Ces temps-ci, Mathieu boude Tinder. « J’ai l’impression qu’on est comme des produits en ligne chez Walmart, faciles à retourner », déplore l’entrepreneur alors qu’on se dirige vers un parc au bout de sa rue, à Mont-Royal. Pendant la pandémie, quand tout était fermé, il y a souvent emmené ses « dates », notamment une femme d’origine chinoise qui, à sa grande surprise, ne parlait ni anglais ni français. « Je ne me rendais pas compte, quand on a commencé à s’écrire, qu’elle utilisait Google Translate. J’aurais voulu me sauver en courant ! »
Mathieu, dont nous avons accepté de taire le vrai nom pour protéger sa vie privée, s’est inscrit il y a trois ans sur Tinder, le réseau le plus populaire en Amérique du Nord et en Europe, dans l’espoir de revivre une belle histoire d’amour. Père de deux enfants d’âge scolaire, il a peu de temps pour sortir, alors pourquoi ne pas tenter la recherche en ligne ? Selon une étude américaine parue en 2020, le tiers des adultes hétérosexuels y ont déjà eu recours, une proportion qui monte à 55 % chez les personnes LGBTQ+.
Au début, ce sportif dans la cinquantaine lisait attentivement les fiches et croisait les doigts en attendant un « match ». Mais il a déchanté, en bonne partie parce que les femmes sont beaucoup plus sollicitées que les hommes sur l’application, ce qui crée une féroce compétition pour attirer leur attention (ce déséquilibre tiendrait en partie au modèle d’affaires de Tinder, selon des experts).
« Les gars obtiennent peu de réponses, à moins d’y passer 20 heures par semaine », témoigne Mathieu. Certains de ses amis « marchent au volume », n’hésitant pas à choisir des filles à l’autre bout du monde, juste pour se vanter d’avoir des matchs. « C’est tellement colon ! » Alors il a décroché. « Jusqu’à ce que j’entende parler d’un gars qui a rencontré sa blonde sur Tinder et qui n’a jamais été aussi heureux… »
La journaliste de L’actualité Marie-Hélène Proulxdécrypte l’état du couple en 2023 avec rigueur, humour et curiosité. Dans cet épisode, des célibataires nous exposent les multiples facettes et défis de la recherche amoureuse en ligne. Certains dénoncent une commercialisation de l’amour, alors que d’autres croient plutôt à une simple reproduction de ce qui se passe dans la « vraie vie ».
Écoutez tous les épisodes :
- Épisode 2 : Le couple traditionnel est-il dépassé ?
- Épisode 3 : Le polyamour, nouveauté passagère ou durable ?
- Épisode 4 : Réinventer son couple, est-ce possible ?
La relation mitigée qu’entretient Mathieu avec les applications est pas mal la règle, a constaté Maude Lecompte en suivant une trentaine d’utilisateurs de Tinder lors de son doctorat, obtenu en 2021. « Je n’ai rencontré presque personne qui l’utilisait en continu ― ils finissent tous par se tanner, puis ils se donnent une autre chance. »
Les services de rencontres suscitent de la méfiance depuis longtemps. Déjà au XIXe siècle, on craignait que les agences matrimoniales et les petites annonces dans les journaux ne pervertissent l’amour romantique, censé naître par la force du destin. Plus récemment, la sociologue franco-israélienne Eva Illouz en a rajouté une couche en avançant, dans La fin de l’amour : Enquête sur un désarroi contemporain (Éditions du Seuil, 2020), que les technologies refroidissent les sentiments amoureux et encouragent le désengagement, en raison de la logique de consommation qu’elles instaurent.
Mais cette hypothèse fait débat. « Les applis ne révolutionnent rien, c’est surtout une méthode de plus pour arriver à des résultats semblables à ce qui se passerait dans un bar », dit Maude Lecompte, chargée de cours au Département de sexologie de l’UQAM. OkCupid, Hinge et compagnie ne sont pas responsables de la multiplication des relations amoureuses dans les parcours de vie, selon elle. « C’est plutôt parce que les gens redeviennent célibataires plus souvent qu’avant, et qu’ils ont moins de temps à consacrer à la rencontre, que ces services ont été créés. »
Sa thèse montre que la plupart des utilisateurs sont en quête d’un amour durable et non d’une histoire d’un soir, ce que confirment d’autres études. Avec des nuances : ainsi, avant 25 ans, les jeunes sont plus nombreux à « favoriser les expériences légères », mais ensuite, la recherche d’engagement prend le dessus, observe Noé Klein, qui analyse les démarches d’une vingtaine d’utilisateurs dans le cadre de son doctorat en sociologie à l’UQAM. « Les gens se servent des applis en fonction de leurs propres attentes, sans égard à ce que les technologies ont la réputation de proposer, c’est-à-dire une culture du sexe sans lendemain — c’est en tout cas mon hypothèse. »
La pétillante Lyndie, 24 ans, qui vit dans la métropole, est plutôt à la recherche de légèreté en ce moment. Quand sa vie sociale est tranquille, elle va faire un tour sur Tinder, qui lui donne accès d’un coup à des milliers de visages. « Le bassin ne s’écoule jamais ! » Parcourir les profils lui rappelle le plaisir qu’elle éprouvait, petite, à choisir ses cadeaux de Noël dans le catalogue Sears. Le processus manque toutefois de mystère, juge-t-elle. « C’est un peu comme un rendez-vous chez le médecin : à telle heure, tu te présentes à tel endroit, puis tu ne tournes pas autour du pot — on sait tous les deux pourquoi on est là. »
La jeune femme a raison : avec les applications, les intentions sont davantage ciblées et il y a moins de « tataouinage », confirme la littérature scientifique. « La première rencontre et le premier rapport sexuel ont lieu plus vite, et les relations durent moins longtemps », affirme Noé Klein. Mais sinon, les amours nées en ligne évoluent de la même manière que les autres dès qu’il y a contact dans la « vraie vie ». « Même en ajoutant des kilomètres de critères de sélection, la trajectoire d’une relation est impossible à prévoir tant que le face-à-face ne s’est pas produit », soutient l’étudiant en sociologie.
« Il est là, le vrai test, alors je ne veux rien savoir des applis où il faut écrire une bio détaillée », lance Geneviève, attablée chez elle à la lumière vacillante des chandelles. Pendant l’entrevue, la chanson-thème du film Un homme et une femme retentit dans la pièce — c’est un appel de l’un de ses prétendants Tinder. « Ils ont chacun leur sonnerie. Comme ça, je ne me mélange pas ! »
La blonde quinquagénaire en jupe moulante fait mentir les recherches montrant que les femmes ont moins de succès sur les applications à partir de 40 ans, tandis que les hommes vivent l’inverse. Elle se dit particulièrement sollicitée par de jeunes galants. « Older is the new black, peut-être ? », demande-t-elle en riant.
Après deux divorces, Geneviève cherche surtout « des conversations intéressantes et des relations pour ce qu’elles sont ». Les applications sont un « laboratoire d’exploration », estime-t-elle. « On n’est pas habituées à ça, nous, les filles. On se demande si le gars nous trouve cute, alors qu’on pourrait plutôt se demander si nous, on a le goût de rencontrer le gars. » Tinder est un moyen d’apprendre à connaître ses désirs — pas de trouver le prince charmant. « Je compare ça à un char : c’est toi qui décides de la route à prendre, de ceux que tu embarques en autostop et de l’endroit où tu les fais descendre. »

De l’amour plein les oreilles
Écoutez 2023 façons d’aimer, un balado en quatre épisodes où Marie-Hélène Proulx explore les transformations que vit présentement le couple.
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Cet article a été publié dans le numéro de mai 2023 de L’actualité.