rendent impatient. Même les guichets automatiques le sont et se referment si l’utilisateur est trop lent. Que va-t-on faire des vieux, des handicapés, des enfants et de ceux qui n’obéissent pas au doigt et à l’oeil, comme un logiciel?

Le bonheur, faut-il insister, n’est pas dans le cyberespace. Les nouvelles technologies ne sont que de simples outils dont la majorité d’entre nous n’a d’ailleurs que faire. Pour le reste, il y a l’amour, la famille, le soleil, le vin, les livres, la musique, les odeurs, la cuisine qui ne requièrent ni portail, ni site, ni souris. Bien sûr, les nouvelles technologies nous ouvrent des champs de recherche scientifique et des systèmes de communication efficaces. Sans elles, nous ne saurions placer une station en orbite ni rallonger la vie. Mais de quelle vie parle-t-on? Celle du parfait consommateur, rêve du capitalisme? À quoi bon insister? Ce n’est plus l’esprit critique qui l’emporte, mais la pensée magique.

Chaque jour, il se dépense des centaines de millions de dollars en publicité pour faire la promotion des communications « point com » à domicile. À quoi bon souligner que leur utilisation première, et la plus importante, reste la pornographie et les jeux vidéo? Le tiers des abonnés à Internet sont des habitués, au travail ou à la maison, des sites pornos. En Amérique du Nord, cette industrie rapporte 10 milliards de dollars à ceux qui investissent dans les réseaux et les exploitent. Même General Motors et Rogers Communication (propriétaire de L’actualité) offrent, par l’intermédiaire de la télévision numérique, de l’adult entertainment. Sur la porno, tous ferment les yeux, comme sur le rapport entre l’obésité des enfants et les jeux vidéo.

Comment, tout simplement, signaler qu’Internet est peut-être moins démocratique que la télévision généraliste? Quelques millions de téléspectateurs assistant au même match de hockey ou écoutant le même bulletin d’informations partagent les mêmes émotions et sont davantage en communication que les millions d’internautes à la recherche d’un billet d’avion au meilleur prix ou du dernier médicament pour bébé. La multiplication des chaînes de télévision et des sites Web isole et spécialise. Je souhaite qu’ils soient nombreux à faire faillite, car la démocratie demande des communications de masse.

Nous vivons sous la dictature du bavardage. Le clavardage (chat) est l’illustration évidente que l’homme s’ennuie et la femme aussi. Internet est le plus vaste passe-temps inventé par l’homme depuis les jeux de cartes. Est-ce parce que l’ordi vous permet de jouer en ligne avec un inconnu en Australie que c’est excitant? On se croirait dans une émission de Star Trek. « Beam me up! » et l’on s’imagine sur un autre continent à converser avec n’importe qui, de n’importe quoi, n’importe comment. Les publicitaires vont-ils mentir longtemps encore? L’internaute n’est pas celui qui voyage, mais un individu vissé à son siège; le cyberespace n’est pas un espace, mais un vide sidéral dans lequel se promènent des électrons; le iBook n’est pas un livre, mais un super-dactylographe dont le logiciel nous impose sa logique. Quel plaisir y a-t-il à contempler l’écran d’un ordinateur qui vient de « se planter »? Le stylo ne vous tournera jamais en dérision, votre manuscrit ne disparaîtra jamais dans la nuit des électrons.

« Nous sommes ici pour créer des besoins », me disait un finissant des Hautes Études Commerciales payé par le gouvernement fédéral pour initier les analphabètes de l’ordinateur. Manquons-nous de besoins?! Les grandes stratégies des concepteurs d’ordinateurs sont évidentes. Bill Gates offre un jour, gratuitement, des appareils à certaines écoles. Le gadget est impressionnant. Tous les établissements scolaires en réclament. Comment a-t-on pu enseigner jusqu’à ce jour sans ordinateurs, demande-t-on? Les budgets gouvernementaux permettent de transformer les établissements du passé en écoles du 21e siècle. Bientôt, l’on voudra brancher chacun au réseau Internet et la salle de classe offrira désormais les mêmes plaisirs que les arcades. Mêmes jeux, mêmes accros, mêmes psys, mêmes profits. Or, sait-on que l’enfant retient moins bien ce qu’il décrypte sur l’écran que ce qu’il déchiffre dans le livre? Sait-on que certains jours des enseignants passent plus de temps à déboguer les ordinateurs qu’à enseigner? Admettra-t-on que Bill Gates a procédé exactement comme font les pushers pour vendre leur drogue, en réduisant les prix et en donnant des ordinateurs aux écoles pour élargir son bassin de clients?

Est-ce que je continue? Visiter le Louvre en virtuel n’ajoute pas un iota à la culture, c’est-à-dire à la fréquentation des oeuvres d’art, à la découverte du monde dans la littérature, à celle de la musique dans une salle de concert.

Les commerçants sont astucieux: au nom de la culture, ils vous vendent un ordi en vous parlant de l’accès aux bibliothèques du monde entier, quand tout ce qu’ils ont en tête, c’est le téléachat. Confusion. Dominique Wolton (Internet et après, Flammarion) rappelle qu’il ne suffit pas d’accéder à la Grande Bibliothèque de France, mais qu’il faut savoir ce qu’on y cherche. Le même terminal, le même clavier pour les jeux, la porno, le téléachat, le savoir.

Certains gourous délirent déjà: « Nous venons de produire un objet anthropologique qui est à la fois une technique, un langage et une religion », écrit Pierre Levy dans World Philosophie (Odile Jacob). « Depuis qu’ils sont connectés, tous les ordinateurs n’en forment plus qu’un seul qui reliera tous les humains. » Ce professeur de l’Université du Québec à Trois-Rivières a réinventé le corps mystique du Christ. Et ce sont ces gourous qui ont persuadé le gouvernement du Québec de subventionner les familles qui se brancheront sur le Net! Veut-on éliminer les marchands du quartier en faveur des cyberboutiques?

Les financiers ne rigolent pas, ils fusionnent. Ils créent des « synergies » et transforment les employés des journaux, des télés, des radios ou des magazines de leurs empires en alliés objectifs. Déjà, l’ordi dans la salle de presse encourage une certaine paresse. Faire une enquête sur le terrain? On entend à longueur d’émission des chroniqueurs de la radio nous répéter ce qu’ils ont lu dans le Net. Ces journalistes sont payés pour être des courroies de transmission. Quelle preuve a-t-on de la fiabilité des informations qu’ils véhiculent?

Peut-on mieux saisir le monde de la politique, de l’économie et les luttes de pouvoir à partir du Net ou en fréquentant les oeuvres de Shakespeare, Rabelais, Cervantès ou Goethe? Ce n’est pas parce que j’utilise dans mon métier de cinéaste des systèmes de montage virtuel que je vais les introduire dans mon univers privé. Qu’il n’y ait plus de différences entre le bureau et la maison, qu’on y trouve les mêmes outils n’améliorent pas la vie. La « maison intelligente » inventée par des informaticiens abrite-t-elle des sous-doués du commutateur?

Les milliers d’inventions électroniques qui nous sont offertes n’augmentent pas la liberté, au contraire. Je me refuse à être prisonnier d’un téléphone cellulaire, surveillé par des mouchards, sonné à tout moment comme un butler par un téléavertisseur, sollicité à tort et à travers par des courriels inutiles, pressé de respecter des échéances de plus en plus serrées, les yeux épuisés par la lecture d’écrans cathodiques, forcé de parler à des menus plutôt qu’à des téléphonistes. Je veux vivre, je n’ai rien contre la vitesse, mais je sais que le temps et même la lenteur sont porteurs de sagesse.

S’il faut, pour rester un être humain, refuser de se brancher (sauf par nécessité), j’accepte cette situation en toute conscience et je vous laisse le multimédia en vous souhaitant bien du bonheur.