Développement durable : le capitalisme au banc des accusés

Les critiques de notre système économique s’accélèrent depuis quelques mois. Acte d’accusation, défense, jury, verdict… Jérôme Lussier présente les clés de ce procès hors-norme.

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Faut-il remplacer le capitalisme par un système alternatif ? D’illustres panélistes ont abordé cette question qui ne date pas d’hier dans le cadre des débats Munk, à Toronto, au début du mois de décembre.

On pourrait croire que l’exercice relevait du divertissement intellectuel — un spectacle rhétorique pour une élite acquise au libéralisme — et ce fut certainement le cas pour plusieurs. Et pourtant, depuis quelques mois, les remises en question du capitalisme contemporain se multiplient, et pas toujours à la marge.

Greta Thunberg, qui propose de changer notre système politique et économique, vient d’être nommée personnalité de l’année par le magazine Time. Il y a trois mois, le célèbre économiste Thomas Piketty a publié un essai majeur dans lequel il propose de sortir du capitalisme. Aux États-Unis, le Parti démocrate est actuellement secoué par une aile gauche qui n’hésite pas à proposer d’importantes réformes. Au mois d’août, toujours aux États-Unis, 180 dirigeants d’entreprises ont signé une déclaration annonçant que les compagnies devraient abandonner le principe de la primauté des actionnaires et embrasser une approche de gouvernance plus socialement constructive. Pendant ce temps, des journalistes doutent de l’avenir du capitalisme américain, même si d’autres ressentent le besoin de le défendre dans les pages du New York Times.

Plus près de nous, Radio-Canada proposait l’an dernier une série de capsules virales sur la décroissance, et les médias du Québec ont dédié plusieurs textes et émissions à ce thème depuis quelques mois. À l’été 2018, l’ex-juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, déclarait dans une conférence que « le modèle corporatif traditionnel, qui limitait la gouvernance d’entreprise à la recherche du profit et du rendement des actionnaires, ne satisfait plus les exigences de la société moderne. »

Tout indique donc que le capitalisme subit actuellement son procès.

L’acte d’accusation

Dans le rôle de la poursuite, on trouve un groupe de personnes qui considère que le capitalisme est, par nature, incompatible avec l’épanouissement humain et un monde socialement et écologiquement durable. Minoritaire sans être totalement marginal, ce groupe se subdivise en plusieurs sous-groupes, incluant des militants de gauche traditionnelle, des écologistes sans compromis et des universitaires et intellectuels, le plus souvent issus des sciences sociales.

Critiques face à l’establishment médiatique, politique et institutionnel, ouverts aux idéaux de l’écologie profonde, les anticapitalistes soulignent que la croissance infinie est impossible dans un monde fini, et que le capitalisme est foncièrement inapte à confronter les enjeux climatiques et environnementaux de notre époque (en partie, mais pas uniquement en raison d’un problème d’action collective). Ils font valoir que le nécessaire « découplage » de la croissance économique et de la consommation de ressources est essentiellement une utopie, et que l’urgence écologique exige des réformes radicales qui ne peuvent pas attendre un improbable endossement des marchés financiers.

Au plan social, le clan anticapitaliste dénonce l’assujettissement des rapports humains à une logique transactionnelle et productiviste, qui dénature leur authenticité et qui favorise l’isolement et les inégalités. Si plusieurs modèles d’organisation économique sont proposés comme alternatives au capitalisme, ils partagent généralement certaines caractéristiques : une gestion plus collective des ressources, une croissance limitée ou négative, et un contrôle social et environnemental accru sur l’activité économique.

La défense

Dans le rôle de la défense, on trouve un groupe de militants aux idées diamétralement opposées. Minoritaires, mais influents, ces individus font valoir les mérites du capitalisme et considèrent que les problèmes de notre époque sont généralement le résultat d’un marché insuffisamment libre. Ce clan se subdivise en divers sous-groupes : intellectuels libertariens ou conservateurs, universitaires et professionnels (souvent des milieux économiques ou financiers), militants et politiciens de droite.

Héritiers idéologiques de Milton Friedman — qui affirmait que la seule responsabilité des entreprises était d’accroître leurs profits — ils affirment que le capitalisme a, historiquement, mieux protégé les droits et libertés individuels que tous les autres modèles. Friedman aimait rappeler que les gens « votent avec leurs pieds » et que les populations des pays communistes cherchent normalement à fuir vers les régimes capitalistes, et non l’inverse.

Les défenseurs du capitalisme soutiennent que ce système est le meilleur moyen de maximiser la productivité et la création de richesse, et que le libéralisme économique des 70 dernières années a considérablement réduit la pauvreté sur la planète. Ils rappellent finalement que le capitalisme a plusieurs fois démontré sa résilience et sa capacité inégalée à innover pour s’adapter aux défis des époques. Pour ces raisons, ce groupe considère que seule une approche fondée sur le libre-marché — c’est-à-dire sur la poursuite de l’intérêt personnel — peut efficacement régler les enjeux sociaux, politiques et environnementaux.

Le jury

Le troisième groupe — hétérogène et beaucoup plus grand — joue dans ce procès un rôle hybride de jury et d’assemblée de cuisine. Constitué de gens plus pragmatiques, moins idéologiquement purs, il comprend un vaste éventail de personnes réparties sur un spectre allant des conservateurs modérés aux progressistes flexibles, en passant par les apolitiques sensibles et les tenants du gros bon sens. À défaut de promouvoir une solution unique et cohérente, ce groupe partage un sentiment : l’impression vague, mais croissante, que notre système économique devrait favoriser une plus grande harmonie sociale et environnementale.

On trouve ces gens en ville et en région, dans toutes les familles politiques et toutes les tranches d’âge. Certains s’intéressent à des questions étroites alors que d’autres ratissent large. Ils sont, à divers degrés, susceptibles de s’intéresser aux arguments à la fois des pourfendeurs et des défenseurs du capitalisme. Ils sont préoccupés par les enjeux écologiques et prêts à soutenir des interventions des gouvernements pour y faire face, mais ils s’inquiètent des conséquences d’un changement radical et veulent éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain proverbial. Ces gens cherchent des solutions qui permettront de minimiser les perturbations.

C’est notamment ce désir qui alimente la notion de croissance verte, qui figure aujourd’hui dans les plateformes politiques de pratiquement tous les partis. (Certains politiciens proposent la croissance à condition qu’elle soit verte ; d’autres proposent le vert à condition qu’il ne freine pas la croissance.) On trouve des versions ambitieuses de ce programme, comme le Green New Deal, et des versions plus modestes, comme le bannissement des pailles en plastique. Certaines propositions préservent l’essentiel du capitalisme contemporain (par exemple celles fondées sur les risques financiers liés au climat) alors que d’autres proposent des réformes plus significatives, comme l’adoption par les entreprises du « triple bilan » social, environnemental et économique.

Le verdict ?

Pour les avocats de la poursuite et de la défense, la cause est entendue et le jugement est clair : ils ont raison. Pour les autres, les délibérations sont en cours.

Si les prochaines années amènent des innovations technologiques, des évolutions du marché ou des ajustements mineurs qui permettent de s’attaquer efficacement aux défis sociaux et environnementaux du 21e siècle, le jury aura des raisons de se rallier au camp procapitaliste. La main invisible aura fait son œuvre et sauvé la planète.

Si rien ne bouge, ou pas assez vite, et que les catastrophes annoncées se réalisent, le chant des sirènes plus radicales risque de devenir de plus en plus irrésistible.

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Pour que la main invisible fasse son œuvre, ça va prendre les bonnes incitations. Il doit y avoir un prix suffisant sur la pollution. Donc, une taxe sur les GES suffisamment élevée (ce n’est pas le cas maintenant), ainsi que sur les autres sources de pollution (production de déchets, par exemple).
Pour paraphraser un grand homme, l’environnement n’est ni à gauche, ni à droite, mais en avant.
Très bon article.