Les prévisions météo sont vraiment catastrophiques. On prend l’autoroute 20 en direction de Montréal, et quelque part entre le Madrid et Drummondville, on remarque les arbres qui ploient sous le poids de la glace. Des arbres littéralement couchés le long de la 20. On se regarde en disant : mais qu’est-ce que c’est que ça ? Ça tombe pis ça tombe, t’es au bureau, ça continue à tomber, tu te couches, ça continue, tu te réveilles le matin, ça tombe encore.
Jamais une telle crise n’a frappé le Québec. Normalement, on a une inondation, ça dure 24, 48 heures, et après les services se déplacent pour aller aider les gens. Cette fois-ci, on avait une crise qui évoluait de jour en jour, d’heure en heure, et ça s’aggravait continuellement.
Le mardi, je reçois un appel de mon contremaître, qui me dit qu’il y aurait des pylônes 735 qui seraient tombés au sol près de l’autoroute 20, passé Drummondville. Sur le coup, on dit : ben voyons donc, c’est impossible, pas ces pylônes-là. Les lignes à 735 kilovolts, ce sont nos plus grosses, c’est ce qui vient de la Manic, de la Baie-James. On se déplace pour aller valider. On se stationne sur le bord de l’autoroute, et en tournant la tête vers la gauche, on se rend compte qu’entre la 20 et la rivière Saint-François il y a des pylônes qui sont affaissés. Ça fait un choc.
C’était incroyable ! Huit pylônes sont tombés au pire endroit au Québec, là où la ligne traverse l’autoroute 20. Les câbles se sont retrouvés sur la voie.
C’était du jamais-vu, des parties de ligne qui s’effondrent comme des châteaux de cartes.
Il y avait une mission économique qui devait partir pour une dizaine de jours en Amérique latine. Quand j’ai été informé que quelque chose de dramatique se préparait, immédiatement, j’ai annoncé que je n’irais pas. C’était pas le temps d’aller se promener dans les mers du Sud. Et puis là, on est entré dans ce tourbillon indescriptible.
Toute la semaine, ç’a été de mal en pis.
C’est le branle-bas de combat. On reçoit des appels : telle ligne a flanché, telle autre ligne, telle autre ligne. On va sur place et ce qu’on constate, ce sont des poteaux brisés, des fils au sol un peu partout, des routes bloquées. Le verglas, lui, continue de s’accumuler, de faire des ravages. Autour de nous, tout est blanc. Les arbres, les bornes-fontaines, tout est enrobé de glace.
Tous les pylônes en Montérégie étaient couchés. C’était comme un jeu de Meccano qui s’était écroulé. Du métal tordu jonchait le sol, comme si le secteur avait été bombardé.
On se promenait dans la ville et on entendait comme des bombes exploser. C’étaient les transformateurs qui sautaient.
On répare, puis ça tombe en arrière. On remet le conducteur en place, le fil, et il y a tellement de poids dessus qu’il se sectionne à nouveau. Il n’y avait rien à faire pour décoller la glace de là. Ensuite, bien sûr, il y a des structures de bois qui tombent. Donc on nous dit : on se retire, on attend que ça se calme, parce que non seulement ça ne donne rien, mais en plus il y a des risques très grands que ça nous tombe dessus.
Un soir, en sortant du pont Jacques-Cartier, on arrive à Longueuil. C’était d’un noir comme je n’en ai à peu près jamais vu. Très peu de voitures. Vous voyez une dizaine de tours de logements le long de la 132 : pas une lumière. C’était comme une ville fantôme. Mon Dieu ! Là, vous constatez l’ampleur de la chose.
Tout de suite, on s’est mis en mode de gestion de crise. À l’époque, il n’y avait pas de mécanismes de mise en place. On ne pouvait pas peser sur un bouton et la cellule s’organisait. Ça s’est fait pas mal dans l’improvisation. Personne n’a paniqué. Mais j’étais conscient que c’était très, très dangereux et que c’était le moment d’être responsable. Mon bureau, qui était à l’époque dans l’édifice d’Hydro-Québec, s’est transformé en war room. On a vu tout de suite qu’il fallait centraliser l’affaire, pas par appétit de pouvoir, mais parce qu’il le fallait. Il fallait qu’il y ait une unicité de coordination, de gestion de l’information, que tout se fasse à la même place et que la réaction soit décidée aussi rapidement que possible.
L’atmosphère n’est pas déchaînée dans le bureau. Il y a une certaine tension, mais ça ne court pas dans les corridors en criant et en s’interpellant. C’est contagieux, la panique. J’avais l’habitude de dire à nos gens au Cabinet : plus t’es dans la marde, moins faut que ça paraisse.
Pas de bureaucratie, imaginez-vous ! L’action pure ! On se réunit, on décide, on le fait. Ça n’arrive pas souvent dans la vie, hein ? Il y a des couches de réglementation inouïes, des comités… On avait débranché ça. Tous les pouvoirs, toutes les ressources du gouvernement, mobilisés entre les mains d’un petit groupe autour d’une table, ç’a été ça !
Le premier ministre a pris les choses en main, et c’est là que s’est établie l’habitude des réunions quotidiennes. T’avais les gens du cabinet du premier ministre, Hydro-Québec, bien sûr, M. Caillé et des collaborateurs, des hauts dirigeants de la sécurité publique, de la santé, la SQ, le maire de Montréal, M. Bourque. Chaque jour, c’était vraiment un tour complet de la situation au Québec. À un moment donné, quelqu’un du ministère de la Santé, avec la plus entière bonne foi, doit répondre aux questions habituelles sur comment ça va dans les centres d’hébergement. Alors il lève la main et il dit : « Monsieur le premier ministre, il y a peut-être un enjeu en ce qui concerne la nourriture. Malheureusement, on manque de kiwis. » La personne voulait exprimer qu’il y avait un des groupes alimentaires qui était moins représenté, et le kiwi, c’est plein de vitamine C.
Ça faisait quelques mois que j’étais ministre. C’était terrible, parce que je me sentais comme un gardien de but pas d’attaque, pas de défense. On était toujours en réaction. Hydro-Québec nous disait : bon, on vient de perdre telle ville, tel village. C’était aussi brutal que ça. Dans le système québécois, les municipalités doivent pouvoir être autonomes pendant 48 à 72 heures pour permettre au gouvernement et à la sécurité civile de se déployer. Tout le système est basé là-dessus. Mais certaines n’avaient aucun plan d’urgence. Aucun. D’autres avaient des plans d’urgence tellement vieux que les personnes-ressources étaient décédées. D’autres avaient des plans d’urgence qu’elles n’avaient jamais testés. Donc, si les municipalités ne sont pas autonomes, il vient un temps où tout le monde est débordé. J’ai dû envoyer la police à un moment donné chez un maire. C’était une toute petite municipalité, en plein dans le triangle noir. Il s’était enfermé chez lui, il se sentait comme assiégé, puis c’est lui qui avait les clés du chalet municipal. On ne peut pas confier une telle responsabilité à certaines organisations municipales tellement petites, elles n’ont même pas un directeur général à temps plein.
On avait transformé la polyvalente en lieu d’hébergement. Et c’est là qu’un phénomène particulier s’est produit. Il y avait juste une cinquantaine de personnes le lundi soir. Peut-être autour de 100 le mardi, 150 à 175 le mercredi. Puis tout d’un coup, le jeudi, 2 000. On n’a pas de draps ou d’oreillers pour ces gens-là. On n’a pas de lits. On faisait tout pour en avoir, on courait, ça avait pas de bon sens. On avait fait la demande dès le lundi après-midi auprès de la sécurité civile, la Croix-Rouge, tout ça, et y avait rien qui se passait. On a utilisé des tapis de gymnase, toutes sortes de choses bien simples qu’on pouvait trouver. C’était presque du camping sauvage.
La Croix-Rouge devait nous aider. À un moment donné, on ne les appelait même plus parce qu’ils étaient complètement débordés. Ils ont été dépassés eux aussi par l’ampleur de la crise.
Les gens avaient l’impression que ça allait juste durer deux, trois jours. Ça fait qu’ils n’avaient rien apporté, pas de brosse à dents, pas de débarbouillette. Plusieurs n’avaient même pas apporté leurs médicaments. C’était à nous de tout trouver ça pour eux. On a quasiment dévalisé le Zellers. Notre autre problème, c’était la capacité de la génératrice de la polyvalente. Elle n’était pas assez forte pour permettre des douches à l’eau chaude. Mais il y avait 700 municipalités qui se cherchaient des génératrices. On en a fait, des coups de téléphone !
Il y avait cette débrouillardise… À Boucherville, la mairesse [Francine Gadbois] a eu l’idée de faire rouler une locomotive du CN à côté de son hôtel de ville. Ils l’ont branchée sur le réseau et ils l’ont fait marcher jour et nuit. Une locomotive, c’est une génératrice ! Il fallait y penser !
Il fallait protéger la sécurité des personnes et des biens le plus vite possible. On a acheté tout ce qu’il y avait de génératrices en Amérique du Nord. On a loué de gros avions pour les transporter, on a tout fait venir ça à Montréal. Les biens les plus névralgiques, c’étaient les troupeaux. Le bœuf, la volaille. On avait de petites génératrices à donner à tous ceux qui n’en avaient pas. Les mangeoires étant électroniques, ils n’étaient pas capables de nourrir les animaux, et les animaux gelaient. Elles sont encore là, du reste, les génératrices. Il y a un programme pour les faire démarrer une ou deux fois par année, pour être sûr que c’est en état. Il y en a tout un entrepôt au bout de l’île, plein les étagères, prêtes à fonctionner.
En fin de journée, il y avait un rendez-vous télévisuel. Le premier ministre puis André Caillé faisaient rapport sur l’état d’avancement des travaux. Ce duo-là a été très efficace.
J’étais à Saint-Hyacinthe un soir, frigorifié. J’ai dit à Rioux, le chauffeur : « Rioux, vous allez me chercher quelque chose, je vais attraper mon coup de mort. » Tout ce qu’il a trouvé, c’est un col roulé. Je le mets et je fais l’entrevue à la télévision. Le lendemain, Hubert Thibault, le chef de cabinet du premier ministre, me voit arriver comme d’habitude avec ma cravate. Il me dit : « Comment ça t’es habillé de même ? Non, non, va remettre ton col roulé. » Lui avait perçu l’effet stabilisateur du col roulé. Ça prenait un uniforme. Ah, je ne l’enlevais plus ! Je travaillais avec tout le temps.
Ce que l’on a fait de mieux, dans le cas de la crise du verglas, c’est la communication publique. Il fallait rassurer les gens. Pas en leur contant des peurs, mais en leur disant la vérité. Quand on fait une conférence de presse et qu’on dit au monde : ça va bien, inquiétez-vous pas, ils perdent confiance. C’est la vérité qui rassure. Et la vérité pas habillée, la vérité un peu crue ! On reste calme, on ne s’énerve pas, on va réussir ! On n’allait pas dramatiser, là. Mais on disait vraiment ce qui se passait. Les gens pouvaient suivre en temps réel.
Dans l’été qui a suivi, j’arrivais d’Outremont avec le chauffeur, on descendait sur l’avenue du Parc. Un gars dans l’autobus à côté, qui est arrêté lui aussi à la lumière rouge, me fait signe, il tapoche dans la vitre, et je comprends qu’il veut mon col roulé. Ça fait que je frappe dans la porte de l’autobus, le chauffeur ouvre, je m’en vais voir le gars, j’enlève mon veston, je lui donne mon col roulé, je suis torse nu, je remets mon veston, je m’en vais. Le monde dans l’autobus a applaudi.
On avait une frustration. Nous sommes une ville garnison. Il y a non seulement le collège militaire, mais une base militaire chez nous. On a tous ces militaires disponibles. Quand on a demandé leur aide, ils nous ont dit : « Ben, on ne peut pas vous aider. Pour permettre une intervention militaire sur le sol québécois, il faut que le gouvernement du Québec en fasse la demande au gouvernement fédéral. » M. Bouchard a attendu quatre jours pour le faire.
L’arrivée de l’armée a envoyé un signal de grande mobilisation sociale. Ça a rassuré des gens et en même temps ça les a inquiétés, dans le sens où ils se disaient : eh ! christie, attends une minute, si on doit faire appel à l’armée, c’est que ça va vraiment mal. La dernière fois qu’on avait appelé l’armée en renfort dans la région, c’était lors de la crise d’Oka, et la fois d’avant, c’était pour les mesures de guerre, sous Bourassa, pendant la crise d’Octobre !
Ben, d’abord, c’était pas pour tirer de la mitraillette sur les citoyens… Puis deuxièmement, on paie des impôts à Ottawa pour une partie de l’armée canadienne, et l’armée, c’est aussi un instrument pour assurer la sécurité des gens lors de cataclysmes et autres.
Ils m’ont tout de suite envoyée dans une école secondaire, à Granby, où il devait y avoir 300 personnes. On a notre sac à dos avec des bobettes, notre linge, un sleeping bag, un matelas de sol, pis des rations pour trois jours. Je n’ai pas une trousse de premiers soins, pas un plaster sur moi, rien. Je suis responsable de ce centre-là, j’ai 21 ans, je ne suis pas une experte en rien, je suis étudiante au cégep. Pis j’ai deux petits gars de 17 ans avec moi, des soldats recrues pleins de boutons. En arrivant, je m’en souviendrai toujours, les gens sont venus vers nous : « Oh, l’armée, enfin, merci ! » Pour eux, on est des sauveurs. Mais moi, dans ma tête, je me dis : voyons, il n’y a absolument rien que je peux faire pour vous aider, mes chers amis. Je n’ai aucune ressource. À part moi-même.
L’armée a été extrêmement utile. Mais on s’est rendu compte aussi qu’elle était à la limite. À un moment donné, l’armée nous a dit : « Écoutez, arrêtez de nous en demander, on n’a plus de réserves. » C’était tellement grave qu’elle était rendue à appeler les réservistes de ses réservistes.
Quand j’arrive au centre, c’est le chaos. Ça fait quatre jours que le monde dort pas, ils sont en train de virer fous. Ils couchent sur des lits de camp, tous cordés dans le gymnase, il y a du bruit tout le temps, il y a des vols. Des problèmes d’échange de drogue et de prostitution dans les toilettes. Alors, du haut de ma grande autorité de fille de 21 ans avec mon uniforme vert et ma croix rouge sur le bras, j’ai dit : on va mettre des règlements. Mes deux petits gars faisaient des rondes pour surveiller, décourager les voleurs. J’ai établi des heures de douche. Un des gros problèmes, c’est que quand la cafétéria ouvrait, les gens se garrochaient, ce qui faisait que les enfants, les diabétiques et les personnes âgées se retrouvaient à manger une heure plus tard. J’ai dit : on va les faire passer en premier. Pour moi, la chose la plus surprenante dans tout ça, c’est de voir comment les humains peuvent se désorganiser et se réorganiser facilement. J’en ai tiré une grande leçon. Les humains, on voudrait bien les laisser se gérer eux-mêmes, mais non, ça prend du monde pour leur dire quoi faire. Ça prend de la stabilité, ça prend de l’ordre.
Ça aurait pu très mal virer.
Toute cette semaine-là, il y a eu une progression des intempéries, qui ont culminé avec la fameuse nuit du vendredi.
Il restait juste une ligne pour amener de l’électricité sur l’île de Montréal. Une. On avait pour toute puissance disponible 600 mégawatts, sur une capacité normale d’environ 20 000. Pis la ligne qui reste, y a le galop dessus. Il vente, et quand il vente sur une ligne chargée, elle se met à onduler. Les deux pylônes qui tiennent ça, ils se font tirer, ils se font pousser, tirer, pousser.
Ça fait comme une onde qui peut faire tomber le fil.
Y a rien qu’on n’a pas fait. On a garroché des billes de bois avec des hélicoptères sur le fil dans l’espoir de casser la glace et qu’elle tombe. Ça a pas marché.
On a fermé le centre-ville pour économiser l’énergie. Et on avait pris la décision de faire ce qu’on appelle un délestage cyclique. Donc de couper l’alimentation à l’ouest et d’en donner un peu au centre-nord et centre-est. Et là, Gilles Proulx, un commentateur de radio très connu, m’avait appelé : « Comme ça, apparemment, vous coupez les anglophones pour donner aux francophones ! »
Les deux usines de traitement des eaux potables se sont retrouvées sans électricité.
Il n’y avait plus de pression d’eau dans toutes les canalisations de Montréal. Et s’il n’y a pas de pression d’eau, qu’est-ce qui se passe ? Et si quelqu’un allume des bougies chez lui et qu’un feu éclate, comment on va l’éteindre ? Les stations d’eau n’avaient pas de génératrices d’urgence. Par chance, il y avait une ancienne ligne désaffectée d’Hydro-Québec qui devait être démantelée dans l’ouest de l’île. On l’a utilisée pour alimenter une des stations.
Pour moi, toutes les misères du monde sont là, dehors. Tout ce qui manque là-dedans, c’est une épidémie de sauterelles. À midi, j’ai dit au bon Dieu en regardant en haut : là, faut que ça arrête, nous autres on n’est plus capables. On a tout sorti ce qu’on avait, on n’a plus rien dans le coffre. Faut que ça arrête.
Cette fameuse nuit-là, je ne l’oublierai sans doute jamais. Je me rappelle être arrivé très tard, très tendu, m’être couché sur le divan-lit dans le salon, ne pratiquement pas avoir dormi et avoir prié les saints du ciel pour qu’à un moment donné on ait une pause climatique.
On a frôlé la catastrophe.
Si on avait eu un peu plus de vent ou de glace, je pense qu’on aurait perdu tout Montréal. Il aurait fallu probablement évacuer. Mais tous les ponts étaient fermés parce qu’il y avait des mottes de glace de 50 kilos qui tombaient des structures. La seule sortie, c’était par le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine.
L’île de Montréal, c’est un million de personnes à peu près. J’ai demandé à mon sous-ministre : « Y a-tu un plan d’évacuation ? Y a-tu eu des plans qui ont été faits en ce sens-là ? » Tout le monde a dit : non, jamais.
On avait choisi de ne pas le divulguer à la population. On pondérait deux grands principes importants : il faut être le plus transparent possible, puis en même temps, ne pas faire exprès non plus pour susciter des mouvements de panique.
On ne pouvait pas sortir de Montréal. La SQ bloquait le pont Jacques-Cartier parce qu’il y avait des gros glaçons qui pouvaient tomber et passer à travers le toit de votre voiture. Mais il fallait que j’y aille. On est passés avec deux escortes. Mon garde du corps conduisait la tête en dehors du véhicule, il essayait de visualiser s’il y avait des gros glaçons quelque part pour les éviter, ne pas passer en dessous. Pis mon attachée de presse se couvrait la tête avec sa mallette, au cas où. C’était surréaliste.
Le message de notre direction, c’était : ben, le plan d’urgence, ça fait trois heures qu’on l’a dépassé. Tout ce qui est écrit, on l’a fait, et on est rendu pas mal plus loin. Il manque un chapitre, pis on est en train de l’écrire.
Comme j’allais m’endormir, ils m’ont appelé pour me dire qu’un gars était mort, à Valleyfield. C’était un employé de Vidéotron qui était venu offrir ses services. J’étais dans la chambre que j’utilisais dans le sous-sol à Hydro-Québec. J’ai dit : tiens, ça commence. J’ai pleuré… Parce que je pensais qu’il y allait en avoir plusieurs autres. On en a perdu trois. Un mort, deux blessés, électrocutés.
Ma fille avait un an et demi, ma femme était enceinte et c’est mon voisin qui est allé lui porter du bois. Parce que j’étais même pas capable d’aller porter du bois à ma femme pis à ma petite fille. Alors, je me sentais pas adéquat comme papa et comme conjoint.
Les émotions, je les gardais pour la chambre dans le sous-sol. Quand je pensais que, tsé, quelqu’un avait bâti tout ça, sué pour faire ça… C’est des milliers et des milliers de personnes qui ont bâti ça, avec leur cœur. Pfff… Toute à terre. C’était triste. Triste en maudit.
Tout allait mal. On savait pas si on allait s’en sortir. Pis là, les caricatures sortent. Tout le monde dans votre bureau voit ça, tous vos sous-ministres. Faut faire comme si de rien n’était. J’avais envie de pleurer. Moi, après la première semaine, je pensais que ma carrière était finie.
Le vendredi en début de soirée, il n’y a plus d’électricité, c’est fini, il fait noir dans l’hôpital. On a deux génératrices, mais il y a du mazout pour quelques heures, et on n’est pas sûr du ravitaillement. Tout est devenu compliqué. Tu ne peux plus faire de radiographies ni de scans. Tu reviens à une médecine vraiment de base. Dans les unités de soins, il y avait de la lumière dans le corridor, mais les chambres étaient dans la noirceur totale. Pour examiner un patient, c’était à la lampe de poche. Toutes les heures, on perdait quelque chose. Le summum, c’était le dimanche matin : une des génératrices a cessé de fonctionner et il en restait juste une. Je me souviens de la panique ce matin-là, quand les gens disaient : voyons donc, on ne va pas évacuer tout l’hôpital, on va s’en aller où ? Nowhere to go. Tu te dis : shit… Est-ce que je vais être capable de faire face à ce qui risque de rentrer par la porte ? Ça peut être n’importe quoi, un accident d’autobus, un incendie, nomme-les. S’il y a 50 blessés qui arrivent en même temps, où est-ce qu’on va les mettre ? Pis si on n’est pas capable de sauver tout le monde, comment je vais me sentir ?
Et le fil a tenu. Y s’est pas écrasé.
Au début de la deuxième semaine, il n’y a plus de verglas, mais il vente. On veut ramener la puissance de la centrale de Beauharnois à Montréal. Il y a une ligne de 500 à 600 mégawatts, à côté du pont Mercier, dont le fil de garde, ce qui sert de paratonnerre, est tombé sur les conducteurs. Ça a fait des courts-circuits et on a perdu la ligne. Alors il y a deux gars qui sont montés en hélicoptère, qui s’est approché le plus près possible du pylône. Un petit peu au-dessus, pas trop, parce que les gars peuvent pas sauter d’une hauteur de deux étages non plus. Il vente, alors ça bouge. Si les gars sautent et manquent le pylône, ils tombent dans le fleuve… Ça a marché. Ils ont sauté dessus, ils ont coupé le fil de garde et ils ont remis la ligne sous tension.
C’était une opération extrêmement périlleuse et audacieuse. C’est clair qu’ils ont risqué leur vie, pis pas seulement eux, le pilote de l’hélicoptère aussi ! C’était haut, là, vous n’avez pas idée !
Nos employés, quand ils entraient dans un restaurant, ils se faisaient applaudir.
À la sécurité civile, en l’espace d’une semaine, on a créé un gouvernement parallèle. On avait installé notre quartier général dans un immeuble de bureaux près du Parc olympique, à Montréal. Des fonctionnaires de tous les ministères nous avaient été prêtés, des centaines de personnes. C’étaient eux qui étaient chargés de trouver du bois, de la nourriture. C’était aussi direct que ça. Un fonctionnaire est venu me dire, ému : « Je me sens tellement utile, je parle à du monde, j’aide du monde, j’ai aidé une madame à trouver une génératrice, j’ai aidé un monsieur à trouver du bois. » Quand ça s’est mis en marche, ç’a été d’une efficacité redoutable.
Personne n’a fait de politique avec ça ! Il aurait pu y avoir un chef de l’opposition qui dise : ça a pas de bon sens, le gouvernement est totalement désemparé, etc. Eh bien, Daniel Johnson n’a pas dit un mot, au contraire, il a aidé. Il s’est grandi à ce moment-là.
M. Johnson m’appelait pratiquement tous les jours. Il me demandait : est-ce que je peux t’aider ? Regarde, c’est pas le temps de se chicaner. Il faisait ce que tout bon politicien devait faire, c’est-à-dire faire une trêve politique et dire : on se crache dans les mains pis on travaille.
Le peu de courant qu’on avait, on l’a distribué au plus grand nombre. C’est sûr que les hôpitaux, les pompiers, les usines de pompage d’eau passent en premier. Les ingénieurs avaient imaginé toutes sortes de systèmes. Ils reconnectaient, ils reconfiguraient le réseau pour que le plus de monde possible puisse ravoir accès à l’électricité.
De jour en jour, le réseau a pu être rebâti. La fameuse ligne entre le poste de Boucherville et celui de Saint-Césaire, au cœur du triangle noir, a été rebâtie avec des poteaux de bois avant d’être rebâtie avec des pylônes classiques, en acier. Quand on regarde toute la reconstruction, on a de la difficulté à s’expliquer comment Hydro a réussi à faire tout ça dans un si court délai. Les gens ont travaillé comme des forcenés, ils n’ont compté ni leur temps ni leurs efforts.
On a littéralement bâti un réseau temporaire au cours des semaines qui ont suivi. Pas bon pour passer un autre hiver, mais bon pour passer cet hiver-là. Ce n’était pas aussi solide que les vrais pylônes, mais c’était rapide. On a fait des portiques avec des poteaux de bois, des gros arbres de la Colombie-Britannique qu’on faisait venir en avion. On achetait tout ce qu’il y avait, c’est aussi simple que ça. Je les voyais passer, les piasses. En quelques semaines, on a dépensé un milliard.
On a modifié les tracés des lignes. On est passé sur des terrains, on a pris des ententes à l’amiable, parce que les gens comprenaient qu’il fallait acheminer du courant rapidement.
Des collègues m’appelaient : Elias, on va réparer cette ligne-là, mais on n’a pas les bons câbles. Est-ce qu’on peut utiliser d’autres câbles ? Il y avait des décisions d’ingénierie qui se prenaient en 15 minutes, alors que normalement les études auraient pris six mois. Mais on n’avait pas le choix.
Ça travaillait de jour et de nuit. Tu finis ta journée, tu prends tes huit heures de repos, déjà t’es prêt à recommencer. Tout ça se met à dégeler, ce qui fait qu’on a les pieds dans l’eau. On revient le soir, on est mouillé des pieds à la tête.
Travailler 16 heures par jour, ça a duré quelques semaines. Au début, il n’y a pas de réseaux sous tension, mais plus il y en a, plus ça devient risqué. Ça prend juste une erreur d’inattention, ça peut arriver à n’importe qui. Là, ils étaient 20 000 sur le terrain. Eux ne nous ont jamais rien demandé. C’est nous qui avons dit : on arrête ça, on va faire des quarts de huit heures, c’est correct. Les autres employés se portaient volontaires pour aller travailler sur le verglas, parce que c’était devenu une affaire extraordinaire. Ils voulaient avoir une chance de devenir des héros, eux aussi.
Les gens, sans concertation, partaient des régions avec des chargements de bois de poêle et venaient les déposer dans des endroits qu’on avait désignés, des immenses amoncellements. Ils partaient, pas payés, rien. On a eu toutes sortes de gestes de solidarité incroyables.
Dans la paroisse au côté d’ici, un monsieur est parti en tracteur pour aller aider du monde. En revenant, le soir, il y a un fil électrique qui lui a coupé la gorge, pis il est mort sur le coup. Il l’a pas vu pantoute. C’était dangereux, il y avait des fils qui pendaient à différentes places, et aucune lumière dans les rues. Il est mort, ce pauvre monsieur, en allant aider des voisins. On était tous chavirés.
Je suis allé chercher une vieille tante au refuge à Saint-Jean-sur-Richelieu. Ah ! fallait la sortir de là, c’était pas propre. Dans le gymnase, ça rotait, ça pétait, les chips traînaient à terre, il y avait une gang de pas civilisés. Les gens se couvraient de leur sac de couchage et s’envoyaient en l’air devant tout le monde. J’ai retrouvé matante Noëlla et je l’ai ramenée à la maison.
Dans tout ça, il y avait du monde génial. Il y avait une petite famille de sinistrés qui avaient amené leur ordinateur de la maison, ils s’étaient installé un poste d’information pour répondre aux questions, et ils avaient commencé à monter un fichier Excel pour comptabiliser tous les sinistrés de notre centre, noter leurs liens de famille, s’ils étaient malades, quels médicaments ils prenaient. Ç’a été très utile. Parce qu’il y avait plein de gens qui cherchaient leur monde. Il y avait même des infirmières qui ne trouvaient plus des patients psychiatrisés qu’elles voyaient à domicile. Elles faisaient le tour des centres pour les retrouver.
L’esprit était bon enfant, malgré les anicroches. Ça s’est vécu somme toute dans une atmosphère de camaraderie et d’entraide. Quasiment comme dans un camp de vacances. Début janvier, généralement, on est de retour au travail. Donc, s’il y a quelque chose qui peut nous permettre de continuer à être dans l’esprit des Fêtes, en famille, en groupe, c’est comme un petit moment de grâce qui est offert à tout le monde. Ça a continué à boire, même si c’était interdit d’avoir de l’alcool sur place, mais les gens sont débrouillards, ils s’en trouvaient.
Nous autres, ç’a été un grand party qui a duré 20 jours. On était une douzaine à la maison, et la fin de semaine, ça montait à 20 personnes. Les gens étaient contents d’être là. On jouait aux cartes.
C’était après les Fêtes et le congélateur était plein de bouffe. On faisait de la popote sur le barbecue, sur le patio, et on faisait chauffer l’eau sur le poêle à combustion lente.
On mangeait des tourtières, de la dinde, des beignes, des tartes. J’avais mis ça dans des bacs, dans la cour, abriés par la neige. Pour garder notre réfrigérateur au frais, j’allais ramasser des glaçons sur ma propriété, et je mettais mon casque de hockey au cas où un bloc de glace me tomberait sur la tête. Comme les glacières dans les années 1950 que j’ai connues, moi. Ça me ramenait dans mon enfance.
Mon mari était chauffeur de camion, pis il était sur le chemin. Quand il a su que ça allait durer, il s’était arrêté en Ontario pour acheter une génératrice. Dans la famille, on était à peu près les seuls qui en avaient une. Mon mari prenait la génératrice, pis il faisait le tour de la parenté dans le village. Il allait une couple d’heures chez ma fille, faire fonctionner un peu le chauffage pour pas que les tuyaux gèlent, il allait chez mes parents, chez mon frère. Il faisait le tour de la gang. Pis après, ils étaient bons pour un autre jour ou deux. Elle se promenait, la génératrice !
En même temps, Hydro-Québec prépare la reconstruction. Ça devient alors assez évident qu’il va falloir sécuriser l’approvisionnement en électricité.
À un moment donné, en discutant, Caillé me dit : « Monsieur Bouchard, je ne sais pas si vous comprenez ce qui se passe. L’électricité n’arrive à Montréal que d’une source : le nord. Alors il faudrait qu’on puisse contourner Montréal et entrer par les Cantons-de-l’Est. On n’a jamais été capable de le faire ! L’environnement, l’écologie, l’acceptabilité sociale. » Avant la fin de la crise, on a adopté un décret pour autoriser l’Hydro à boucler le réseau. Ça, ça voulait dire construire une ligne qui s’est appelée Hertel-des-Cantons. La ligne n’est pas belle, le long de l’autoroute 10, dans un paysage magnifique… Ç’a été politiquement tout un affrontement. Les gens ne l’acceptaient pas, cette ligne-là.
J’allais des fois avec M. Bouchard dans les centres d’accueil. Je me souviens d’une madame à Saint-Hyacinthe qui m’a agrippé par le bras. Elle me dit : « Monsieur Caillé, sortez-nous de ça. » Sacrebleu, ça résonne encore. Une vieille dame, les cheveux tous blancs. Ce que ça me dit, c’est : vous êtes responsable, vous êtes capable. Ça me dit aussi : ça fait mal, je suis « insécure ». Et moi, je vois le réseau tout écrasé, je vois la tâche à accomplir, je sais que tout est à terre, tout brisé. Que ça va être difficile.
Il y avait des personnes âgées qui ne voulaient pas sortir de chez elles. Pis on le comprend, ce réflexe-là. Elles gèlent dans leur maison, mais où est-ce qu’elles vont aller ? C’est leur nid ! Il fallait les forcer, il fallait les convaincre. Ça aurait pu être dramatique… On ne s’amusait pas, là. On jouait avec la vie et la mort des gens.
Après la tempête, il y a eu une vague de froid. Je peux vous dire que le premier ministre était très, très préoccupé. Il disait : « C’est toujours ben pas vrai qu’on va laisser du monde dans les maisons à – 20. »
Je n’ai jamais autant regardé la météo. L’obsession de M. Bouchard, qui était la mienne aussi, c’était qu’on retrouve quelqu’un, une personne âgée, dans une maison, sans chauffage, sans alimentation, oubliée.
On se demandait : est-ce qu’on va trouver des morts ? D’où l’idée de faire venir l’armée, non seulement pour aider à émonder les arbres, mais pour faire une grande opération de porte à porte.
Les policiers et l’armée organisaient des rondes pour s’assurer que les gens avaient vraiment quitté leur maison ou, s’ils y étaient encore, qu’ils étaient équipés pour assurer leur bien-être. Mais les gens avaient beaucoup de difficulté à accepter qu’ils devaient, pour leur propre protection, quitter leur domicile. Il y a un attachement viscéral des gens à leurs biens et à leur propriété.
Quand la température du corps baisse, le premier symptôme, c’est qu’on commence à manquer de jugement. On a eu de la mortalité par hypothermie, on a eu plus de morts encore par intoxication au monoxyde de carbone. Se chauffer avec un barbecue dans la maison, c’est un peu comme s’installer dans un char avec l’exhaust dedans. Ça fait pas juste te rendre malade, ça te tue ! Il y a eu aussi beaucoup de traumatologie, des fractures de hanche, de genou, de bras, de la colonne vertébrale. J’étais dans mon bureau, au troisième étage, à Saint-Hubert, et je voyais le monde essayer de casser la glace sur les toits autour… On tentait d’aviser les gens : arrêtez de faire ça !
L’argent ne circulait pas. On allait porter de l’argent liquide aux maires des municipalités pour qu’ils le distribuent aux gens qui étaient dans le besoin. Des sacs d’argent ! Ça m’est arrivé de le faire moi-même en hélicoptère : on se posait, on donnait l’argent au maire, puis on repartait. C’était incroyable. On aurait pu se sauver en Floride !
Les guichets ne marchaient pas, même les cartes de crédit ne marchaient pas. Tout devait être payé comptant. Notre CLSC a été génial. Il devait s’approvisionner en matériel médical, mais les gens voulaient du cash. Alors, le CLSC a fait une entente avec le restaurant de poulet rôti — le poulet se vendait en mausus, parce qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre d’ouvert. Tous les jours, à la fin de la journée, quelqu’un du CLSC allait chez Benny et leur faisait un chèque, et eux nous remettaient de l’argent comptant. C’était devenu comme une banque.
Le taux de criminalité à Montréal n’a jamais été aussi bas. Je n’ai entendu parler d’aucun pillage. La police s’est déployée rapidement, elle a fait une opération de visibilité. La sécurité, c’est d’abord une question de perception.
Le pire qu’on a eu, ce sont quelques personnes mal avisées qui se sont mises à tripler le prix des denrées et du bois de chauffage. Mais ç’a été marginal comme phénomène.
L’éditeur du journal a réussi à trouver une génératrice assez puissante, qu’il a louée auprès d’une compagnie de cinéma pendant un mois. Et il y avait quelqu’un en permanence pour l’entretenir et la surveiller, pour ne pas qu’on se la fasse voler.
Il y a eu des vols dans des camions qui rentraient des génératrices au Québec. C’était de l’or en barre !
M. Bouchard à l’époque était adulé, c’était un dieu, presque. Et j’étais un des seuls qui lui tenaient tête. Il projetait l’image que tout était sous contrôle, mais moi, j’osais dire à la télévision qu’il portait des lunettes roses. M. Bouchard n’a pas mis les pieds à Saint-Jean-sur-Richelieu pendant la crise. Bernard Landry et Jean Chrétien sont venus. Lui, jamais.
Je ne peux pas dire qu’on a eu une grande collaboration d’Hydro-Québec. On n’a jamais été capable de parler à M. Caillé. On nous a fait dire que la population était informée par les conférences de presse diffusées à la télévision. La télévision, ici, vous imaginez-vous que ça fonctionne avec des chandelles ? Les gens avaient le droit qu’on réponde à leurs questions : quand est-ce qu’on va retourner dans nos maisons ? Quand est-ce qu’on va retrouver l’électricité ? Pourquoi c’est si long ? Je n’ai pas trouvé beaucoup d’empathie à la direction d’Hydro-Québec. Quand on refuse de parler à un journal, c’est à toute la population qu’on refuse de parler.
À un moment donné, j’ai eu des rapports comme quoi ça brassait dans certains centres d’accueil. Ça se chicanait, ça se bousculait, il y avait des gens en état d’ébriété, qui s’insultaient. Alors, la police s’est faite un peu plus présente. Quand les gens sont confinés dans un espace restreint pendant un bout de temps, ils finissent par s’impatienter. On sentait de la tension. Il fallait que ça se règle.
Eh que c’était long ! On n’avait aucun revenu qui rentrait. Comme sinistrés, on avait droit à 10 dollars par personne par jour du gouvernement, c’était rien. Les gens nous accueillaient, à droite, à gauche, avec les trois enfants de 7, 8 et 10 ans et le hamster. On était à la recherche d’une maison sans arrêt. On passait trois jours à chaque endroit, pour pas écœurer les gens. Je pense qu’on a dû faire une dizaine de maisons en un mois ! On a fini dans une résidence pour personnes âgées, à Saint-Hilaire : les Résidences Soleil ont accepté de nous louer un petit appartement pour quelques jours. C’étaient des moments difficiles, quand même. On a eu froid. Et on était sales, ah mon Dieu ! Pendant ce mois-là, on s’est pas lavés souvent. Je me rappelle qu’on avait tellement hâte que l’électricité revienne ! On était tout le temps sûrs que ça allait revenir bientôt, mais ça a duré des semaines comme ça. On vivait d’espoir.
On savait que ça s’en venait. Le gars de l’Hydro était dans notre rue, il travaillait dans les poteaux, il se rapprochait. Pis là, t’espères, tu le lâches pas, tu le guettes, tant qu’il est pas rendu vis-à-vis de chez vous.
Le gars d’Hydro-Québec est juste en face de la maison. J’ai une grande vitrine qui donne sur le poteau. Et il nous regarde, il enclenche le disjoncteur et pouf ! la lumière s’allume et je lui fais un pouce en l’air.
J’étais au journal quand le courant est revenu. On a débouché une bouteille de champagne. Il y a eu un cri de joie, on avait le sentiment du devoir accompli d’avoir tenu le fort jusqu’au bout. C’était une délivrance. La victoire sur le froid et la noirceur.
On a une sorte d’amanchure pour se rendre au prochain hiver, mais on n’a pas un réseau encore. On veut reconstruire un vrai réseau, plus résistant, pour le 15 décembre. Ç’a été la course pour y arriver. Qu’est-ce qu’on fait pour que les pylônes ne retombent plus jamais en cascade ? Ça prend des pylônes anti-chute en cascade, des espèces de Goldorak, gros et trapus. Si les autres tombent, eux ne tomberont pas. Ça n’arrivera plus de rester pogné avec juste 600 mégawatts de disponibles. On a pris des mesures pour que ça ne se passe plus.
Quand l’électricité est revenue, il y avait des gens qui ne voulaient pas retourner chez eux. Depuis des années, ils étaient seuls, et là, ils s’étaient fait des amis. Ç’a été difficile pour eux, cette rupture d’une vie communautaire qui avait été riche d’expériences, de changement et de bien-être, même. Il a fallu les accompagner là-dedans, les ramener à la maison.
C’est une période qui m’a changé à jamais. Lorsque vous atteignez le fond du baril et que vous réussissez à reprendre le dessus, après ça, quand d’autres situations se présentent dans votre vie professionnelle, les choses se remettent toutes en perspective. Y a plus grand-chose qui m’énerve. Oui, des choses graves peuvent arriver, mais rien n’est irrécupérable. J’ai travaillé pendant quatre ans chez National comme expert en gestion de crise. Il y en a que le stress tue ; moi, le stress m’alimente. Je ne pense pas que j’étais comme ça avant.
Dans une crise, ils sont formidables, les Québécois ! Ils savent résister quand ils voient que ça dépend d’eux. Ç’a été une grande démonstration de courage.
Les Québécois, historiquement, on ne l’a jamais eue facile. Je pense que c’est le vieux fond d’entraide qui est ressorti. Il y a eu plein de récits de fraternité.
Tout ça a créé un climat social très positif. Les gens étaient de bonne humeur parce qu’ils voyaient bien qu’ils réussissaient. Ça, c’est la base de l’affaire. Y a rien de mieux que de faire des gagnants.
Une preuve indéniable que les employés d’Hydro sur le terrain ont effectué un travail de braves dans des conditions de pluie et froid, la meilleure recette pour geler quiconque s’y aventure.
Ce sont des employés qui ont trop souvent été critiqués pour les actions de leur syndicat pourri jusqu’à l’os. Mais en dessous de leur manteaux, il y a des hommes qui travaillent consciencieusement pour s’assurer que l’ensemble des citoyens soient en sécurité dans leur résidence.
NOTE TECHNIQUE :
Jolie présentation infographique. Cependant les commentaires des internautes sont illisibles en raison de la photographie en arrière-plan et de la section commentaires transparente à 100%.
COMMENTAIRES :
J’étais dans le « triangle de glace » en 1998 et parmi les premiers à perdre le courant. Quand j’ai commencé à entendre les premières branches craquer, je regardais un match du Canadien à la télé. Puis il y eut une coupure de courant quelques secondes, puis une seconde coupure, puis une troisième et puis plus rien pendant trois semaines.
Avec dès la première nuit toutes ces branches par terre, ces poteaux électriques brisés comme des allumettes, ces fils électriques épars jonchant la chaussée, je n’ai pas trouvé le paysage féérique du tout. J’ai plutôt commencé à ressentir cette étonnante impression d’avoir été déporté dans un autre monde pour une durée indéterminée.
Bien que je fasse de la photographie depuis toujours. Je n’ai pas pu prendre une seule photo pendant cette période-là. Je me suis promené plusieurs fois avec ma caméra, j’étais incapable d’actionner le déclencheur. Comme si je ne pouvais pas intellectuellement concevoir que j’étais réellement dans tout cela. Toutes ces images sont devenues mon spectacle mental à moi.
La survie quotidienne, le froid, la nuit, l’attente…. Prenaient le dessus sur toutes sortes de choses.
Pour moi et pour quelques autres, il n’y avait plus d’eau non plus. Mon propriétaire avait coupé l’eau, soi-disant pour éviter le gel des canalisations, malgré mes conseils de ne pas le faire. Grand mal lui en pris. Les canalisations ont gelé. Il fallut attendre après le retour du courant encore trois jours de plus pour qu’on rétablisse l’eau.
Se faire offrir un café bien chaud était devenu un luxe et un bonheur incommensurable.
Je pense qu’on ne ressort pas indemne d’une telle expérience. L’impression d’avoir vécu dans deux mondes en apparence si semblables… pourtant alors si différents. Je me demande si ce monde apparemment si confortable dans lequel nous vivons… c’est vraiment le vrai ou une sorte de césure du temps comme un gros tiret entre deux glaciations.
Ma vision de toutes choses s’est transformée depuis cette époque-là ; malgré mes efforts, je n’ai rien pu changer à cela.
C’est comme si l’univers se subdivisait désormais en deux catégories : entre ceux qui savent un peu parce qu’ils ont été prévenu, ceux qui pourtant ne disent à peu près rien, ne font pour l’essentiel presque rien… et puis tous les autres qui croient qu’ils ont appris quelques choses, s’imaginent que la science peut tout, qu’ils ont du contrôle sur leur vie parce que quelqu’un le leur a dit.
Ce qui est féérique ce n’était pas ce paysage apocalyptique qui remet tout en question ; c’est constater que chaque année c’est la nature qui reprend ses droits. Ce sont ces papillons monarques qui volent de fleurs en fleurs sur les bords d’un cours d’eau, qui par leurs volutes viennent orner magnifiquement le passage du temps. Ces imperceptibles bruissements d’ailes qui donnent un sens à toutes formes utiles de création.
Merci de nous avoir fait remarquer le problème de lisibilité des commentaires. C’est corrigé! 🙂
C’est incroyable ce que ça m’a remué… Tellement bien raconté, ça m’a replongé dans mes propres souvenirs… Je me souviens de m’être dis: « Je suis fier d’être de ce peuple, d’être Québécois! » Nous étions tous « petits » devant ce monstre de glace mais nous en sommes grandis…
Merci Mme Mercier pour ce résumé de cette période sombre. J’y était…
J’ai eu beaucoup de plaisir à me remémorer cette période
En espérant de ne plus jamais revivre pareille catastrophe.
Salutations,
Jean
L’article est génial et la présentation ici tellement bonne que je le lis sur mon cell plutôt que sur le magasine à 10 cm de moi.
Je vivais au Mexique à l’époque et je me souviens que ma mère, qui n’a pas vraiment souffert dans son HLM sur le Plateau, m’a raconté que son héros c’était le pharmacien du quartier, qui se mit à servir de banquier pour ses clients après que le guichet de la banque se soit retrouvé sans fonds.
Merci pour cet excellent compte-rendu.
En ce qui me concerne, je ne peux pas dire que j’en ai vraiment souffert. L’appartement dans lequel j’habitais à l’époque était chauffé au gaz. J’étais dans le noir, c’est tout. Et ça a duré environ deux semaines. C’est bien peu comparé aux gens qui vivaient littéralement dans des glacières.
Ce qui m’a le plus étonné, du moins à Montréal, c’est que certaines personnes n’ont à peu près pas été touchées par ce désastre. J’ai un ami chez qui le courant a été interrompu pendant une demi-heure. C’était d’ailleurs assez saisissant de se promener dans les rues de la ville et de voir une partie de celles-ci complètement alimentée et l’autre entièrement dans le noir. D’un côté de la rue, c’est la désolation totale et juste en face, la vie continue comme si de rien n’était. Hallucinant !
Une chose est sûre, chaque fois que j’entends le mot « verglas » lors de l’annonce des prévisions météo, j’ai toujours cette petite crainte qui remonte en moi. Et je ne suis certainement pas le seul.
J’avais huit ans à ce moment, et je ne gardais en tête que les beaux souvenirs du temps passé en famille chez ma tante Suzanne. Votre excellent article m’a fait découvrir l’autre facette de cette histoire incroyable. C’est un très beau travail. Merci !