À la quincaillerie C. Bélanger, dans le quartier Rosemont, à Montréal, le climat de travail est tout aussi important que le stock de matériaux. Dénigrer un collègue, ça ne passe pas. L’insulter, encore moins. L’an dernier, le propriétaire, Dominique Bélanger, a fait suivre à ses 30 employés une formation en ligne sur le harcèlement psychologique. Pas que ceux-ci soient malpolis, mais mieux vaut prévenir que guérir. Depuis octobre 2021, assurer l’« intégrité psychique » des troupes est d’ailleurs une obligation inscrite dans la Loi sur la santé et la sécurité du travail. Le commerçant a lui-même suivi une formation destinée aux patrons, pour apprendre à dénouer les conflits avant qu’ils ne s’enveniment. « Ce n’est pas toujours évident. J’en ai appris ! » dit le souriant gaillard au crâne rasé.
On est loin du temps où bien des employeurs estimaient que ce n’était pas leur responsabilité de gérer les crisettes d’un « p’tit boss » ou de faire cesser les commentaires désobligeants sur l’apparence de l’un ou de l’autre. Une époque pas si lointaine, en fait : la Loi sur les normes du travail interdit le harcèlement psychologique depuis 20 ans tout juste. « Cette mesure, c’était audacieux », rappelle Manuelle Oudar, PDG de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). La France et la Belgique venaient d’adopter des lois en ce sens, et le Québec était le premier État en Amérique du Nord à faire de même.
Certains patrons, habitués à japper leurs ordres, ont dû baisser le ton. Depuis, ils sont notamment tenus de mettre en place une politique de prévention du harcèlement ainsi qu’un mécanisme de traitement des plaintes (2018). Un tour de vis supplémentaire — l’ajout à la Loi sur la santé et la sécurité du travail — a été donné l’an dernier. Le message : distribuer aux employés un document sur les politiques de l’entreprise ne suffit plus, les employeurs doivent prendre des moyens concrets pour assainir les relations de travail.
« Et c’est important d’agir tôt », souligne Crystelle Cormier, cheffe de la direction de l’Association québécoise de la quincaillerie et des matériaux de construction (AQMAT). « Quand une situation perdure, c’est dommageable autant pour la personne victime que pour l’entreprise. Le climat en souffre, il peut y avoir de l’absentéisme et du roulement de personnel. » Un employeur qui a négligé d’intervenir à temps doit parfois dédommager la victime pour les préjudices subis.
En dépit de la loi, 20 % des employeurs n’ont toujours pas de politique de prévention ni de mécanisme de traitement des plaintes, selon une estimation de la CNESST. Alors que même une toute petite entreprise peut confier la gestion de ces mandats à un consultant externe, affirme la présidente de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA), Manon Poirier.
Avec un mécanisme de traitement des plaintes efficace, un employeur peut en effet intervenir avant que la situation ne dégénère. Et pour la victime, voir sa plainte traitée par son milieu de travail est plus satisfaisant, dans bien des cas, que de s’adresser à la CNESST, un processus long et complexe, dit Marie-Josée Douville, présidente et associée de Drolet Douville, un cabinet-conseil en ressources humaines de Québec.
C’est la médiation à l’interne qui donne les meilleurs résultats, a constaté Marie-Josée Douville. Accompagnées par un professionnel neutre, les personnes en conflit arrivent la plupart du temps à trouver une façon de travailler ensemble
Devant la CNESST, la personne incriminée n’est pas le harceleur, mais l’employeur, qui a failli à son obligation de prévenir le harcèlement ou de le faire cesser dès qu’il en a eu connaissance. C’est face à lui que la victime se retrouve, que l’affaire se règle en médiation, en arbitrage ou devant le Tribunal administratif du travail. « En matière de réparation, ce n’est pas l’idéal, estime Marie-Josée Douville. La victime a besoin d’être entendue et trouve parfois que ce processus est déconnecté de sa réalité. » Même si les allégations de harcèlement sont reconnues, cela ne règle pas le problème de fond. Le milieu de travail n’a pas changé et les personnes en conflit n’ont pas plus d’outils qu’avant. Et il est souvent trop tard : au moment où les plaignants s’adressent à la CNESST, près de 80 % d’entre eux ne travaillent plus pour l’entreprise où le harcèlement a eu lieu. Ils ont démissionné, se sont fait renvoyer ou sont en congé de maladie.
Enquêtrice certifiée par l’Ordre des CRHA et médiatrice accréditée, Marie-Josée Douville est fréquemment appelée à la rescousse par des employeurs qui ont reçu une plainte. Et c’est la médiation à l’interne qui donne les meilleurs résultats, a-t-elle constaté. Accompagnées par un professionnel neutre, les personnes en conflit arrivent la plupart du temps à trouver une façon de travailler ensemble.
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Le harcèlement a beau être interdit depuis 20 ans, il n’a pas disparu. Le nombre de plaintes traitées par la CNESST a bondi de 20 % au cours de la dernière décennie. Des sondages de l’Ordre des CRHA, menés auprès de 1 100 répondants, vont dans le même sens : en 2016, un travailleur sur cinq disait avoir été victime ou témoin de harcèlement ; en 2020, c’était près d’un sur trois. Aucun milieu ne semble épargné, des hôpitaux aux tours de bureaux, en passant par les usines et les magasins.
La hausse du nombre de cas est le signe que les travailleurs connaissent mieux leurs droits, croit la présidente de l’Ordre. « Les gens dénoncent les situations plus rapidement qu’avant, note-t-elle. Le niveau de tolérance a diminué. » Le mouvement de dénonciation des violences sexuelles #moiaussi, né en 2017, y est pour quelque chose. Le harcèlement sexuel figure parmi les formes reconnues de harcèlement psychologique, et le tapage médiatique et social autour de ce fléau a éveillé les consciences. « Dans les organisations, ces comportements sont devenus inacceptables, qu’ils soient à caractère sexuel ou non », ajoute Manon Poirier.
Les travailleurs savent qu’être rabaissé ou mis de côté, que ce soit par son supérieur ou un collègue, n’est pas normal. Et qu’un commentaire ou un geste en apparence banal peut finir par avoir un effet dévastateur sur la personne qui le subit s’il est répété jour après jour. Ces situations insidieuses sont d’ailleurs infiniment plus répandues que le harcèlement sexuel — celui-ci représente moins de 4 % de l’ensemble des plaintes de harcèlement psychologique traitées par la CNESST chaque année.
L’offre florissante de formations données par des consultants, des organismes et des associations professionnelles contribue aussi à lever les tabous. « Il y en a beaucoup en ce moment, dont plusieurs gratuites ou presque. Aucune organisation ne peut dire qu’elle n’a pas d’argent pour ça ! » lance Manon Poirier. En plus de produire une foule de vidéos et de documents écrits, la CNESST a distribué plus de huit millions de dollars en subventions au cours des quatre dernières années pour des projets de sensibilisation et de formation en entreprise. « On fait beaucoup pour accompagner les employeurs au regard de leurs nouvelles obligations », dit la PDG de la CNESST, Manuelle Oudar.
Le harcèlement ne porte pas toujours la même signature, ce qui le rend parfois difficile à cerner. A-t-on affaire à un conflit de personnalités ? À un abus de pouvoir ? Au simple exercice du droit de gérance ? Un gestionnaire peut ordonner certaines choses à ses subalternes, quitte à heurter des sensibilités à l’occasion. Mais il doit le faire de façon courtoise et équitable. Et il doit apprendre à reconnaître les comportements problématiques au sein de son équipe. « Des incivilités peuvent mener à du harcèlement. Il n’y en a peut-être pas encore, mais il y en aura dans six mois si l’employeur ne fait rien. C’est sa responsabilité d’agir », dit Natacha Laprise, conseillère syndicale à la CSN. Le réseau de la santé, où le personnel est soumis à un stress intense depuis des années, constitue un terreau fertile pour la discorde, a constaté cette spécialiste de la santé psychologique, appelée en renfort par d’autres conseillers afin d’analyser des cas complexes de travailleurs s’étant adressés à leur syndicat pour déposer un grief contre l’employeur.
Des chercheurs comme Eric Gosselin, professeur au Département de relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais, tentent de déterminer les éléments qui favorisent l’apparition du harcèlement. « On n’arrive pas vraiment à faire un portrait-robot de la victime potentielle ou du harceleur », dit-il. Les harceleurs sont loin de tous être des pervers narcissiques comme ceux décrits dans Le harcèlement moral : La violence perverse au quotidien, livre à succès publié en 1998 par la psychiatre française Marie-France Hirigoyen. « À peu près n’importe qui pourrait devenir harceleur ou victime, affirme Eric Gosselin. Les situations de harcèlement dépendent souvent plus du contexte de travail que des individus. »
Le style de leadership du patron, le mode de gestion des conflits et la culture organisationnelle seraient de bons prédicteurs du harcèlement, selon le chercheur. Un leadership valorisant la collaboration entre le gestionnaire et ses subordonnés est, par exemple, un facteur de protection, a-t-il démontré grâce à une recherche en milieu scolaire effectuée il y a trois ans. À l’inverse, un mode de gestion dit anémique, qui laisse les employés à eux-mêmes, favoriserait la formation de clans et les accrochages. Même chose avec une approche très autoritaire. L’universitaire mène actuellement une étude dans des entreprises de taille moyenne à grande pour valider ses hypothèses.
Mélanie Claveau, responsable de l’assurance qualité des projets informatiques au sein d’une organisation, n’avait rien d’un souffre-douleur. « J’ai de la drive et je dis ce que je pense. Je ne peux pas croire que ça m’est arrivé ! » lance la châtaine de 49 ans au sourire avenant. Après un accrochage avec son nouveau patron, les choses se sont gâtées. Il l’a peu à peu mise de côté et elle a eu l’impression qu’il montait d’autres employés contre elle. De gros dossiers à faire avancer, un agenda qui déborde et une image à préserver avaient, semble-t-il, transformé cet homme charmant en vipère.
« À peu près n’importe qui pourrait devenir harceleur ou victime, affirme Eric Gosselin. Les situations de harcèlement dépendent souvent plus du contexte de travail que des individus. »
Eric Gosselin
La pression de performance, bien présente dans le monde du travail d’aujourd’hui, peut rendre un milieu professionnel délétère, souligne Michel Vézina, médecin-conseil à l’Institut national de santé publique du Québec. Ce chercheur qui étudie la santé au travail depuis des décennies croit que les résultats de la plus récente Enquête québécoise sur la santé de la population (45 000 répondants), qui seront publiés d’ici la fin de l’année par l’Institut de la statistique du Québec, montreront une amplification du harcèlement psychologique. Alors que 20 % des travailleurs disaient en vivre en 2014-2015, « on peut s’attendre à ce que ce soit de 25 % à 30 % maintenant », affirme-t-il. Or, aucun autre facteur de risque au travail ne cause autant de détresse psychologique. Parmi les gens qui en subissent souvent, la moitié présentent un niveau de détresse élevé. C’est quatre fois plus que chez ceux qui n’y sont pas exposés, a calculé Michel Vézina. Le télétravail, une réalité avec laquelle il faut désormais composer, ne diminue pas vraiment les risques. Empoisonner la vie de quelqu’un, cela se fait aussi bien par Zoom ou par messagerie instantanée qu’en personne.
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Le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Estrie, qui compte 22 000 employés, prend le harcèlement très au sérieux. La cheffe de service Santé et bien-être, Karine Laflamme, gère une petite équipe ultra-efficace qui fait de la prévention comme devraient, en principe, le faire tous les milieux de travail québécois. Une quinzaine de « partenaires ressources humaines » sont disponibles en tout temps pour conseiller les cadres aux prises avec un problème de gestion de leur personnel.
Une ligne téléphonique et une boîte de courriel ont été créées pour recevoir les questions, angoisses et confidences de tout employé préoccupé par un incident survenu dans son quotidien. « Un humain le recontacte dans les 48 heures », dit Karine Laflamme. La ligne est très utilisée, exactement comme le souhaitait la responsable du bien-être des employés du CIUSSS.
Les plaintes en bonne et due forme sont rares au CIUSSS — moins de 15 par année. La personne plaignante est invitée à régler son différend avec celle visée par la plainte par un processus d’accompagnement et de médiation. À tout moment, elle est libre de se tourner vers l’extérieur et de s’adresser à son syndicat, ou à la CNESST dans le cas des cadres, non syndiqués. « Mais les gens sont en général plus satisfaits avec la médiation, parce qu’on agit sur le milieu et qu’on règle le conflit », confirme Karine Laflamme.
À ce chapitre, le Québec pourrait s’inspirer de l’Ontario, qui est plus exigeant à l’endroit de ses employeurs. Ces derniers doivent renseigner leurs employés sur la façon de signaler un incident, et prévoir la marche à suivre si c’est le patron ou un superviseur qui est le présumé harceleur. Ils doivent aussi informer leur équipe de la manière dont une éventuelle enquête se déroulera et des mesures qui seront prises. Signaler un incident est moins intimidant lorsqu’on sait ce qui nous attend.
Chaque employeur québécois a un examen de conscience à faire, estime le chercheur Michel Vézina. « Sa politique vaut-elle plus que le papier sur lequel elle est écrite ? Rédiger un document, cela ne suffit pas. L’engagement de la direction pour un climat de travail sain doit être réel. Quand on balaie l’escalier, il faut commencer par en haut. »
Quand c’est le tribunal qui tranche
Pour Jean, employé au service à la clientèle d’une grande société, qui témoigne sous un nom d’emprunt pour des raisons de confidentialité, la descente aux enfers s’est terminée par un congédiement. Au début, une poignée de collègues seulement lui faisaient des remarques désobligeantes sur ses origines. Quand cela arrivait, il avertissait son superviseur et les choses se calmaient pour un temps. Puis d’autres collègues s’y sont mis. Au bout de deux ans, ses patrons ont commencé à mettre sa parole en doute et à lui faire des reproches. Il en a perdu le sommeil. « Avoir une politique de prévention, ça ne veut rien dire si les dirigeants eux-mêmes ne la respectent pas », dit-il.
N’étant pas membre d’un syndicat, Jean a porté plainte à la CNESST et a fini par accepter une entente à l’amiable, pour mettre cette histoire derrière lui. Il n’avait plus assez d’énergie pour se battre devant le Tribunal administratif du travail (TAT).
Pour être reconnue comme du harcèlement en vertu de la loi, une situation doit en effet satisfaire à une série de critères dont il n’est pas aisé de prouver la présence. Soucieuse d’éviter aux victimes ce chemin semé d’embûches, la CNESST tente de prévenir la judiciarisation des conflits. Elle offre d’entrée de jeu une médiation gratuite. Si ça ne fonctionne pas, après avoir fait enquête, elle proposera une conciliation, un mode de règlement à l’amiable. Et ça marche : sur les quelque 3 700 plaintes traitées en moyenne chaque année, plus de 90 % se règlent sans judiciarisation.
Que l’affaire se termine devant le TAT ou sans passer par la cour, la compensation pour dommages moraux versée par l’employeur se situe en général entre 2 000 et 20 000 dollars, selon la gravité du cas. De plus, le salaire perdu ou les frais de psychologue de la victime, entre autres, doivent parfois être remboursés. « Les sommes sont rarement à la hauteur des préjudices subis par la victime », estime toutefois Me Mélisande Masson, jusqu’à récemment avocate au Groupe d’aide et d’information sur le harcèlement au travail de la province de Québec, un organisme de soutien.
Cet article a été publié dans le numéro de septembre 2022 de L’actualité.