Le mirage de la diversité

Dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, de nombreuses entreprises ont apporté leur soutien à la cause, promettant notamment un climat plus inclusif entre leurs murs. Faut-il se méfier de ces bonnes intentions ?

Photo : Daphné Caron

On peut se réjouir de voir le nombre d’organisations qui ont condamné le racisme publiquement, sans ambiguïté, ces dernières semaines.

Des entreprises de toutes sortes, dont Adidas, Lululemon, McDonald’s, Amazon, YouTube et j’en passe, ont publié des messages d’appui à la cause antiraciste sur les réseaux sociaux. Le circuit de course automobile Nascar a banni de ses événements le drapeau sudiste, emblème du passé esclavagiste américain. Joignant le geste au symbole, plusieurs sociétés ont fait des dons à des organismes de lutte pour la justice raciale et promis de créer un climat plus inclusif entre leurs propres murs. General Motors, par exemple, a mis sur pied un conseil consultatif sur l’inclusion qui sera présidé par la PDG Mary Barra en personne.

Alors oui, on peut applaudir. C’est le signe que, pour une rare fois dans l’histoire, la mobilisation contre le racisme déborde des cercles militants et engendre une prise de conscience dans l’ensemble de la société. Mais applaudissons les yeux grand ouverts et avec un esprit critique bien affûté. Pour ma part, devant cet étalage de bonnes intentions, je ne peux m’empêcher d’entendre résonner une sonnette d’alarme.

Selon la littérature scientifique, la plupart des mesures pro-diversité que le milieu des affaires affectionne – comme les formations pour sensibiliser le personnel, la création de comités, les programmes de mentorat ou de réseautage – ne seraient que peu ou pas efficaces pour augmenter la représentation des minorités.

Mais il y a plus troublant : depuis quelques années, des travaux s’accumulent qui montrent que ce genre de tactique peut entraîner des effets pervers. En créant une fausse impression d’équité au sein des organisations, les initiatives pro-diversité peuvent rendre les gens « moins » sensibles à la discrimination qui y persiste néanmoins, et décourager « encore plus » les employés qui en sont victimes de se manifester ou de porter plainte.

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L’une des premières études sur ce phénomène a été publiée en 2013 par une équipe de recherche américaine en psychologie. Leurs sujets (tous Blancs) se sont familiarisés avec une société de placement fictive, le groupe Smith & Simon, et avec son énoncé de mission – soit une déclaration générique, soit un engagement ferme envers le traitement équitable de ses employés. Ensuite, on leur a fait lire un article décrivant une poursuite intentée par un courtier afro-américain, qui racontait l’exclusion dont il avait été l’objet et les représailles qu’il avait subies lorsqu’il avait tenté de s’en plaindre.

Les gens qui croyaient que l’employeur avait émis une déclaration pro-diversité étaient moins portés à croire que le courtier avait subi de la discrimination, par rapport aux sujets qui avaient plutôt vu l’énoncé générique. Ils éprouvaient aussi plus d’animosité envers le plaignant, le considérant davantage comme un fauteur de troubles et un pleurnichard.

Dans d’autres volets de l’expérience, les volontaires ont appris que les employés de minorités visibles n’étaient pas promus au même rythme que les Blancs; que les femmes étaient payées systématiquement moins que les hommes, ou encore qu’elles étaient défavorisées à l’embauche alors qu’elles étaient tout aussi qualifiées.

Dans chacun de ces scénarios, si l’organisation avait pris des mesures censées promouvoir la diversité – si elle avait épousé des valeurs inclusives, imposé une formation à ses gestionnaires ou remporté un prix pour ses efforts –, les cobayes sous-estimaient l’injustice. Ils présumaient que les membres des minorités étaient mieux traités dans ce genre d’entreprise, et ils jugeaient plus durement ceux qui osaient y dénoncer des inégalités.

La simple existence d’un programme axé sur la diversité était une preuve suffisante à leurs yeux de la bonne foi de l’employeur. L’iniquité leur semblait tout à coup moins grave, ou plus justifiée.

Plusieurs autres travaux ont depuis confirmé le phénomène. Voilà qui devrait nous inciter à l’extrême vigilance lorsque le monde des affaires se pare du vernis de la diversité. Certaines entreprises avanceront une rhétorique inclusive sans avoir effectué le travail de fond nécessaire pour se débarrasser de leurs pratiques discriminatoires. Que ce soit par cynisme, par complaisance ou par excès de candeur, je ne saurais dire.

Mais ça rapporte.

Un nombre croissant d’organisations se servent de leurs politiques de diversité comme boucliers pour se défendre d’accusations de discrimination devant les tribunaux. Elles n’ont même pas à faire la démonstration de l’efficacité de ces mesures. De plus en plus, les juges se basent sur la seule présence d’une politique quelconque pour décider en faveur des employeurs, selon des juristes qui ont analysé un millier de jugements aux États-Unis.

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La situation présente un dilemme épineux pour les travailleurs racisés, qui, dans l’espoir de se retrouver en terrain ami, pourraient rechercher les employeurs qui s’affichent comme des champions de l’inclusion. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les personnes de couleur pourraient s’exposer à plus de préjudices dans ce genre d’environnement que dans les entreprises qui s’abstiennent de faire de telles promesses.

C’est ce qu’a démontré une équipe de l’École de gestion de l’Université de Toronto dans une récente étude. Les chercheurs se sont intéressés au « blanchiment » des curriculum vitæ, une pratique qui consiste à altérer son CV pour rendre son ethnicité moins saillante, afin d’augmenter ses chances d’être invité à un entretien d’embauche.

Les gens d’origine asiatique, notamment, vont parfois inscrire leur surnom anglicisé au lieu de leur prénom de naissance (Luke plutôt que Lei, disons). Les Noirs vont mettre de l’avant un deuxième prénom (comme David) qui fait plus « blanc » que leur prénom principal (comme Lamar). Certains vont donner un titre plus générique à leurs activités (une association d’étudiants noirs devient une association d’étudiants tout court, par exemple). D’autres vont carrément rayer de leur CV les expériences qui trahissent leur appartenance raciale.

Selon ces travaux, plus du tiers des étudiants universitaires racisés ont recours à une forme de « blanchissage » au moment de chercher un emploi ou un stage. Sauf que… lorsqu’un employeur se déclare épris de diversité et de justice, les candidats sont moins portés à se dénaturer ainsi, se croyant à l’abri de la discrimination. Mais à tort.

On sait cela parce que les chercheurs de l’Université de Toronto ont fait le test : ils ont créé des candidats fictifs, Noirs ou Asiatiques, et leur ont inventé des CV, soit « blanchis » ou intacts. Ces faux candidats ont postulé à 1 600 offres d’emploi réelles, dans plusieurs grandes villes des États-Unis. La moitié des annonces comportaient un vocabulaire explicitement favorable à la diversité; les autres étaient muettes sur ce point.

Comme on pouvait malheureusement s’y attendre, un candidat noir qui avait blanchi son prénom et ses expériences avait deux fois et demie plus de chances d’être convoqué en entrevue que s’il avait soumis son CV dans sa forme originale. Un Asiatique au CV maquillé avait, quant à lui, deux fois plus de chances d’être appelé qu’un Asiatique au CV non blanchi. (On observe la même tendance chez nous : un nom à consonance étrangère dans un CV constitue un sérieux handicap pour les demandeurs d’emploi, tant à Montréal qu’à Québec.)

Et les entreprises qui avaient mis de l’avant leurs valeurs d’équité ? Qui avaient, par surcroît, invité ouvertement les candidats des minorités à postuler ? Pareil. La même discrimination attendait les postulants racisés, peu importe que l’employeur se soit déclaré inclusif ou pas dans son annonce.

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Je retourne ces données dans tous les sens dans ma tête, et j’en frémis. Les mesures pro-diversité peuvent donc agir comme un trompe-l’œil derrière lequel se reproduisent des injustices qu’on ne prend plus alors la peine d’examiner ou de combattre. Ce que ça laisse aussi présager, c’est que les personnes racisées pourraient se retrouver, bien malgré elles, dans des situations où elles sous-performent et confirment ainsi les pires préjugés à leur égard.

Car, en présence d’une politique soi-disant égalitaire, leur rendement, saboté par la discrimination, par tous ces bâtons dans les roues qui les empêcheraient d’exceller à la hauteur de leurs capacités, pourrait être interprété non pas comme le résultat d’une inégalité de traitement, mais comme la preuve de leur infériorité intrinsèque. La discrimination aurait été rendue invisible, gommée des consciences, masquée derrière un paravent d’initiatives pleines de bons sentiments mais inefficaces.

Ce n’est pas tout. Par ce mécanisme, on peut soi-même devenir aveugle à la discrimination dont on est la cible. Ainsi, lorsque des femmes sont informées du fait qu’un employeur a mis en place une formation sur la diversité, puis qu’on leur montre des chiffres qui révèlent que cette entreprise écarte indûment les candidatures féminines, elles succombent elles aussi au mirage de l’équité. Elles ont moins tendance à interpréter la situation comme du sexisme et à y trouver de quoi protester.

N’est-ce pas ce qu’on fait tous, collectivement, d’une certaine façon ? Élus, patrons, décideurs ou citoyens ordinaires, on embrasse les discours d’ouverture à la diversité, on s’indigne sur les réseaux sociaux, on rejette de toutes nos forces l’étiquette du racisme ou du sexisme. Mais, derrière la façade, pendant qu’on se flatte de nos bonnes intentions, on permet à la discrimination contre les femmes et les personnes de couleur de se perpétuer. Et ce faisant, on leur laisse croire qu’au fond, c’est peut-être un peu de leur faute si elles sont désavantagées.

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Le mirage de la diversité
Votre article est troublant… et important.
Merci d’attirer notre attention (individuelle et collective) sur ce phénomène que j’ignorais.

Excellent texte, le changement de fond passera par l’empathie et pas par la « sensibilisation ».

Votre article est très intéressant. Je crois aussi que le racisme a des bases profondes et qu’il faut commencer à le prévenir et le limiter au moins dans les premières années de nos vies. à la maison, mais aussi à l’école par une formation à continuer tout le long du parcours éducatif, à l’école entre autres. De plus, les actes racistes posés par des personnes en autorité doivent être plus sévèrement condamnés , punis et aussi prévenus par la formation professionnelle. La diversité s’impose, il faut apprendre à la vivre le mieux possible.

Noémi Mercier relève parfaitement, les « trompe-l’œil » que sont les mesures d’inclusions. J’aimerais cependant ajouter une note historique à fin de placer quelques aspects en perspective.

Le 13ième amendement de la Constitution des États-Unis qui prend effet le 18 décembre 1865 interdit l’esclavage aux États-Unis. Contrairement aux idées reçues, Abraham Lincoln a toujours refusé d’abolir l’esclavage.

La guerre de Sécession a pris fin le 9 avril 1865 après la défaite des Confédérés à Appomattox (Virginie). C’est une interprétation plutôt erronée de justifier cette guerre pour des fins humanistes destinées à mettre fin à l’esclavagisme. Les motifs étaient autrement plus économiques.

Rappelons pour mémoire qu’il faudra attendre presque 100 ans avant que le président Lyndon B. Johnson ne signe le 2 juillet 1964 un décret qui mette fin à ségrégation raciale.

C’est possiblement cette ségrégation (légale) qui a causé plus de torts aux États-Unis que l’esclavage à proprement parler. L’esclavage relève de la condition humaine (il n’est pas choisi). La ségrégation sous toutes ses formes touche au « cortex » de l’humain. Il renie les droits élémentaires sur la base d’une appartenance raciale.

Le drapeau sudiste (Confédéré) n’est pas à priori un emblème du passé esclavagiste des Américains. Le retirer de plusieurs États ou d’évènements sportifs ne changera fondamentalement rien. Cela ne fera que conforter les racistes dans leur racisme.

Malgré la fin de toutes formes de ségrégations, les États-Unis restent des pays démocratiques celui dans lequel perdurent les plus grandes inégalités. Le « Black Panther Party » et parmi laquelle Angela Davis avaient bien identifiés les causes de ce racisme systémique ou plus précisément « structurel », — causes qui prévalent encore aujourd’hui.

Que cela plaise ou non à quelques-uns, seule une transition du capitalisme vers un système économiquement plus viable à long terme, permettra d’effacer ou de réduire significativement cette lutte sans-merci qui s’exerce entre les groupes qui forment les sociétés humaines. Par essence, une société libre est une société sans classes. Le racisme figurant comme un aléa de la lutte des classes.

À noter comme mentionné par Noémi Mercier qu’en matière de recherche d’emplois, que beaucoup de personnes d’origines slaves (avec des noms un peu comme le mien) changent de nom pour Smith ou Jones dans le Canada anglais ou pour Lafleur ou Dufresne dans le Canada français. Allez don’ « savouaire » pourquoi ?

Le nom que nous portons, le sexe, l’âge même, etc., sont autant de marquages au fer rouge qui portent le germe de toutes formes de discriminations. Il faut être fait fort pour pouvoir surmonter tout cela.

« L’esclavage relève de la condition humaine (il n’est pas choisi). La ségrégation sous toutes ses formes touche au « cortex » de l’humain. Il renie les droits élémentaires sur la base d’une appartenance raciale. » M. Drouginsky, vous dites que la ségrégation renie les droit élémentaires sur la base d’une appartenance raciale. Je vous répondrais que l’esclavage existait aux U.S.A. pour des raisons similaireset reniait beaucoup plus durement les droits les plus élémentaires.

Je ne voudrais pas m’appeler…M.LeNoir…M.LeBlanc…M.LeBrun….!!!!
Que pensez-vous de Mme Black…Mme la Blanche…Mr.White …etc.etc.etc…..