
Les passants qui empruntent la côte de la Citadelle, à Québec, peuvent apercevoir, près de la porte Saint-Louis, derrière une clôture en fer forgé au pied des remparts, un joli jardin ombragé orné de boulets de canon disposés en pyramides. Les beaux midis d’été, des gens d’affaires en veston ou en jupe et des militaires en treillis mangent à des tables disséminées sur l’herbe. Les samedis, de nouveaux mariés en haut de forme et en robe somptueuse s’y font photographier, pendant que leurs invités sirotent un cocktail sur la pelouse.
Seule une petite affiche, sous l’auvent de l’entrée, rue Saint-Louis, indique de quoi il s’agit : le Cercle de la Garnison de Québec.
« C’est le plus ancien club militaire au Canada et le dernier club privé de la ville, dit Marc-André Bélanger, le directeur général. On y tient beaucoup. Une ville comme Québec doit absolument avoir une telle entité. »
À lui seul, Marc-André Bélanger incarne les deux principaux groupes parmi les quelque 830 membres du club : brigadier général à la retraite, il a gravi les échelons de la Force de réserve de l’armée canadienne. Ancien vice-président Québec-Europe de la Société Conseil Groupe LGS, il est aussi le type même de l’homme d’affaires qui affectionne ce club.
« Les clients adorent qu’on les reçoive au Cercle. Surtout les Européens, qui préfèrent nettement cela à une invitation au golf. Mes plus beaux contrats, je les ai négociés et signés ici, dans cette salle », dit-il en ouvrant la porte du salon Taché, petite pièce vert et rouge ornée de boiseries, dont la vue donne sur le parc de l’Esplanade.
Ce salon est l’un des 14 que compte l’édifice de deux étages, en pierres, bâti en 1816 pour abriter les bureaux des ingénieurs militaires anglais. Deux tourelles évoquant celles de l’Assemblée nationale ont été ajoutées à l’ensemble en 1893.

Les origines du club remontent au temps où la garnison britannique a quitté Québec, en 1871, laissant à l’abandon tous les immeubles du côté sud de la rue Saint-Louis. En 1879, le ministère de la Défense cède l’ancien bureau d’ingénieurs à un groupe de 88 officiers de milice, lesquels cherchent un lieu d’échange pour discuter de la chose militaire.
Ces officiers de milice, des réservistes, brassaient presque tous des affaires dans la vie civile. Si bien que, dès 1891, le club commence à accueillir des gens d’affaires hors du monde militaire. À tel point que le juge — et auteur du poème Ô Canada — Adolphe-Basile Routhier le décrit en 1899 comme « le rendez-vous de tous ceux qui aiment causer, lire, fumer et dîner ».
La dimension militaire du Cercle de la Garnison est son trait le plus frappant. Ses salons portent les noms des Artilleurs (où l’ex-premier ministre Jean Lesage aimait venir préparer ses conseils des ministres), des Croix-Victoria (la plus haute décoration militaire), des Voltigeurs (le régiment de réservistes de Québec), de l’Aviation, du Royal 22e Régiment (les forces régulières)…
« Québec est la ville la plus militaire du Québec. Outre la citadelle et les remparts, nous avons la Garnison de Québec, la base de Valcartier, le défilé du Royal 22e tous les 1er juillet. Les gens de Québec sont plus familiers avec la chose militaire que les Montréalais », dit Jean-Marie Lebel, l’historien officiel du Cercle et auteur de L’album-souvenir 135e anniversaire, publié en 2014.
Même si le Cercle maintient la tradition des dîners régimentaires, tout n’y est pas que militaire. Au salon Université, on expose des toiles de peintres québécois. Le salon Gérard D. Lévesque (en l’honneur de l’ancien politicien libéral et membre du club) est une salle de billard. Et le salon Roy sert de lieu de rencontre aux représentants du Séminaire de Québec quand ceux-ci doivent brasser des affaires.
L’endroit a survécu à deux incendies majeurs, en 1954 et 1956, et à une explosion de gaz, en 1994. Depuis 2010, une autre menace planait sur le Cercle, un organisme sans but lucratif : le manque de nouveaux adhérents.
À Montréal, le Club Saint-Denis, rendez-vous de l’élite francophone des affaires, avait d’ailleurs fermé ses portes en 2009, après 135 ans d’existence, parce qu’il n’a pas su atteindre la jeune génération et réussir la transition…

À Québec, depuis le début de 2013, le Cercle de la Garnison a accueilli près de 125 nouveaux adhérents, pour atteindre 831 membres. Dont une forte proportion de femmes et de jeunes de moins de 40 ans. « Nos efforts portent leurs fruits », dit Christian Lévesque, associé directeur du bureau de Québec de Hatley Conseillers en stratégie et ancien député de l’ADQ, membre du conseil d’administration du Cercle qui a pris la présidence du comité de recrutement en janvier 2013. Le Cercle devra même bientôt se demander « s’il peut bien fonctionner au-delà de 1 000 membres », dit Marc-André Bélanger.
Aux traditionnels soupers de homard, brunchs de Noël et autres tournois de golf se sont ajoutés le barbecue du président, la soirée scotch, cigares et saucisses et même un tailgate (fête d’avant-partie) du Rouge et Or, l’équipe de football de l’Université Laval.
Que 15 % des membres soient désormais des femmes est aussi une nouveauté dans cet ancien bastion masculin. En 2000, les femmes ne représentaient toujours que 4 % des adhérents. Bien qu’admises depuis 1918, elles n’ont obtenu le droit de passer la grande porte qu’en 1984 ! Jusque-là, elles devaient se contenter de passer par l’annexe (maintenant le salon Gérard D. Lévesque). C’est Lise Payette qui a forcé le changement lorsqu’elle était ministre de la Condition féminine sous le gouvernement Lévesque. Invitée au club en 1977, elle a refusé de passer par la porte de service — on a fait une exception pour elle. « J’ai demandé que le Cabinet boycotte le club, mais la consigne a été plus ou moins respectée », raconte-t-elle aujourd’hui.
« Il faut démystifier le Cercle », dit l’avocate Rachel Rhéaume, 26 ans. Membre depuis février 2013, elle se fait un point d’honneur d’y inviter ses collègues de l’association Femmes en affaires de la Capitale-Nationale. « C’est un lieu autrement plus intéressant qu’une salle de restaurant ou d’hôtel quelconque. »
Rachel Rhéaume n’aura été que brièvement la cadette du Cercle, car depuis mai 2013, le club a recruté un membre qui n’avait à ce moment que 19 ans ! « Aux soirées de la Jeune Chambre de commerce, je passais souvent pour un serveur », dit Alex Wojcik, qui a cofondé la société d’informatique Pubmobile à 16 ans, puis, à 18 ans, Kimoby, tout en travaillant au développement des affaires d’Alvia, une usine de volets roulants fondée par sa sœur et son frère. « Ici, on me reconnaît », dit-il.
Pour être admis, il faut présenter son curriculum vitæ et être parrainé par deux membres. Les frais d’adhésion sont très variables. Pour un militaire, la cotisation annuelle n’est que de 100 dollars. Pour les autres, cela peut aller chercher jusqu’à 700 dollars, avec une obligation de dépenser au moins 1 200 dollars par an. Mais les chiffres varient selon le type d’adhérent (venant d’une entreprise, jeune, retraité, etc.).

Membre depuis 30 ans, Marc-André Bélanger n’a qu’à observer le jardin pour avoir une idée de ce qui se trame. « Une grande table avec beaucoup de monde ? C’est le patron qui remercie ses employés. Quand la table est plus petite, ils sont en évaluation de personnel. Un chef d’entreprise qui mange avec un autre est probablement en train de négocier un contrat. Mais si la conjointe de son invité est présente, il est probablement en train de les remercier. »
Chaque membre du Cercle est reconnu par 26 clubs privés au Canada et 23 grands clubs privés internationaux, dont le Lotos, à New York, le Cercle de l’Union interalliée, à Paris, et le St. James, à Londres. « Nos membres l’apprécient, dit Christian Lévesque. Ça leur donne accès à des clubs très prestigieux, où certaines adhésions coûtent jusqu’à 20 000 dollars par an. »
Le Cercle de la Garnison a peu de difficultés à obtenir des affiliations prestigieuses, car il jouit d’une réputation enviable. Elles sont nombreuses, les personnalités qui ont demandé à y être reçues. Avant de devenir roi, George V y est venu trois fois, dont la dernière, pendant le banquet du 300e anniversaire de Québec, en 1908, en compagnie du vice-président des États-Unis, Charles Fairbanks, et du premier ministre du Canada, Wilfrid Laurier. On y a vu défiler le maréchal Foch en 1921, Lindbergh en 1928, Churchill et Roosevelt en 1942 et le maréchal Montgomery en 1953.
Selon Jean-Marie Lebel, le pouvoir d’attraction d’un tel club découle de sa compagnie et de ses services, certes, mais aussi de ses traditions et de son histoire. « Si le club était dans un édifice neuf, dit-il, je ne garantirais pas sa survie, qui dépend largement de ses souvenirs. »

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