Malgré sa modernité, le français québécois traîne la réputation d’être archaïque, comme j’en ai fait la démonstration dans ma précédente chronique.
Même le site de tutorat en ligne Alloprof – dont la mission consiste à vulgariser les programmes d’enseignement du ministère de l’Éducation du Québec – véhicule cette idée. Voici la définition d’« archaïsme », telle que proposée dans la fiche sur les mots disparus et les mots vieillis : « Un archaïsme est un mot, une expression ou une tournure de phrase qui ne fait plus partie du français standard. » Il s’ensuit une série d’exemples — « cantatrice », « peignure », « couverte », « linge » — illustrant le fait que l’archaïsme est québécois.
Alloprof, ce n’est pas une binerie. Cet OSBL québécois visant à lutter contre le décrochage compte environ 200 enseignants et tuteurs, qui répondent chaque année à 60 millions de questions venant de 550 000 élèves québécois. Énorme, donc. Et le français, avec 19 % des consultations, passe largement devant toutes les autres matières — c’est 14 % pour les maths et 12 % pour les sciences.
Quand j’ai demandé à Alloprof pourquoi cette définition ne concernait que des mots québécois, on m’a répondu que cet article serait mis en révision. C’est tout à l’honneur de l’organisme, mais le vrai problème est ailleurs : la posture d’Alloprof est symptomatique de l’ancrage de ce type d’idée dans l’inconscient québécois. Or, les sociolinguistes sont formels sur un point : ce genre d’idée fausse renforce considérablement l’insécurité linguistique et agit même de manière contre-productive dans l’enseignement du français.
Les ravages de l’insécurité linguistique
J’en ai discuté avec le sociolinguiste Wim Remysen de l’Université de Sherbrooke et directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur le français en usage au Québec (CRIFUQ). Il a écrit un très brillant article intitulé « L’insécurité linguistique à l’école : un sujet d’étude et un champ d’intervention pour les sociolinguistes ». Ce texte de 27 pages, publié dans l’ouvrage La linguistique et le dictionnaire au service de l’enseignement du français au Québec (Nota Bene, 2018), fait une excellente synthèse des connaissances sur l’insécurité linguistique, mais aussi sur les manières dont l’école peut agir pour la contrer.
L’insécurité linguistique, cela n’a rien à voir avec la peur de la minorisation du français à Montréal ou au Québec. Cette notion de sociolinguistique s’applique plutôt au sentiment d’illégitimité et d’inadéquation par rapport à sa propre langue, lorsqu’on a l’impression qu’on « parle mal » et que « les autres parlent mieux ».
Ce sentiment naît à l’école, quand l’enfant commence à être exposé à la norme (et il se manifeste dans toutes les langues et dans toutes les cultures, à des degrés divers). Le jeune élève se fait alors dire que la langue d’usage à la maison ou avec les amis n’est « pas du français », n’est « pas bonne », est « mauvaise », n’est « pas dans le dictionnaire », etc. Dans bien des cas, ce sentiment demeure la vie durant. Le grand sociologue Pierre Bourdieu décrivait l’insécurité linguistique comme une forme de « violence symbolique » dont plusieurs ne se remettent pas.
Or, les sociolinguistes le savent, l’insécurité linguistique est un facteur important du décrochage scolaire, en particulier dans un système éducatif comme le nôtre, où l’enseignement et la maîtrise de la langue occupent une place phénoménale.
Dire que le français québécois est archaïque est donc un discours aliénant pour les Québécois parce qu’il rend illégitimes les usages de leur communication courante. Véhiculer une telle idée est néfaste et contre-productif dans un environnement scolaire.
Car le français parisien peut être diantrement archaïque lui aussi. Par son refus obstiné de la féminisation des titres et fonctions, par exemple. Ou par ses tournures surannées du genre « peu m’en chaut » (peu m’importe). Plus XVe siècle, tu meurs !
L’idée ici n’est pas de se livrer à une espèce de championnat de l’archaïsme, mais de montrer que cette notion est purement relative. La vérité est que, depuis une cinquantaine d’années, la langue française est entrée dans une nouvelle phase de son histoire, celle du pluricentrisme. Cela signifie que Paris n’est plus le seul foyer de la norme. Là-dedans, le Québec joue un rôle fondateur, absolument hors de proportion avec sa taille. Depuis deux générations, les Québécois ont établi une norme qui leur est propre, et ils ont fait la description scientifique et systématique de ses usages.
Cela a donné d’excellents ouvrages de référence, comme le Dictionnaire historique du français québécois, dont la seconde édition vient de paraître, mais aussi Usito, de l’Université de Sherbrooke, qui est le premier dictionnaire généraliste du français en Amérique, et le Grand dictionnaire terminologique, de l’Office québécois de la langue française, qui est la plus vaste banque terminologique du monde francophone.
Les linguistes sont donc catégoriques : le français québécois n’est pas en déviance par rapport au français parisien. Comme l’anglais américain ou l’espagnol mexicain, il s’agit d’une version de la langue qui a évolué différemment, qui comporte plusieurs niveaux de correction à l’oral comme à l’écrit, et qui est parfaitement légitime là où elle est en usage.
Mieux enseigner le français
Il faudrait donc que l’école (ainsi que le ministère de l’Éducation) intègre un discours différent par rapport à la langue, plaide Wim Remysen. « L’école doit enseigner la maîtrise du registre standard ou normatif, mais pas au détriment des autres formes d’expression, notamment le français familier ou populaire. On ne peut pas dire que la norme écrite est le seul bon usage et que tout le reste est mauvais. »
De nombreux enseignants font des efforts dans ce sens, certes. Mais le cas d’Alloprof (dont les intentions sont méritoires) montre que le discours aliénant sur le français québécois est quasi inconscient et parfaitement intégré, et qu’il se manifeste chez des gens animés de la meilleure volonté. « L’insécurité linguistique est très associée à notre façon de discuter et de réfléchir sur la langue, et on se défait de telles idées avec difficulté », ajoute Wim Remysen en entrevue.
Bien avant de lire son article, j’avais toujours pensé que les deux gros problèmes de l’enseignement du français au Québec étaient les suivants :
- On enseigne très mal, voire pas du tout, l’histoire de la langue ;
- On persiste à transmettre une vision non conforme aux connaissances en linguistique.
Wim Remysen est d’avis, et il n’est pas le seul, qu’enseigner l’histoire du français aiderait à en comprendre les anomalies. Nos consonnes doubles, comme dans « donne », « année » ou « pomme », par exemple, sont un héritage d’une prononciation médiévale. À l’époque, on prononçait « don-ne », « an-née » et « pon-me ». La phonétique a changé, mais pas la convention orthographique. « Quand on comprend l’histoire de la langue, dit-il, il devient plus aisé d’assimiler certaines connaissances. »
Bref, c’est toute l’orthographe du français qui est archaïque (je suis d’ailleurs en faveur d’une réforme en profondeur). Mais, sachant qu’on ne refondra pas la langue avant longtemps, l’école devrait enseigner l’histoire de la langue et se conformer aux connaissances scientifiques en matière de linguistique.
Pour le plus grand bien des élèves.
La version originale de cet article a été modifiée le 8 mai 2023 pour préciser la mission de l’organisme Alloprof.
C’est bien, simplifions l’ enseignement pour encourager la paresse de l’eleve et des proffesseurs. Afin de satisfaire les sociomachins. Formons mieux les enseignants et oubliez le français de France, truffé d’ anglicismes.
M. Nadeau, je ne sais plus si vous êtes assis dans la chaloupe ou sur le quai, mais je dirais que vous avez un pied d’un côté et l’autre de l’autre. Vous risquez de vous mouiller le fond de culotte.
Je veux bien qu’on modifie, qu’on ajoute ou qu’on abolisse certaines choses, mais de là à tout faciliter sous prétexte que les jeunes sont incapables d’apprendre leur langue maternelle comme nous l’avons apprise, je ne vous suis pas. À voir les jeunes écrire au son comme ils le font dans leurs textos, sur tweeter et autres, on voit ce que ça donne dans les chansons franglaises où même les compositeurs de ces chansons ne se comprennent plus entre eux. Vous connaissez l’histoire de la Tour de Babel ? C’est à ça que le nivelage par le bas nous conduit. À force de diminuer les efforts des jeunes, leur tonus intellectuel ressemblera de plus en plus à de la gélatine au lieu d’être du roc.
Je m’étais un jour permis de dire au Frère Untel (après éloge de son livre et de son combat, avec l’autorité du recteur que j’étais …) : »Le seul reproche que je vous adresserais est le suivant : en qualifiant de méprisant »joual » la langue familière du Québec, c’est une insulte que vous adressiez à celle de ma mère (née à Chambord) tout comme à celle de la vôtre (née en banlieue du même village, St-André de l’Épouvante dit aujourd’hui du LSJ).
Le Frère Untel n’a insulté personne que celles qui ne voulaient pas sortir du marasme linguistique dans lequel les gens de l’époque (dont je suis) étaient embourbés. Il a permis d’élever notre niveau d’ignorance à celui de la connaissance au lieu de le conserver sous le niveau des pâquerettes.
Avec l’affaiblissement de la capacité de l’enseigner comme il se doit, le français est sur le point de revenir à celui qu’il était à cette époque où les mots choguiére (chaudière), siau (seau), joualet (chevalet) , ¨Joual¨ (cheval) et nombreux autres étaient notre marque de commerce mondiale, et même pire je crains.
C’est aujourd’hui qu’on devrais se sentir insultés de cette destruction au lieu de l’élévation que notre langue mérite.
Le français parisien, pouvez-vous le définir ? D’après mes connaissances, il y a le français, au même titre que l’italien, l’allemand… Pourquoi comparer le français-québécois au français -parisien alors qu’il suffirait de le comparer au français tout simplement.
Parce qu’en France, il y a plusieurs façons de parler le français. Notre français au Canada nous provient de nos ancêtres originaires de Bretagne et de Normandie et du régiment Carignan-Sallières. On retrouvera, encore aujourd’hui, dans ces régions des parlés souvent semblables au nôtre; tout comme les Acadiens peuvent retrouver leurs racines en Poitou.
Monsieur Nadeau,
J’aime vous lire sur les questions du français au Québec et je suis bien sensible à vos commentaires.
De mon côté, je ne crois pas que le français du Québec soit archaïque. Les mots utilisés tous les jours par la majorité des gens, même s’ils proviennent des siècles passés, sont-ils des archaïsmes? Nous devons simplement comprendre que notre français, issu de celui du 17e siècle et décroché de celui de son pays d’origine depuis près de trois siècles, a simplement pris une voie un peu différente de celle de celui parlé en France et surtout à Paris. Le français des régions de France, de Belgique, de la Suisse et d’Afrique est-il archaïque parce qu’il a conservé, tout comme au Canada, un attachement à des mots et expressions non plus utilisés à Paris. Il s’agit de voyager un peu dans ces régions pour trouver des liens et des connotations avec le «vieux» français du Québec et du Canada. On y retrouvera d’ailleurs des déjeuner, diner, souper tout comme chez nous.
La langue étant le reflet de la société qui la parle et de l’environnement où elle a évolué, on retrouvera des mots qui les caractérisent. Ainsi, devrait-on éliminer des mots qui, pour nous, ont des significations propres et qui représentent des expressions propres à notre environnement et à notre passé vécu avec d’autres sociétés qui nous ont influencés?; j’en prends pour exemple des mots comme poudrerie, banc de neige, frette, enfirouapé, atoca, pépine, etc. De leur côté, les Inuits ont des dizaines de façons de nommer la neige parce que leur environnement le commande. Même si cela fait des siècles qu’ils en parlent ainsi, cela en fait-il des archaïsmes?
Notre français provient principalement de Normandie, de Bretagne, du Poitou (principalement pour les Acadiens) et du régiment Carignan-Salières. Devons-nous renier nos ancêtres et la langue qui a survécu sans grand apport de la métropole (comme disent les Français)?
Des difficultés d’écrire le français
On entend souvent dire que le français est une langue difficile à maitriser surtout pour les immigrants, mais aussi pour le commun des mortels. En 1990, le Conseil supérieur de la langue française a fait un effort pour en simplifier l’écriture en publiant les «Rectifications orthographiques du français», lesquels recommandaient une nouvelle orthographe, plus simple ou supprimant certaines incohérences. Malheureusement, L’Académie française n’a pas mis son poids pour supporter ces rectifications en acceptant l’ancienne orthographe tout comme la rectifiée. Ces Rectifications n’étant pas publicisées, on se retrouve donc, plus de trente ans plus tard, devant une situation où l’usager n’en connait pas l’existence et ne l’emploie donc pas. De même, quand je rédige des documents publics en employant les Rectifications, je vois que plusieurs lecteurs y voient des fautes qui n’en sont plus dans les Rectifications. Situation étrange où des autorités tentent de simplifier l’orthographe, mais que très peu de gens ou d’organismes suivent ses recommandations! Afin d’habituer les locuteurs du français au Québec, je propose que les journaux et autres publications publiques utilisent les recommandations du Conseil supérieur de la langue française. Pour ne pas trop surprendre les lecteurs, on pourrait ajouter une notice indiquant «L’auteur applique les rectifications orthographiques du français de 1990».